Intervenants : Sylvain VENAYRE, professeur d’histoire contemporaine  à l’Université Pierre-Mendès-France  Grenoble II et Agnès DESQUAND, conférencière à l’Institut Pasteur.
Modérateur : Daniel  OSTER

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Le « voyage », pratique aussi familière au géographe qu’au touriste moyen, a une histoire. Pour mieux l’appréhender, il faut définir le terme : qu’est-ce qui distingue le « voyage » du « trajet », du « déplacement », de la « migration »… ?

Sylvain Venayre rappelle la subjectivité du terme. Il y a plusieurs compréhensions personnelles du voyage, mais ce qui s’impose à tous, c’est qu’un voyage est avant tout une « rencontre », rencontre de soi-même et rencontre des autres. Ce mode de connaissance qui passe par l’expérience sensible  de l’espace, des lieux et des gens est la « seule connaissance qui vaille » pour les philosophes de l’impression de la fin du XVIIIème siècle, période où le voyage connaît un grand engouement.

Quel est le rôle des progrès des transports dans le développement des voyages ?

Sylvain Venayre répond qu’ils n’en sont pas le moteur. Les techniques suivent les aspirations des hommes. En témoignent les décisions des armateurs anglais, au début du XIXème siècle,  qui affirment leur volonté de maîtriser l’espace à l’échelle du globe en établissant des départs à dates fixes de leurs bateaux quelles que soient les conditions, météorologiques. Ce même sentiment que « l’immensité a disparu » est exprimé par Chateaubriand en 1827. Un siècle et demi plus tard, Michel Butor en donne une belle définition : « La technique, c’est ce qui réalise le long désir du monde ».

Dans le cas d’un grand voyageur comme Pasteur, quels ont été les moyens utilisés ?

Agnès Desquand insiste sur la seule motivation des voyages de Pasteur : le travail et encore le travail. Pour rencontrer ses sujets de recherche, le savant aime utiliser les techniques nouvelles, d’où son goût pour les bateaux à vapeur, les trains et notamment les wagons-lits qui font gagner du temps. Mais  il ne dédaigne pas les attelages et les longues marches à pied si besoin est. Il apprécie les voyages en groupe (famille et collaborateurs pour lesquels il organise des voyages-modèles). On peut en faire aussi le promoteur des voyages scolaires lorsqu’il met au point la visite d’une usine du nord de la France par des jeunes gens.

 

Parmi les nombreuses pratiques des voyages, quelles en sont les pratiques savantes au XIXème siècle ?

Pour Sylvain Venayre un bon exemple de voyage d’étude au XIXème siècle est celui de Michelet. L’historien a deux raisons de voyager. Ses travaux de recherche l’amènent à faire le tour de France des archives avec ses élèves. Mais pour rédiger sa « grande Histoire de France », il  a aussi besoin du contact sensible des paysages. C’est ainsi qu’il dit avoir vraiment compris le mouvement médiéval des  Communes devant les Halles d’Ypres.

Archétype du voyageur curieux, l’ « explorateur » a d’abord été au service des armées, en avant-garde des troupes auxquelles il préparait le terrain. Ce n’est qu’au XIXème siècle qu’il est motivé par le désir de connaissance. Cette connaissance progressive des «terrae incognitae » s’accompagne d’une nouvelle cartographie. Aux dessins de convention qui couvraient les cartes des époques antérieures se substituent des espaces blancs matérialisant les zones non encore connues…des explorateurs européens. Ce « blanc » a en effet une fonction ambiguë. Il indique une ignorance destinée à disparaître, mais il gomme aussi les véritables occupants.

Agnès Desquand raconte un voyage scientifique type, celui de Pasteur s’installant près d’Alès pour étudier la maladie des vers à soie. A partir de la propriété où  il a transporté son laboratoire, il visite quotidiennement les magnaneries touchées par des champignons qui détruisent les élevages. C’est aussi lors de ses visites aux producteurs de vin de la région qu’il conçoit le procédé qui portera son nom, la pasteurisation, en découvrant que les vins chauffés avant d’être embarqués en bateau ont moins de maladies.

Pour compléter cette évocation du voyageur savant, Sylvain Venayre rappelle la méfiance des Académies et Sociétés savantes à l’égard des connaissances rapportées par les voyageurs, trop subjectives. Elles doivent donc être mesurables, prouvables à l’aide de plantes et d’objets soigneusement classés, étiquetés. C’est ce travail méthodique que définit Humboldt, un des pères de la biogéographie.

Qu’en est-il du voyage de santé ?

Sylvain Venayre souligne que le malade peut trouver plusieurs bénéfices dans le voyage que lui prescrit son médecin

Le premier est lié au déplacement lui-même dans une voiture soumise à des secousses et cahots, excellents pour l’affermissement musculaire.

Le second tient à la diversité des paysages, des climats et des rencontres, apte à amener la guérison, surtout dans le cas des « mélancolies ». Les théories médicales néo-hippocratiques préconisent la nécessité du « changement d’air », l’absence de mouvement d’air et d’eau provoquant la « corruption » à l’origine de la maladie. C’est ainsi que dans le dernier tiers du XIXème siècle, on prescrit aux « neurasthéniques », surtout des femmes, des  croisières comme remèdes à leur spleen.

Mais le désir excessif de voyage –  la « fièvre voyageuse » – peut constituer une maladie en soi, l’apodémalgie, dont les lectures sont souvent la source.

Pour Pasteur, insiste Agnès Desquand, le travail constitue le seul remède. Pourtant, de santé fragile après un premier AVC à 46 ans, il est incité par son entourage à aller se soigner « quelque part ». Il effectue deux séjours de repos en Italie, l’un, en 1869, à la Villa Vicentina,  près de Trieste, l’autre, en 1887, dans la superbe villa construite par Garnier à Bordighera sur la Riviera italienne. S’il en apprécie la beauté des paysages et le climat, il consacre l’essentiel de son temps à ses travaux.

Un voyage d’un type particulier : le pèlerinage

Si le XIXème siècle est le grand siècle des pèlerinages, c’est dès le Moyen Age que la pratique du voyage religieux est codifiée (diffusion de guides, etc.). Cette pratique est largement critiquée au XVIème siècle par les Protestants qui ironisent sur la quantité de « vraies » reliques attirant les fidèles sur les lieux de pèlerinage, critiques reprises aux XVIIème et XVIIIème siècles. Mais elle trouve un renouveau au début du XIXème siècle avec la reconquête catholique qui s’adresse particulièrement aux paysans et aux femmes. La nouvelle pastorale, de nature sentimentale, valorise les figures souffrantes et exalte les nombreuses apparitions de la Vierge.

L’Eglise devient alors la « première agence de voyage », encadrant les pèlerins, louant des trains entiers (un million de pèlerins à Lourdes en 1908). Cet engouement pour les pèlerinages amoindrit peu à peu la fonction pénitentielle des « pieux voyages » p qui acquièrent de plus en plus un caractère touristique.

Le voyage touristique

Sylvain Venayre pose la question : comment définir un touriste ?

Le touriste du XIXème siècle n’est pas l’héritier du jeune aristocrate des siècles précédents qui faisait son « Grand Tour » pour vérifier des connaissances acquises au préalable dans les livres. Il voyage pour jouir du spectacle du monde, tel R.L.  Stevenson qui traverse les Cévennes à pied avec la seule compagnie de son ânesse, Modestine, en 1879. Ce même plaisir du dépaysement (mot qui prend alors une connotation positive) était déjà décrit par Stendhal en 1838 dans Mémoires d’un touriste.

Le touriste a parfois besoin d’une assistance. Le pionnier de l’industrie touristique est T Cook, créateur de la première agence de voyage, en 1841, qui est conçue dans un but ni ludique, ni pédagogique, mais éthique. Ce fervent baptiste organise, en Angleterre, le premier voyage en groupe pour promouvoir la tempérance et lutter contre l’alcoolisme (on retrouve la tradition séculaire des « pieux voyages »). Peu à peu l’entreprise acquiert une dimension internationale (croisières autour du monde, remontées du Nil en bateau à vapeur…). C’est le premier exemple d’entreprise-monde, inventant en 1870 la seule monnaie valable à l’échelle mondiale, le chèque-voyage.

Les voyages touristiques sont à l’origine d’un certain nombre de mythes qui ont encore la vie dure. Si,  dans son Dictionnaire des idées reçues, Flaubert affirme que les « hôtels ne sont bons qu’en Suisse », c’est parce que ces hôtels sont neufs, à la différence des auberges d’autres régions qui accueillaient les voyageurs du Grand Tour. Le mythe de la « propreté suisse » ne tient donc pas à une qualité intrinsèquement helvète, mais à l’entrée récente de la Suisse dans le monde touristique.

Questions de la salle

  • Y a- t-il une mutation de la notion de « saison » ?

Au XIXème siècle, la « saison » est la période de quatre semaines consacrées à une cure. Peu à peu le terme évolue jusqu’à signifier « saison touristique ».

  • Le voyageur scientifique disparaît-il progressivement au profit du géographe de cabinet ?

Le modèle sociologique français impose l’idéologie de la statistique à partir de 1860, récusant tout ce qui relevait du voyage. Ainsi Vidal de La Blache se méfie du « reportage » et du « sensationnalisme » que doivent éviter les géographes dans leurs rapports de terrain. On critique sévèrement Jane Dieulafoy qui a écrit des comptes rendus vivants et bien documentés de ses nombreux voyages, notamment en Perse, fournissant maintes informations archéologiques, historiques, géographiques, sociologiques…Aujourd’hui, on lui reprocherait d’avoir trop joué la « carte médiatique ».

Au XIXème siècle, il y a donc volonté de séparer activité scientifique et littérature de voyage, celle-ci devenant un genre littéraire en soi dont les maîtres sont Chateaubriand et Stendhal. Une tentative de réconciliation est à l’œuvre aujourd’hui.

  • Quelles précisions Sylvain Venayre peut-il apporter au sous- titre de son ouvrage Ecrire le voyage. De Montaigne à Le Clézio. (Citadelles & Mazenod, 2014) ?

Dans un premier temps, le voyage est un moyen de connaissance à l’échelle de l’individu. On ne considère pas le récit de voyage comme de la littérature, mais de nombreux textes littéraires récupèrent l’imaginaire du voyage.

A partir de 1780, la littérature romantique intègre le récit de voyage, comme le fait Chateaubriand dans son Itinéraire de Paris à Jérusalem publié en 1811.

Le XXème siècle donne naissance à la littérature d’aventure avec des écrivains comme Conrad, London…Mais Jules Verne n’en fait pas partie, il écrit des « robinsonnades » qui prônent la morale du travail et de l’effort.

  • Quelle est la signification du voyage de Pasteur sur la mer de Glace ?

La mer de Glace est alors un lieu investi de plusieurs significations. S’y rencontrent le politique avec la visite de Napoléon III en 1860 après l’annexion de la Savoie, le culturel avec la pièce de Labiche Le voyage de Monsieur Perrichon, et le scientifique avec les expériences de Pasteur introduisant dans des ballons de l’air prélevé au Montenvers pour prouver la non-existence de la génération spontanée.

  • Et Indiana Jones ?

Pour Sylvain Venayre, il est l’héritier du « motif archéologique » défendant l’idée qu’un voyage dans l’espace est en même temps un voyage dans le temps.

  • Les intervenants ont-ils toujours le goût du voyage ? Quelles sont leurs pratiques préférées ?

Agnès Desquand préfère voyager à travers les archives et  approfondir la connaissance d’un lieu plutôt qu’en traverser plusieurs.

Sylvain Venayre se reconnaît dans Eugène Fromentin qui disait aimer se reconstruire des habitudes…ailleurs.

  • Quelle est la place des voyages dans la propagation des maladies ?

Pour Sylvain Venayre, le modèle de colonisation français du XIXème siècle s’est voulu le contraire du modèle espagnol antérieur qui a facilité le passage de maladies d’un continent à l’autre (introduction de la grippe et de la variole en Amérique, de la syphilis en Europe).

Plusieurs écrivains du XIXème siècle ont utilisé ce thème de l’épidémie comme « arme de destruction massive » dans leurs fictions. Ainsi Jules Verne explique dans Les Enfants du capitaine Grant l’extinction des Tasmaniens par les maladies apportées par les colons britanniques. La Guerre des mondes de H.G. Wells attribue l’échec de la volonté d’extermination des Martiens à leur absence d’immunisation face aux microbes terrestres (ce roman de science-fiction est en fait une fable où les Martiens représentent les colonisateurs européens).

Agnès Desquand rappelle que Pasteur a une vision mondialiste. Il veut envoyer ses collaborateurs dans le monde entier pour vacciner et faire de la recherche. De nombreux Instituts Pasteur sont ainsi créés dans le monde (ils sont plus de trente aujourd’hui), constituant un « empire de la vaccination ».

Sur ce sujet, on peut lire les ouvrages de la conservatrice du Musée Pasteur, Annick Perrot, Pasteur et ses lieutenants et Pasteur et Koch publiés aux Editions Odile Jacob, ainsi que l’ouvrage d’Agnès Desquand, Madame Pasteur, éditions DMO DMO, 2014.

Compte rendu rédigé par Michèle Vignaux, avril 2015