Le 25 mars dernier, on a commémoré le bicentenaire du début de l’insurrection qui a abouti à la création d’un Etat grec en 1832. Cet événement ne pouvait qu’intéresser les Cafés géo qui ont confié à Michel Sivignon, professeur honoraire de géographie, spécialiste des Balkans et particulièrement de la Grèce, le soin de nous en révéler l’histoire complexe. Cette curiosité pour le passé grec est largement partagée en France, comme l’attestent plusieurs manifestations, parmi lesquelles l’exposition du Louvre Paris-Athènes. Naissance de la Grèce moderne.1675-1919 est sans doute la plus remarquable.

Daniel Oster a été le modérateur de ce café.

L’unité politique grecque : une création du XIXe siècle

Après 1453, date de la chute de Constantinople, les Grecs vivent sous l’autorité ottomane, c’est-à-dire sous l’autorité d’un sultan qui attend de ses sujets soutien militaire et contribution financière pour assurer la puissance de l’Empire. Les « peuples du Livre », musulmans, chrétiens, juifs ont chacun leur millet, ou communauté qui règle ses affaires propres. C’est donc le christianisme, et particulièrement le christianisme orthodoxe qui sert de ciment principal à la communauté grecque.

Développées en Europe occidentale au début du XIXe siècle, les idées nationales et libérales se diffusent rapidement sur tout le continent. En 1814 se crée ainsi à Odessa la Société des amis qui regroupe Bulgares, Roumains, Russes… et une forte minorité grecque. Le premier soulèvement qu’elle organise en Valachie contre les Ottomans échoue. Il renait dans les Balkans sous la forme d’une guerre pour l’indépendance grecque en 1821.

Dans ces années 1820, sur quoi peut s’ancrer le sentiment national grec ? La langue ? L’orthodoxie ? Le souvenir de la Grèce antique ?

Certes la langue grecque est écrite depuis 1500 ans avant notre ère, mais elle n’est plus directement compréhensible à l’époque contemporaine, sans un apprentissage particulier, comme ne l’est pas non plus le grec des Evangiles écrits au IIe siècle, et qui est le grec de la liturgie. C’est donc l’orthodoxie qui constitue le principal ciment national.

Les Grecs recherchent un autre héritage dans l’éclat de leur civilisation dans l’Antiquité. Des Grecs émigrés en Europe occidentale relaient dans leur pays l’intérêt très vif pour l’Antiquité grecque qui se développe en Allemagne, en France, en Grande-Bretagne, à partir du XVIIIe siècle.

Une guerre d’indépendance nationale et internationale

La guerre qui mena à l’indépendance de la Grèce (1821-1830) fut marquée de nombreuses péripéties où se mêlèrent combats locaux et interventions des grandes puissances.

Les historiens contemporains insistent sur le rôle des Armatoles, ces milices grecques chargées du maintien de l’ordre au service de divers pachas dont certains se retournèrent contre le sultan. Il y eut ainsi des armatoles du côté des insurgés.

L’intervention des grandes puissances fut déterminante. De jeunes Européens idéalistes, pétris de culture classique, s’engagèrent, au grand dam de leurs parents, pour soutenir la lutte grecque. C’est le mouvement philhellène dont on a retenu quelques figures romantiques comme celle de Lord Byron. Plus soucieuses de leurs intérêts bien compris, la Russie, la Grande-Bretagne et la France engagèrent des troupes contre l’Empire ottoman malgré la méfiance de ces deux dernières à l’encontre d’une Russie proclamant son soutien aux orthodoxes mais avant tout désireuse d’étendre son territoire sur les bords de la Mer Noire. L’union de leurs flottes a été déterminante dans le combat naval de Navarin (1827). Ce fut une étape décisive dans la défaite ottomane, complétée par l’expédition française de Morée conduite par le général Maison en 1828 qui chassa les Ottomans et les Turco-Egyptiens du Péloponnèse.

Cette intervention qui a abouti à la création d’un nouvel Etat a été une exception dans la politique des grandes puissances qui, depuis 1815, voulaient éviter toute transformation de la carte européenne et surtout tout retour des idées révolutionnaires.

Quelles frontières pour le nouvel Etat grec ?

Une fois proclamée l’indépendance de la Grèce (traité de Londres en 1830, ratifié par le traité de Constantinople en 1832) dans les limites de la « Vieille Grèce » (voir carte), la Grande Idée domina toute la vie politique grecque. C’est-à-dire l’idéal de réunir à l’intérieur des frontières de l’Etat tous ceux qui se réclament de la nation grecque. Comment réunir tous les Grecs en un seul Etat-nation alors qu’ils étaient dispersés dans tout l’Empire ottoman ? Faire coïncider les frontières avec la répartition de la population au nom du « droit des peuples à disposer d’eux-mêmes » implique nettoyage ethnique et centaines de milliers de réfugiés. Michel Sivignon regrette l’absence d’un « droit d’habiter ».

Les agrandissements du territoire grec sont liés aux aléas de la situation internationale. La Grèce acquiert la Thessalie en 1881 à la faveur du Traité de Berlin, puis la Macédoine méridionale à la suite des Guerres Balkaniques de 1912-13, puis la Thrace occidentale en 1919.

La délimitation des frontières a d’abord été l’affaire des Grecs et des Turcs, puis elle a dépendu des relations avec les autres peuples balkaniques. Où tracer les frontières septentrionales du pays alors qu’il n’y a pas de « frontière naturelle » et que Grecs, Bulgares, Serbes … sont mélangés sur un même territoire (les cartes ethnographiques, inventées au XIXe siècle, reflètent surtout les ambitions nationales contradictoires). Les Grecs doivent alors prendre en compte les mouvements nationaux des autres peuples des Balkans, Slaves et Albanais.

La défaite ottomane dans la Première Guerre Mondiale a laissé espérer aux Grecs qu’ils pourraient enfin réaliser la Grande Idée en récupérant l’Asie Mineure et pourquoi pas Constantinople jusqu’à ce que la victoire de Mustapha Kemal sur l’armée grecque en Asie Mineure en 1922  entraine le départ des populations grecques qui vivaient sur le territoire de la nouvelle Turquie. C’est l’échange obligatoire de populations entre Grecs et Turcs prévu au Traité de Lausanne en 1923. La Grèce doit accueillir en urgence plus de 1,5 million de réfugiés, alors que sa population n’excède pas 6 millions d’habitants. La Grande Idée est devenue la Grande catastrophe de 1922-23.

L’annexion des îles du Dodécanèse en 1946, autrefois possession italienne, administrées par les Britanniques depuis la défaite allemande, ferme le cycle de revendications des frontières grecques.

Les trois problèmes territoriaux de la Grèce actuelle

  • Habitée par des populations grecque et turque, Chypre, annexée par les Anglais en 1914, obtient son indépendance en 1960, l’ancienne puissance coloniale ne conservant que deux enclaves militaires. Mais la nouvelle constitution garantit un certain nombre de droits à la minorité turque, ce qui fut source de nombreux affrontements intercommunautaires. Lorsqu’en 1974 les colonels, au pouvoir à Athènes depuis 1967, organisent un coup d’Etat militaire à Chypre dans le but de rattacher l’île à la Grèce, Ankara décide l’invasion du pays, justifiant cette intervention par le souci de protéger la minorité turque. Ces événements sont responsables d’un conflit non encore résolu aujourd’hui. L’île est partagée entre une République de Chypre, membre de l’Union européenne depuis 2004 et une République turque de Chypre Nord occupée militairement par la Turquie et non reconnue par la communauté internationale.
  • Le démembrement de la Yougoslavie en 1991 a amené la création d’un nouvel Etat au nord de la Grèce sous le nom de république de Macédoine. Le choix de ce nom que les Grecs voulaient réserver à leur propre région de Macédoine, entraine des tensions jusqu’en 2019. Un accord donnant au nouvel Etat le nom de Macédoine du Nord est alors validé par référendum et ratifié par les deux parlements.
  • La délimitation des frontières maritimes est un sujet épineux entre Grèce, Turquie et Chypre. La Convention des Nations Unies sur le droit de la mer (Montego Bay) distinguant eaux territoriales et ZEE ne peut pas être appliquée directement à cause de la proximité entre îles grecques et côte turque. La Turquie et la Grèce opposent leurs revendications sur les mêmes territoires maritimes depuis longtemps mais l’existence potentielle de gisements de gaz dans les eaux contestées a récemment ravivé le conflit. En outre Erdogan au pouvoir en Turquie depuis 2003 d’abord comme Premier Ministre puis comme Président de la République remet en question dans ses discours l’appartenance à la Grèce des îles proches de la côte turque, telles Lesbos, Chios, Samos ; il y a là des rodomontades dangereuses.

La Grèce : un peuple-monde

Si les Grecs ne sont que 10 millions à l’intérieur de leurs frontières balkaniques, ils constituent une diaspora bien organisée sur l’ensemble de la planète. Attirés par les « pays neufs » au XIXe siècle, ils sont nombreux entre les années 50 et 70 du XXe siècle à s’expatrier, pour des raisons économiques, dans des Etats européens tels que l’Allemagne, la Belgique, la Suède …. Depuis cette période un certain nombre d’expatriés sont rentrés au pays.

La flotte est une autre forme de la présence grecque dans le monde. Les armateurs grecs possèdent 19% de la flotte mondiale des tankers et 24% des vraquiers. Les nombreuses fondations qu’ils financent maintiennent les liens avec leur pays d’origine.

Enfin, le patriarcat œcuménique de Constantinople exerce aussi sa juridiction sur de nombreuses églises orthodoxes en Europe, en Amérique et en Asie.

 

                                       Réponses aux questions de la salle

  • Plusieurs capitales ont été envisagées pour le nouvel Etat, comme Syros ou Corinthe, mais pour le Bavarois Othon, premier roi élu, le choix d’Athènes s’est imposé. « Puissance créatrice d’un nom » a-t-on écrit.
  • Les cartographes français ont joué un grand rôle dans la représentation du nouvel Etat. Jusqu’au XVIIe siècle, on pratiquait la « géographie à l’estime ». Ce fut l’invention de la triangulation et du nivellement qui permit de réaliser des cartes exactes. Entre 1830 et 1852, une brigade topographique française réalisa la couverture au 1/200.000 de l’ensemble du territoire de l’Etat grec, première carte moderne dans la région.
  • La vie politique grecque est marquée de nombreux bouleversements, coups d’Etat et changements constitutionnels. De sa création à 1973, le régime officiel a été la monarchie, à l’exception d’une période républicaine de 1924 à 1935. Son histoire est scandée par plusieurs interventions autoritaires comme celle de Metaxas qui établit de 1936 à 1941 une dictature inspirée du fascisme mussolinien et celle « des colonels » de 1967 à1974. L’invasion allemande de 1941 provoque le déchirement entre résistants en majorité communistes et monarchistes soutenus par les Anglais. Ce déchirement dégénère en véritable guerre civile de 1946 à 1949 qui se termine par la victoire du gouvernement royaliste, les communistes ne recevant pas d’aide soviétique en vertu de l’accord de Moscou de 1944. Les conséquences de cette guerre civile demeurent profondes
  • Grecs et Arméniens ont eu le même ennemi, l’Empire ottoman, mais les Arméniens ont été vécus comme une « 5ème colonne » par les Turcs pendant la Ière Guerre Mondiale à cause de leur proximité avec les Russes.
  • Les géographes français se sont particulièrement intéressés à la Grèce pendant la Grande Guerre car l’armée d’Orient avait besoin d’une connaissance approfondie du territoire sur lequel elle combattait, en termes de géographie physique, d’économie, de transports et d’ethnographie. On peut noter le rôle du géographe et géo politologue Jacques Ancel qui a été chef du service politique à l’Etat-Major de l’armée d’Orient et qui publia en 1930 une thèse sur la Macédoine.
    Le retour des géographes français s’est produit entre 1960 et 1970, animé par Bernard Kayser qui réalisa au sein du Centre des Sciences Sociales d’Athènes un Atlas Economique et social de la Grèce et une Géographie Humaine de la Grèce. A sa suite figurent Guy Burgel, Pierre-Yves Péchoux, Emile Kolodny, Michel Sivignon.
  • Un autre lien entre les savants français et la Grèce s’est établi dès 1847 avec la création de l’Ecole d’Athènes, réservée aux archéologues travaillant sur un chantier de fouilles attribué par les autorités grecques. Peu à peu d’autres Etats, tels l’Allemagne, l’Autriche, l’Italie, Etats-Unis créèrent d’autre Ecoles et bénéficièrent chaque année de l’attribution de terrains pour leurs recherches. Depuis quelques années, quelques membres de l’Ecole Française d’Athènes travaillent sur la Grèce contemporaine.

 

Compte rendu rédigé par Michèle Vignaux et revu par Michel Sivignon,  décembre 2021

 

A tous nos lecteurs qui voudraient approfondir leurs connaissances sur la formation de la Grèce contemporaine, nous conseillons la lecture de la revue Desmos/le lien (numéro double
n° 51-52) publiée aux Editions Desmos, 14 rue Vandamme dans le 14ème arrondissement.