Les convives se pressent nombreux dans cet étonnant appartement de la rue Saint-Jacques, l’ancien cardo de Paris, au cœur du Quartier latin. Nous sommes tout de suite plongés dans l’ambiance d’un banquet géorgien, avec beaucoup de monde, de l’improvisation, mais tout va bien se passer et nous allons vivre un moment inédit. Il faut se serrer, trouver de la place, les uns s’assoient sur des tabourets, d’autres sur un canapé bas, d’autres enfin sur des chaises hautes le long du mur, mais la plupart prennent place autour de la table, élément important du banquet, comme le rappelle l’étymologie du mot banquet = banc de bois.
Le banquet géorgien, ou supra, pour employer son nom local, est le plus souvent un dîner, mais ce peut être aussi un déjeuner, voire s’organiser à tout moment de la journée. Le supran’a besoin que d’un prétexte pour être organisé. C’est de toute façon une réunion où l’on mange et où l’on boit beaucoup (en Géorgie, le fait de participer à un supra exempt du travail le lendemain), un moment traditionnel et culturel très important, dans un pays où les traditions restent vives. Cette pérennité est aussi peut-être un moyen pour ce pays montagneux du Caucase, peuplé de 5 millions d’habitants, de résister à l’envahisseur : en 2008, c’était la 28e fois que la Géorgie se faisait envahir…
La place à table
Le banquet peut durer très longtemps, des heures, voire des jours. Sa disposition diffère de celle des repas de noces en France, lors desquels les convives sont placés trop loin les uns des autres : à l’Élysée, la distance est calculée pour que les invités assis l’un en face de l’autre ne soient pas obligés de se parler ! Cette pratique est issue du banquet versaillais qui était d’abord un spectacle et où la place de chacun des invités est fonction de son statut dans la société, produisant une véritable géographie sociale par la distance vis-à-vis del’hôte qui invité.
Le rôle du tamada
La partie la plus originale du banquet géorgien tient sans doute à la présence du tamada, personnage central du repas qui va tout au long de la soirée porter des toasts, faire vivre le repas et raconter des histoires. Le tamada fait le lien avec tous les convies qui échappent ainsi à la dictature de la place. Chacun se sent investi d’un message porté par tout le monde. Le tamada souligne les défauts comme les qualités de chacun et chacun va mieux connaître chaque participant du banquet.
On se fait introniser tamada par une sorte d’élection. Le tamada réputé est âgé (c’est toujours un homme) et tient l’alcool. Sa place est en bout de table ou au centre et sa parole est prépondérante : quand il parle, on se tait. Quand il boit, tout le monde doit boire aussi (les femmes en sont dispensées). Autour de lui, les hommes s’assoient d’un côté, les femmes de l’autre. Il peut se boire jusqu’à dix litres de vin par personne au cours d’un banquet, d’où le nom de « grand boire boire » donné aussi au supra. Rassurons-nous, ce vin léger ne titre pas 12° d’alcool mais tourne plutôt autour des 8 °C, donnant un vin dont l’acidité était déjà mentionnée par Xénophon dans l’Anabase, et qui rappelle peut-être le vin que l’on buvait en France avant l’apparition des bouteilles bouchées. Le vin peut se boire en Géorgie dans des cornes sans pied, mais les verres se sont imposés partout, parfois remplacés, hélas, par des gobelets de machine à café (beurk). Boire beaucoup n’implique pas que cela se termine par une séance de « rouler sous la table » : il faut savoir se tenir et ne pas apparaître saoûl. Le vin est conservé dans des jarres fermées entreposées à même le sol. Cette culture du vin est revendiquée en Géorgie, depuis la domestication de la vigne dans le Caucase.
Cédric, notre tamada ce soir, a vécu 14 mois en Géorgie. Son grand-père maternel a fui la Géorgie en 1921. Cédric est intronisé tamada pour la première fois. L’esprit du tamada et dusupra perdure aujourd’hui chez les jeunes, à la différence de ce qui se passe en France ou en Russie, où l’on boit aussi pour se saoûler.
Le tamada porte le premier toast à la prospérité des invités, en nous remerciant d’avoir pu nous libérer de notre quotidien, et envoie mille mercis à nos hôtes, en leur souhaitant santé, prospérité et amour.
Nous remercions aussi les deux cuisinières géorgiennes, Nana et Amélie.
La Géorgie, une histoire très ancienne
Avant de commencer le banquet, nous posons quelques questions au père du tamada, qui s’est beaucoup documenté sur l’histoire de la Géorgie, particulièrement auprès de son beau-père. Comment le pays s’est-il individualisé ?
La Géorgie peut être considérée comme l’un des plus vieux pays existant. Au Ve siècle avant J.-C., la Colchide, située sur la mer Noire, était déjà considérée comme un pays de cocagne. Sa richesse, qui avait étonné Xénophon, donna naissance à la légende de la Toison d’or, dérobée par Jason. Entre 1750 et 1802, trois traités ont été établis avec la Russie à la demande de la Géorgie pour être protégée de l’Empire perse et de l’Empire ottoman. Il est possible d’établir un parallèle entre la situation de la Géorgie et l’irrédentisme qui prévaut en Corse, alors que la Savoie ou le comté de Nice, rattachés un siècle plus tard, ne connaissent aucun problème, et qu’une partie du nord de Turin aurait bien aimée être française après 1945. Staline, qui était géorgien (son vrai nom était Djougachvili), a pris un nom russe. En 1917, à l’éclatement de l’Empire russe, la Géorgie a proclamé son indépendance et formé un gouvernement (dans lequel figurait l’arrière-grand-père de notre tamada), qui a pris fin en 1921 avec l’intervention de l’armée rouge commandée par Trotski. Le parti communiste local était régulièrement purgé, mais à la différence des autres P. C. soviétiques ses membres n’étaient pas exterminés. Le pays est redevenu indépendant en 1992, sous la houlette d’Edouard Chevardnadze, ancien chef du P.C. géorgien et de la diplomatie soviétique sous Gorbatchev, auquel a succédé Michael Saakachvili à la suite de la révolution des roses, en 2004. Vers le Nord-Est, l’Abkhazie a fait sécession en 1992. L’Ossétie est aujourd’hui fortement autonome.
Le Caucase regroupe sur un territoire restreint différentes religions : l’islam en Azerbaïdjan, un christianisme quasiment catholique en Arménie, et un catholicisme de rite oriental, reconnu par Rome, en Géorgie. La place des Quatre-Cultures à Tbilissi, la capitale de la Géorgie, voit cohabiter une mosquée, deux églises catholiques, une église orthodoxe et une synagogue.
La Géorgie est grande aujourd’hui comme la Bretagne et la Normandie réunies. Le Sud du Caucase est séparé du Nord par des montagnes qui culminent à plus de 5 000 m d’altitude, qui ne peuvent être franchies que par de hauts cols, à 2 700 m. La Tchétchénie n’est qu’a 150 km de Tbilissi, mais il faut franchir ces cols pour l’atteindre. Les gorges de Pankissi servent de refuge aux Tchétchènes (elles sont régulièrement bombardées par les Mig russes). La Géorgie groupe une dizaine d’ethnies principales et une multitude de sous-ethnies. La langue géorgienne compte 32 sons. Son alphabet est spécifique (il est déjà présenté dans l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert).
Le banquet comme figure de l’abondance et fabrique à souvenirs
Alors que le repas commence, la couleur blanche de la nappe de repas rappelle notre condition de mortels.
Figure sur la table tout ce que l’on va manger : le banquet doit expimer l’abondance. Jusqu’au XXe siècle, on n’était pas sûr de manger à sa faim. Le banquet agissait comme un trompe-la-faim et permet de se fabriquer des souvenirs. Les grands repas de la vie, liés aux baptêmes, aux mariages, aux enterrements, jouent un grand rôle sur le plan cognitif. Cette fonction sociale a progressivement disparue après 1945 et l’apparition de la société d’abondance (la dernière disette en France remonte au XIXe siècle). Elle laisse progressivement la place à une alimentation individuelle destructurée, où l’on peut se nourrir à tout moment et partout, même dans les lieux de transports, comme le métro où l’on trouve des distributeurs individuels de nourriture).
Repas et religion
L’invention du banquet procède du sacrifice. Le sacrifice, symbolique de l’anthropophagie, permet le dialogue avec un dieu à travers l’animal que l’on mange ensuite, une pratique bien connue au Moyen-Orient. Le banquet permet de faire la fête, en dehors de tout système de consommation, un esprit qui perdure jusqu’à aujourd’hui dans le méchoui. Le christianisme est la religion qui a valorisé le plus le repas. L’épisode des noces de Cana du Nouveau Testament, le premier miracle de Jésus, qui transforme l’eau en vin, a pu laisser penser que Jésus était un tamada. Quand à la Cène, le dernier repas de Jésus avec ses disciples, il est possible que les épisodes de la transformation du pain et du vin ne se soient pas passés en même temps, mais auraient été proches de ce qui se pratiquaient chez les Grecs lors dusymposion, qui mangeaient d’abord et buvaient longtemps après du vin, vin qui selon leBanquet de Platon libère l’esprit du carcan de la parole et permet de philosopher. Il est possible que dans l’Evangile lors de la Cène, le pain ait d’abord été transformé, puis, bien plus tard, aurait eu lieu l’épisode du vin.
Manger local
Que mange-t-on en Géorgie ? Des produits locaux, bien sûr. Le Caucase est un pays de cocagne. Le local ? Un lien peut être établi avec le courant des locavores, qui essaient de se nourrir avec des produits venant de régions proches. Dans les pays riches, ce qui implique qu’ils se passent de café, de thé, de chocolat… Mais l’alimentation peut être requalifiée en fonction de la distance. Ce mouvement va se développer avec la mention du bilan carbone sur les étiquettes des aliments. Allons-nous vers une forme de relocalisation des productions agricoles alimentaires ? Aujourd’hui, un cochon peut être élevé en Amérique du Sud, tué en Australie, conditionné aux États-Unis et vendu en Europe. Mais les locavores peuvent mettre en difficulté les petits producteurs locaux lointains : 90 % de la production de café est le fait de petits paysans…
Bien se nourrir pour rester en bonne santé
Un rapport de l’Onu de 2002, peu disponible, indique que la moitié des maladies dégénératives (dont la maladie d’Alzheimer) sont d’origine alimentaire. La dangerosité des trois quarts des produits n’a pas été testée. Nous n’avons jamais mangé aussi bien, ni vécu aussi vieux, mais la progression de l’espérance de vie est sans doute liée aux progrès de la médecine plus que de l’alimentation : vivre couramment jusqu’à 120 ans paraît, selon l’OMS, inatteignable.
Le menu
Comme le vin du Caucase n’est pas celui de notre goût occidental valorisant peu le vin rouge sucré, nous pouvons fabriquer ce goût avec un vin rouge du Sud de la France qui serait légèrement sucré.
Nous commençons par des kotelet qui sont des boulettes de viande allongées mi-porc mi-bœuf, mélangées à des pommes de terre, accompagnées d’oignons, de persil, de coriandre et de poivre. Ces boulettes sont l’équivalent de ce qu’on trouve dans un hamburger.
Le badrijani est une aubergine fourrée à la noix, un ingrédient très important dans la cuisine géorgienne.
Ces aubergines sont accompagnées de radjapouli, un pain fourré au fromage de vache (la Géorgie est un pays de vaches), avec un peu d’huile de tournesol.
Le satsivi est un poulet accompagné d’une sauce aux noix.
Les champignons (soko) sont très appréciés dans les pays de rite orthodoxe : leur consommation a été autorisée lors des jours de carême, très nombreux à une époque (plus de 140 par an). Ils sont accompagnés d’oignons, de coriandre, d’estragon et d’huile de tournesol.
Les lobio sont des haricots rouges.
Les kartopilie, pommes de terre, sont accompagnées d’huile et d’aneth.
Enfin, le tchouchela est une friandise trempée dans du moût de raisin.
Pendant le repas, le tamada porte un deuxième toast (l’ordre des toasts est important et ne doit pas être interverti), à notre hôte, Michel, qui nous reçoit chez lui.
Le troisième toast est porté à l’amour, à ce plus beau sentiment divin, à « cette merveille donnée par le Seigneur, qui permet de vivre et de pardonner à nos proches », et le tamada nous remercie d’être venus avec autant de chaleur. Kaou marjos ! (A la vôtre !).
Le quatrième toast est porté à l’amitié, « puisse ce supra aujourd’hui nous paraître très petit lorsque l’on fera un supra la prochaine fois… »
Nous portons un toast à ceux qui n’ont pas pu être parmi nous ce soir et pensons à eux très fort.
Absalom et Etery, l’opéra national
Nous écoutons ensuite, des extraits du plus célèbre opéra géorgien, Absalom et Etery, de Zakharia Pertovich Paliashvily, qui est un peu l’opéra national. Cet opéra rappelle une légende géorgienne du XIe siècle, où la bergère aimée du berger est convoitée par le vizir. La chorégraphie rappelle celle des derviches tourneurs : on ne voit pas les pas des danseurs. Paliashvily, né en 1915 à Tbilissi, a été l’élève de Brahms : l’orchestration est occidentale et nous retrouvons la clarinette qui est très présente chez Brahms, ainsi que les bois en général. Cet opéra a été vendu en vinyle chez Deutsche Gramophon mais il n’a pas été édité en numérique. La polyphonie à trois et cinq voix est proche de ce qu’on connaît dans la polyphonie corse. En Géorgie, les chants sont liés au travail, aux travaux des champs (moisson), au départ à l’armée. C’est l’occasion de rappeler que la pratique du chant a été un peu délaissée avec la pratique du disque, écouté en groupe au salon. Voir le numéro 6 (nouvelle formule) de la revue La Géographie sur le monde en musiques.
Cette écoute donne l’occasion au tamada de porter un toast à la musique, qui nous transporte, qui nous fait voyager et rêver.
Nous portons ensuite un toast à ceux qui nous ont quittés : « Puissions-nous les garder dans notre cœur éternellement, faire en sorte de leur permettre d’être fiers de nous, que leur mémoire soit éternelle et qu’ils restent au chaud dans notre cœur ».
Le tamada nous conte l’histoire suivante : un banquet se déroule au ciel avec Dieu et les âmes. Ces âmes se raréfient au cours du repas. La dernière qui reste demande à Dieu pourquoi elle se retrouve toute seule. Dieu répond alors qu’il existe encore en bas quelqu’un qui pense à elle.
Nous portons un autre toast à nos enfants, qui nous réchauffent le cœur : puissions-nous avoir des enfants rapidement !
Puis, nous portons un toast aux cuisinières : « Mille mercis pour ce repas : vous avez fait partager à 40 personnes le plaisir de la table géorgienne ! »
Le dernier toast du tamada est porté « à nos femmes, pour les aimer, les respecter et aider à leur bonheur, à l’amour que nous leur portons et à l’amour qu’elles nous rendent ».
Enfin, l’un des convives porte un toast au tamada, qui a tellement bien dirigé notre supra. Félicitations à lui !
Après cette soirée géorgienne à Paris, nous devrions prendre l’habitude de porter quelques toasts à nos amis lors de nos prochains banquets, ce qui change toute la convivialité à table. Agrémentés de chansons, d’un peu de musique, de quelques blagues bien choisies, nos repas peuvent retrouver un peu plus de saveur sociale.
Bibliographie
Cuisines d’Orient et d’ailleurs, Traditions culinaires des peuples du monde, sous la direction de Michel Aufray et Michel Perret, Inalco, éditions Glénat, 343 p., 1995, chapitre La cuisine caucasienne, pp. 103-111.
Revue La GéoGraphie, Le Monde en musiques, numéro 6 (nouvelle formule).
Compte rendu : Michel Giraud