Armaury Lorin, Variations birmanes, Bruxelles, Editions Samsa, 2022

La Birmanie est mal connue des Français. Elle n’est sujet d’actualité que dans des moments singuliers, le prix Nobel de la paix accordé à Aung San Suu Kyi ou les violences exercées sur les Rohingya. Aussi l’ouvrage d’Amaury Lorin qui se présente comme « historien-voyageur », apporte-t-il des connaissances et des éclairages bien utiles au lecteur contemporain. Sobrement intitulées « récits », les Variations birmanes (1) se déclinent en 14 courts chapitres. Des variations dans l’espace, de la petite échelle traitant de l’ensemble du territoire et de sa position en Asie au gros plan sur la pagode de Schwedagon, et des variations dans le temps, des royaumes antérieurs au XVIIIe siècle à l’actuelle dictature militaire. Aussi ne retiendrons-nous que quelques thèmes majeurs.

Depuis son indépendance en 1948, le pays a subi une cinquantaine d’années de pouvoir militaire autoritaire (situation qui perdure aujourd’hui) et la décennie 2011-2021 n’a connu que des tentatives de réformes démocratiques inabouties puisque l’armée y conservait au Parlement un pouvoir de veto de facto. L’auteur parle d’un gouvernement « quasi civil ».

Comment expliquer la prédominance d’un régime qui coupe le pays du reste du monde, condamné à maintes reprises par la communauté internationale dont les sanctions économiques ont été inefficaces. Faut-il y voir l’effet d’un isolement géographique ? Certes le territoire est entouré de hautes montagnes boisées mais il possède une large façade sur le golfe du Bengale.

Est-elle due aux fortes tensions intercommunautaires qui agitent le pays depuis la dynastie Konbaung. Le pays est constitué d’une mosaïque d’ethnies. Si les Bamars qui concentrent tous les pouvoirs sont majoritaires, de très nombreuses ethnies (135 groupes), Shans, Karens, Mons, Kachins…occupent principalement les sept Etats périphériques qui entourent les sept régions centrales. Certaines sont bouddhistes, d’autres chrétiennes, catholiques et protestantes, et musulmanes. Parmi elles, des mouvements indépendantistes sont actifs et entretiennent des armées rebelles, principalement le long de la frontière chinoise. Ils sont peu connus. C’est le sort infligé aux Rohingya musulmans qui a alerté les médias du monde entier. Persécutés depuis 2012, subissant des pogroms depuis 2017, ils ont fui par centaines de milliers, essentiellement vers le Bangladesh voisin. L’image de la « Dame de Rangoun » en a été très affectée, ce qui explique sans doute le peu de soutien international dont elle bénéficie actuellement. Les dénonciations de l’ONU n’ont rencontré qu’une fin de non-recevoir de la part du gouvernement birman. Sur les motifs de ces persécutions, on ne peut que formuler des hypothèses : crainte d’un terrorisme islamiste conquérant ? Ressentiment historique à l’égard de musulmans considérés comme traîtres au profit des Britanniques pendant la période coloniale ? L’Armée du Salut des Rohingya ne réclame pourtant que l’égalité ethnique avec les autres Birmans. Face à ces violences entre communautés, le maintien au pouvoir d’une dictature militaire pourrait être considéré par la majorité des Birmans comme le seul pilier unificateur du pays.

La crise des Rohingya pose la question du bouddhisme en Birmanie. Des émeutes ont en effet été menées contre eux par un mouvement bouddhiste nationalisme et islamophobe conduit par le moine Ashin Wirathu. La question religieuse est abordée à plusieurs reprises dans l’ouvrage, mais on aurait aimé qu’un chapitre entier lui soit consacré pour mieux en comprendre les contradictions.

Le bouddhisme, religion d’Etat depuis 1950, est la religion d’une large majorité de la population (88% ?). Mais comment ce bouddhisme theravada, défini dans le premier chapitre par ses valeurs spirituelles de tolérance et de compassion, est-il devenu ce bouddhisme ultranationaliste et violent au service de la dictature ? La synthèse religion/nation/majorité birmane entre en contradiction à la fois avec la constitution de 2008 et le statut de « renonçant » des moines. Quelle est la véritable emprise du clergé bouddhiste sur la société ? Nous ne trouvons pas de réponse à ces questions.

Le bouddhisme a certainement été un facteur d’unité et de résistance de la population birmane face au colonisateur britannique. Méprisant les religions monothéistes, jugées primitives, il a rendu difficile la tâche des missionnaires, présents en Birmanie dès le XVIe siècle, qui ont trouvé plus de réceptivité dans les minorités animistes comme les Karens.

Le poids de la colonisation britannique (qui s’imposa après trois guerres en 1823, 1852 et 1885) est largement évoqué, surtout à travers les œuvres d’écrivains anglais, fonctionnaires coloniaux critiques à l’encontre du système qu’ils étaient censés défendre. Parmi eux, on est invité à lire Maurice Collis et Georges Orwell. Ces deux auteurs décrivent une société ségréguée, maintenant les Birmans dans une situation d’infériorité et les privant des bénéfices de leurs propres richesses, ce qui génère de fortes tensions entre les communautés et un taux de criminalité élevé. De l’héritage britannique, on peut néanmoins retenir les infrastructures sur l’axe Nord/Sud de l’Irawaddy et un bon niveau d’éducation (dès les années 20, l’Université de Rangoun a une renommée internationale).

Les Britanniques n’ont pas été les seuls Européens à s’intéresser à la Birmanie. Les Français ont aussi cherché à s’implanter dans le pays dès le XVIIIe siècle, offrant aux Birmans leur aide contre l’« ennemi héréditaire » en échange de concessions commerciales. Mais l’« Entente cordiale » de 1904 a mis fin à cette rivalité.

Plus surprenante est la présence ancienne d’Arméniens, riches marchands créant des réseaux commerciaux dans toute l’Asie du Sud-Est et religieux actifs (le plus ancien lieu de culte à Rangoon a été fondé par l’Eglise apostolique arménienne). Il y eut même un ministre arménien auprès d’un roi Konbaung à Amarapura au XVIIIe siècle (mais aussi un Français capitaine de la Garde royale, à l’époque de Louis XV !). Le coup d’Etat de 1962 les obligea pourtant à quitter le pays.

Les étrangers les plus présents en Birmanie aujourd’hui sont les Chinois, dont les motivations sont géopolitiques et économiques.

La barrière montagneuse qui entoure le territoire birman n’est pas infranchissable. Elle est percée de vallées étroites qui font communiquer le N.-E. du pays avec le Yunnan chinois. Celles-ci constituent une voie précieuse pour les « nouvelles routes de la soie », un raccourci qui évite aux marchandises importées et exportées par les Chinois, le contournement de la péninsule indochinoise et le franchissement du détroit de Malacca pour se rendre dans l’océan Indien. Aussi ont-ils signé un accord avec l’Etat birman pour la construction d’un port en eau profonde à Kyaukpuy sur le golfe du Bengale, au bout d’une route qui fera économiser 5000 km de navigation.

Les ressources birmanes sont aussi très attractives pour les Chinois, qu’il s’agisse de ressources minières comme le jade, les rubis, les terres rares…ou de la production hydroélectrique (projet de construction d’un immense barrage à Myitsone à la source de l’Yrrawaddy, au confluent des rivières N’mai et Mali, qui fournirait une électricité entièrement vendue à la Chine). Ces objectifs économiques expliquent certains choix politiques comme le soutien chinois aux armées rebelles des minorités proches de la frontière birmano-chinoise.

Poids croissant de la Chine, violence du régime militaire, pauvreté de la population…ces « variations birmanes » seraient bien sombres si plusieurs pages de l’ouvrage n’évoquaient la beauté des paysages, plaine historique de Bagan plantée de 5000 monuments bouddhiques ou archipel des Mergui dans la mer des Andaman qualifié d’ « Eden ». A la fin d’une lecture stimulante, nous ne formulerons qu’un regret, l’absence de véritables cartes précises et bien documentées obligeant à des recherches sur Internet…parfois infructueuses.

 

Michèle Vignaux, octobre 2022      

 

1) A. LORIN, Variations birmanes, Editions SAMSA, Bruxelles, 2022