Le dernier Café de la saison est assuré par Jean-Christophe Gay. Ses thèmes de prédilection sont bien connus des géographes : aussi comprendrons-nous qu’il conclue l’année en proposant une immersion dans les proches, mais exotiques outre-mers européens. L’occasion, pour lui, de présenter un numéro de la Documentation Photographique sorti l’an dernier sur cette question « difficile », car très peu traitée, au regret du géographe qui y a consacré une grande partie de sa carrière. A la Nouvelle-Calédonie il a dédié un Atlas, comme à la Polynésie ; Jean-Christophe Gay a également enseigné à la Réunion. Son parcours et ses publications sont récapitulés à cette adresse.
Ce compte-rendu présente une réflexion balayant un large spectre de thématiques, et appuyée sur un grand nombre d’exemples. La plupart d’entre eux sont développés et richement illustrés dans le numéro de la Documentation Photographique susmentionné.
D’emblée, Jean-Christophe Gay rappelle que le terme d’outre-mer pose problème. Désignant en général des espaces relativement éloignés de métropoles européennes, il traduit un regard européo-centré, alors qu’on est toujours l’outre-mer de quelqu’un : pour un Tahitien aussi, un Français est un ultra-marin ! Le sens commun, devenu politique et administratif du terme renvoie évidemment à la colonisation. A défaut de terme plus satisfaisant, on continuera de l’utiliser, en l’observant, selon son contexte d’occurrence, à la lueur des notions de centre et de périphérie.
Le terme porte enfin une idée d’extériorité, qui se concrétise dans de multiples réalités géographiques. Parmi les outre-mers, on compte des îles à moindre distance kilométrique du « continent » : Sardaigne, Corse ou Sicile en sont. On trouve aussi des îles ou des enclaves à statut très spécifique : ainsi en est-il pour l’île de Man, Ceuta et Melilla, l’archipel des Féroé, Svalbard et Jan Mayen. De façon générale, les outre-mers désignent l’ensemble des terres placées sous la souveraineté d’un Etat européen, mais situées à bonne distance de cet Etat – sachant, bien évidemment, que les Etats européens ne sont pas les seuls détenteurs d’outre-mers.
Insularité, distance et temps
Jean-Christophe Gay souligne la grande diversité qui caractérise l’espace ultra-marin mondial : peuplé de six millions d’habitants, il est composé d’étendues situées à bonne distance du continent, l’ensemble de terres le plus proche étant la Macaronésie, suivi par la Caraïbe. Les outre-mers français regroupent 2 800 000 habitants : une population comparable à celle de la région Bretagne.
La distance qui sépare les outre-mers du continent doit être abordée de manière relative. En termes de distance-temps, l’écart séparant Nouméa de Paris s’est par exemple considérablement réduit, en passant de 130 heures de voyage en 1949 à 22 heures aujourd’hui. Cette contraction temporelle de 85% du volume horaire initial s’explique par la diminution du nombre d’escales. Outre-mers et continent sont rapprochés ; pour autant, l’éloignement sur le plan longitudinal pose par exemple des problèmes de synchronisation, structurels (le décalage horaire) ou exceptionnels (le report de grands rendez-vous politiques ou d’épreuves de concours nationaux en raison d’événements climatiques ainsi qualifiés).
L’exemple climatique montre que la répartition des outre-mers sur toutes les latitudes nourrit aussi leurs rapports de distance vis-à-vis du continent. Parmi les territoires ultra-marins, la destination touristique la plus prisée est les Canaries : l’archipel, qui appartient à l’Espagne, accueille 13 millions de touristes par an, soit un peu plus que la Côte d’Azur, et se situe significativement à une latitude tempérée. Un même Etat peut détenir à la fois des territoires d’outre-mer soumis à des climats tempérés, tropicaux, équatoriaux ou circumpolaires.
La diversité des outre-mers s’exprime également sur le plan culturel. Outre la vitalité de certains éléments de folklore bien représentés dans l’imagerie publicitaire des outre-mers européens, les Etats européens procèdent, après la décolonisation, à une reconnaissance institutionnelle de la spécificité culturelle ultra-marine. L’Ecole coloniale est ainsi renommée Ecole nationale de la France d’outre-mer en 1934. En 1946, le Ministère des Colonies est renommé Ministère des Outre-mers. Pour autant, les outre-mers restent synonymes de colonies dans l’imaginaire collectif. L’association à ce passé se maintient derrière la périphrase « miettes d’empires européen », utilisée pour désigner ces espaces, qui représentent en effet 1% de l’empire français et 0,05% du néerlandais à leur apogée.
Jean-Christophe Gay insiste enfin sur les conflits dont ces territoires font l’objet. En 1982, alors que la guerre des Malouines éclatait, Jorge Luis Borges décrivait les belligérants, Angleterre et Argentine, comme « deux chauves qui se battent pour un peigne » : le conflit se concluait par 900 morts pour 3000 habitants, essentiellement argentins. Les tensions animent toujours l’archipel britannique des Chagos, dans l’Océan Indien, dont les habitants, qui en furent expulsés puis placés dans des bidonvilles aux Seychelles et à Maurice après l’indépendance de cette dernière, se battent depuis pour se le réapproprier. La France est quant à elle condamnée par l’OUA et par l’ONU pour ne pas avoir tenu compte des frontières coloniales lors de l’installation de son administration à Mayotte ; elle est encore aux prises avec Maurice au sujet de l’île Tromelin, pour laquelle la cogestion envisagée par les instances internationales reste refusée par les parlementaires français, de peur de perdre la ZEE. Même scénario dans le Pacifique, où les îlots Matthew et Hunter attirent le Vanuatu.
Les peuples autochtones constituent, dans les outre-mers, un objet de discussions voire de disputes en soi. En France, l’article 75 de la Constitution, qui s’applique à la Nouvelle-Calédonie, à Mayotte et à Wallis-et-Futuna, et qui devrait être appliqué à la Guyane, prévoit des droits spécifiques pour les autochtones. En 1987, les ZDUC (Zones de Droit et d’Usage Collectifs) sont créées en Guyane : 12000km2 de forêts se voient réservés aux Amérindiens. Leur reconnaissance comme peuple premier s’y fait néanmoins attendre : l’espace y est coupé en deux jusqu’en 1969, séparant la côte aménagée et « européanisée » de l’Inini, dont la municipalisation reste longtemps incomplète. En 2018, un grand conseil coutumier est fondé, afin d’impliquer davantage la communauté amérindienne. Les peuples y appartenant sont très minoritaires toutefois, bien qu’ils occupent la majeure partie de la forêt amazonienne.
La Nouvelle-Calédonie connaît une autre trajectoire. Un Sénat coutumier est créé à Nouméa dès 1978 pour lancer une réforme foncière ; mais le legs colonial, aussi puissant que l’apartheid organisé et spontané (le premier bachelier de l’île est diplômé en 1962 – contrairement aux populations des Antilles, les Kanaks n’allaient pas au certificat d’étude, et seuls 4% des Kanaks détiennent aujourd’hui un diplôme de l’enseignement supérieur), empêche de réelles évolutions.
Entre intégration et autodétermination
Jean-Christophe Gay poursuit son panorama des enjeux concernant les outre-mers européens, en insistant cette fois sur leur situation, en tant que territoires, dans l’Union Européenne. Il en propose en première approche une vision synoptique : les outre-mers sont présentés dans un système concentrique, distinguant leurs positions en dedans ou en dehors de l’espace Schengen et chacun de leurs statuts respectifs, actualisés à la date de l’intervention (mai 2019) : l’UE compte alors six RUP (Régions Ultra Périphériques) et vingt-cinq PTOM (Pays et Territoires d’Outre-Mer). La mobilité statutaire est bien sûr possible, mais ces différences impliquent des inégalités de traitement. L’exemple des Antilles françaises, qui comprennent notamment les prospères et déclarées non éligibles aux fonds structurels européens Saint-Martin et Saint-Barthélémy, est à ce titre particulièrement frappant.
L’intervenant s’interroge, dans un contexte européen troublé, sur les conséquences du Brexit sur le fonctionnement de ce système. Soucieux d’éviter les prédictions hasardeuses, Jean-Christophe Gay souligne que le Royaume-Uni possède quelques PTOM « sulfureux », faisant référence aux îles Caïmans et aux îles Vierges, réputées abriter quelques fortunes, entre autres européennes.
Jean-Christophe Gay livre également les pistes de réflexion et d’analyse du référendum de la Nouvelle-Calédonie, au sujet duquel il intervient régulièrement depuis ses résultats. Il rappelle que le Groenland est lui aussi engagé dans un processus d’autodétermination depuis 2009, de façon prudente toutefois. Les écarts entre les manifestations symboliques d’une volonté d’indépendance (le drapeau du territoire brandi auprès du drapeau national lors des événements sportifs, par exemple) et les votes, en défaveur de l’indépendance en Nouvelle-Calédonie, méritent d’être interrogés.
Ouvertures
Les outre-mers européens, rappelle l’intervenant, font face à des enjeux autres que politiques, qui pèsent toutefois dans la réflexion sur leur mode d’administration. L’enjeu environnemental n’est pas le moindre : Jean-Christophe Gay indique qu’environ 1/10e du récif corallien mondial, menacé, est français. Les questions démographiques se posent de façon toujours aigüe dans les outre-mers, bien qu’elles diffèrent selon les territoires, la diversité des populations et des dynamiques les animant portant elle-même son lot d’interrogations quant à la possibilité, pour un gouvernement, d’appliquer une même organisation politique à plusieurs espaces ultra-marins. En témoignent les transitions statutaires successives, celle de 2003 fixant, pour la France, les statuts distincts de DROM (département et région d’outre-mer), COM (collectivité d’outre-mer) et TAAF (terres australes et antarctiques françaises). La parole est laissée à la salle pour soulever d’autres enjeux encore.
Q : quid de l’inclusion des anciens TOM français dans les institutions régionales ?
R : Elle reste faible, la coopération régionale étant peu efficace.
Q : En 1946, pourquoi la Guyane a-t-elle tout de suite bénéficié d’un statut de département ?
R : La Guyane fait figure de « vieille colonie ». Lui donner le statut de département constitue, entre autres, une forme de réparation de l’esclavage et de la fonction « bagnarde » attribuée à ce territoire. En outre, les élites locales étaient alors favorables à la départementalisation.
Q : La perspective d’élévation du niveau de la mer se confirmant, peut-on imaginer des réfugiés climatiques français ? Et, d’autre part, la réduction de sa ZEE ?
R : La montée des eaux ne devrait avoir aucun impact sur la ZEE française. Il est possible, en revanche, que l’on assiste à des formes d’instrumentalisation des petites îles par les Etats, mais aussi par les producteurs de discours écologistes militants.
Q : Les questions d’identité européenne se posent-elles de la même façon dans les outre-mers qu’en métropole ? Les habitants vont-ils voter ?
R : La question européenne mobilise peu, en effet. C’est du moins ce dont témoignent les statistiques de vote, le vote ultra-marin étant toujours inférieur quantitativement au vote métropolitain.
Q : Pourquoi la France n’a-t-elle pas créé de paradis fiscal ?
R : Les rapports des territoires ultra-marins britanniques et français à la métropole diffèrent grandement. Les premiers s’autonomisent largement, encouragés par les pratiques fiscales britanniques et européennes, voire mondiales. Il est intéressant de constater que les territoires ultra-marins du Royaume-Uni ne se sont pas prononcés en faveur du Brexit, marquant ainsi leur distance vis-à-vis du Zeitgeist métropolitain.
La dernière question, plus théorique, porte sur l’articulation, en tant que chercheur spécialiste des outre-mers, des finalités théoriques et de la dimension pragmatique des recherches conduites, qui manifestent à la fois un souci du travail conceptuel (on doit notamment à Jean-Christophe Gay une consolidation de la notion de discontinuité) et une connaissance détaillée et technique, utile aux acteurs de ces territoires et de leur administration, concernant les outre-mers. L’intervenant invite à lire L’Homme et les limites, paru en 2016, pour preuve de son intérêt persistant pour la théorie : il s’y saisit et y commente en effet les degrés d’insularité définis par François Taglioni. De quoi renouveler les regards sur les outre-mers français et contribuer, aussi de façon symbolique, à la recherche d’une définition et d’une appréhension justes de ces espaces tiraillés entre unité et diversité à toutes les échelles.
Compte-rendu réalisé par Mélanie Le Guen, relu et amendé par Jean-Christophe Gay.