Outpost Drive, Hollywood, 1980 (152 x 152 cm) © David Hockney

 

Mulholland Drive, the road to studio, 1980 (218 x 617 cm) ©Museum of arts LA

 

Dans l’exposition parisienne de l’été 2017, « David Hockney », au Centre Pompidou, l’amateur de paysages a été comblé, tant par le nombre et la taille des tableaux, que par la variété des sujets, le kaléidoscope des couleurs, l’éventail des perspectives. De cette richesse et inventivité picturale, je retiendrai plus modestement les deux tableaux ci-dessus, qui attirent l’attention du géographe par leur sujet et leur composition : portant la même date de réalisation, de taille différente, ils sont étroitement liés l’un à l’autre par leur proximité géographique et leur facture. Le premier, plus petit, pourrait s’inscrire dans le second, plus grand : il en forme comme la partie centrale. Sans connaître dans quel ordre ces tableaux ont été réalisés (ou en parallèle ?), le « regardeur » se rend compte immédiatement que les mêmes éléments du paysage se retrouvent dans les deux œuvres, bien que leur titre diffère. On le comprend tout de suite si on regarde un plan du nord de Los Angeles : les deux titres correspondent aux routes que David Hockney empruntait alors pour se rendre de sa résidence dans les collines hollywoodiennes à son studio de Santa Monica : Mulholland drive en premier, puis Outpostdrive (voir l’image aérienne oblique et son croquis explicatif)

L’espace des collines hollywoodiennes concerné par les deux tableaux de David Hockney étudiés
Image oblique aérienne de Google earth, vue NO/SE sur les collines d’Hollywood au contact nord avec la ville de Los Angeles

 

Croquis explicatif de l’image aérienne ci-dessus par l’auteur, situant la résidence de l’artiste (DH) et les voies qu’il pouvait emprunter (Mulholland puis Outpost drive) pour se rendre à Los Angeles ville (où se trouvait son studio).

Partons du premier tableau, Outpost Drive : le titre désigne donc une route (drive) qui serpente dans les collines d’Hollywood, à la frontière nord de la ville plane de Los Angeles, selon une direction nord-sud entre Muholland drive (collines) et Franklin avenue (ville quadrillée). La résidence de David Hockney se trouve à quelques kilomètres plus au nord, au carrefour de Woodrow Wilson drive et de Montcalm avenue, sur des pentes plus élevées, donc susceptible d’embrasser l’ensemble du paysage concerné…et le tableau a pu être composé à partir de vues depuis sa propre maison, ou sur le motif. Faute de pouvoir me rendre sur place, j’ai comparé ce tableau avec la réalité géographique telle qu’on peut la reconstituer à partir des images de Google earth ou de Bing maps : elles montrent un paysage de collines peu élevées mais à fortes pentes, dont les alignements de crêtes sont soit densément occupés par un habitat de villas individuelles au milieu d’une végétation fortement jardinée, soit couvertes d’une végétation dégradée sur des sommets et des pentes souvent dénudées.

Le tableau est composé schématiquement de deux parties : la première qui en occupe les 2/3 inférieurs, présente un premier plan de collines coniques, comme des mornes ou des pitons d’un relief karstique, avec un chemin rouge (de terre ?) sinueux, quelques grands arbres et beaucoup de buissons, et en contrepoint une belle route goudronnée et un immeuble-tour carré d’une certaine hauteur. Au second plan, les collines plus éloignées sont des pyramides basses qui s’arrêtent à une ligne bleue bordée d’arbres (des palmiers ?) qui décrit trois larges sinuosités : ce qui ressemble à première vue à une rivière décrivant des méandres.

La deuxième partie, là où le spectateur s’attend à trouver le ciel au dessus de l’horizon, est une bande étroite au dessus de la première, occupée par deux zones d’orientation et de fond coloré différents, une géométrie orthogonale régulière qui ressemble tout à fait à un plan de ville quadrillé.

L’observation de la carte et des images aériennes des géo portails (voir le croquis spatial dessiné à partir de Google earth) précise donc l’espace du paysage peint, qui se situe au sud et à l’ouest de la résidence de David Hockney, selon une orientation grossièrement NO-SE. On peut identifier la route goudronnée du premier plan droit comme étant une image d’Outpost drive, et suggérer que le ruban bleu sinueux est une image de Muholland drive, dans la partie de son trajet où elle forme plusieurs grands virages à l’ouest de la US 101 freeway,qui relie LA à la vallée de San Fernando, avant de rejoindre cet axe routier. C’est, semble-t-il, le seul élément du paysage qui a pu fournir à l’artiste ce curieux linéament sinueux. Mais David Hockney a-t-il peut-être voulu introduire dans sa composition un élément étranger, une rivière au pied des collines, qui lui semblait plausible (?) : lui seul pourrait nous le dire. On remarquera qu’il possédait une image de canyon sinueux qui pouvait lui servir de modèle dans « Nichols canyon », une œuvre de la même année (1980), de la même veine picturale, et dans laquelle se retrouvent des éléments de paysage semblables à ceux des deux tableaux étudiés.

La partie supérieure peinte montre que dans cette composition le ciel n’a pas sa place : ce qui compte, c’est la ville de Los Angeles, dont les collines hollywoodiennes presque totalement loties forment une « banlieue » ou un « péri-urbain ». Le peintre la voit-il de sa résidence ? je l’ignore, mais les photos de Panoramio sur Google earth montrent qu’elle apparaît dans les lointains au détour des virages des « drives » dans les collines, de Muholland ou de Outpost (?). Il aurait donc adopté le figuré le plus simple, modélisant, une idée de l’immense carroyage de la ville, deux morceaux de son plan. Ils sont dessinés en projection verticale (comme on regarde les plans en général), ce qui jure avec le reste du paysage qui est présenté dans une perspective grossièrement parallèle, laquelle ne change pas fondamentalement la taille des objets avec la distance : les courbes de Muholland drive (si ce sont bien elles ?) sont complètement hors d’échelle par rapport à la distance où elles se trouvent du premier plan. Si la « perspective inversée » (celle qui fait diverger les lignes parallèles du tableau vers le point de fuite, au lieu de les faire converger comme le veut la perspective « cavalière » apprise à l’école) est par ailleurs largement évoquée dans l’exposition du Centre d’Art Pompidou, dans ces deux tableaux David Hockney utilise donc une perspective aérienne multiforme.

Le titre du second tableau « Mulholland drive, the way to the studio », nous renverrait-il à la ligne bleue sinueuse qui serpente à travers une vaste perspective ? rivière ou « drive » ? c’est difficile à croire, car il y a bien une route, au premier plan droit, qui peut être une image de Mullholland drive, et la ligne bleue sinueuse est bordée de talus, de champs allongés et de quelques arbres et maisons qui renforcent l’image d’une rivière et de ses bordures. Mais la colline et l’arbre qui se trouvent ici aussi à gauche de la route ressemblent fortement à leurs semblables dans le tableau précédent : le même « polyptique » aurait donc servi pour les deux tableaux, seul le nom de la route aurait changé. Et donc je donne ma langue au chat en ce qui concerne cette étrange ligne bleue sinueuse qui ressemble à une rivière au pied d’un relief et qui rappelle les grandes courbes d’une « drive » dans les collines.

Quoi qu’il en soit, on retrouve bien la même composition à quelques nuances près : la dimension du second tableau offre un paysage plus large, donc plus chargé de détails, en particulier de villas, qui sont en fait peu visibles au sol, par suite de la densité de végétation naturelle et jardinée qui recouvre les pentes habitées (cela n’explique pas le faible nombre d’habitat sur les tableaux, comparativement à la marée de villas qui couvrent les collines, comme le montre l’image de Google earth).  L’immeuble- tour, maintenant au centre du tableau, est réduit à une simple esquisse volumétrique au trait ; par contre, deux pylônes d’une ligne électrique à haute tension qui traverse les collines sont des éléments nouveaux. L’horizon « planifié » de la ville lointaine ferme toujours la perspective.

Il est évident que David Hockney n’a pu embrasser d’un seul point de vue et d’un seul coup d’œil le paysage qu’il produit sur ces tableaux : on se trouve donc devant une composition paysagère, une reconstitution faite à partir de cheminements, de croquis, de photos de terrain, de souvenirs visuels, de trajets à pied et en voiture, d’impressions qui vont du proche au lointain, sans chercher à « coller » à une réalité-terrain photographique (pour parler le langage des Sciences de la terre). Ces tableaux seraient en quelque sorte le fruit d’une mémorisation (aidée d’images ?) par le peintre des formes de toute une portion d’un espace bien réel, celui des collines hollywoodiennes, où il réside et travaille, où il circule souvent en voiture pour se rendre à son atelier à Los Angeles (« en ville »). Il crée ainsi une sorte de « modèle » géographique de l’occupation de l’espace, à partir de ses propres rapports à celui-ci, qu’il appréhende au quotidien. L’œil du peintre se comporte alors en œil de géographe, avant de traduire ce qu’il a enregistré, sous des formes esthétiques qui lui sont propres.

Tout cela montre la grande liberté qu’il prend vis à vis de « ses » paysages les plus personnels : les impressions visuelles sont passées au filtre (j’allais dire « à la moulinette ») de ses choix créatifs. Les objets lointains sont rapprochés dans une perspective de type parallèle, et la ville-centre, toile de fond omniprésente, est présentée comme une abstraction cartographique, en fait simplement signalée dans sa totale différence paysagère.

C’est une démarche « modélisatrice » bien connue du géographe : après avoir parcouru et observé un territoire d’étude, il tente d’en rassembler les éléments morphologiques caractéristiques et les formes d’occupation de l’espace dans un croquis en plan ou en vue oblique aérienne, sorte de schéma de synthèse de l’espace observé…C’est ce à quoi je pense en regardant ces tableaux de David Hockney. Sa démarche inventorie des objets paysagers, des « bouts » de paysage lors de ses cheminements, et aboutit à des « tableaux de synthèse riches de formes et de couleurs, et d’une grande liberté dans les choix graphiques et picturaux pour nous présenter ces collines hollywoodiennes de manière « imparable » (au sens de : « qu’on peut difficilement remettre en question ») Bravo !

Roland Courtot
Décembre 2017