Nouchabad

Des maisons basses, à un seul niveau, au toit en terrasse, qui s’ouvrent sur une cour intérieure, comme on en trouve dans de nombreux pays arides et semi-arides d’Afrique du Nord et d’Asie. Parcourant la chaussée en terre battue, quelques rares voitures, bien que le prix de l’essence soit subventionné et donc très bas (de l’ordre de 50 centimes le litre en parité de pouvoir d’achat) et surtout des motos, dont les pétaradants moteurs à deux temps les rendent audibles de loin. A 300 km au sud de Téhéran, dans le piémont du Zagros, à 1 200 d’altitude, le soleil n’est pas encore brûlant et il peut tout de même neiger dans les montagnes proches en ce 21 farvardine 1392 (dans le calendrier solaire iranien, qui commence à l’hégire, soit le 10 avril 2013 dans le calendrier julien). Un village iranien comme tant d’autres ? Et pourtant…

Un village chiite

Les drapeaux et les banderoles noirs visibles à droite sont particulièrement abondants, comme dans tout le village : ils le sont plus qu’ailleurs, notamment qu’à Téhéran. Ce pavoisement est temporaire : l’anniversaire de la mort de Fatima, fille que Mahomet a eue de sa première femme, Khadidja, sera célébré dans quelques jours. Fatima était mariée à un cousin paternel de Mahomet, Ali, qui fut le quatrième calife des sunnites et le premier imam des chiites. Le jour de la mort de Fatima est un jour férié, mais comme il subsiste trois récits différents sur sa mort, dont la date est incertaine, les Iraniens (le chiisme est religion d’État en Iran) ont droit à trois jours fériés dans l’année.

Ce village est particulièrement pavoisé, et donc emprunt d’une religiosité apparente, pour au moins trois raisons. Ici vécu voici 1000 ans un imam zadé (ou « enfant d’imam ») d’Iran : ce prédicateur aurait été tué par des émissaires du pouvoir et son corps enveloppé dans un tapis1. Le tombeau de cet imam zadé fait l’objet d’un pèlerinage, comme ceux de beaucoup d’autres imam zadé en Iran. D’autre part, la proximité relative (115 km) de la ville sainte de Qom peut jouer aussi. Enfin, les petites villes et les villages restent plus traditionnels que les grandes villes. On ne peut exclure non plus des considérations plus prosaïques : volonté du maire de plaire au pouvoir central ? En Iran, les maires sont nommés et leur mandat est généralement assez court. Comme partout, ce poste peut servir de tremplin à une carrière politique.

Un carrefour aux secrets bien enterrés

Village tranquille aujourd’hui, Nouchavad était situé sur la grande route qui menait vers le sud-est à Yazd puis au Balouchistan et à l’Inde et qui, vers le nord-ouest, permettait d’atteindre Qom, Téhéran, Tabriz puis la Turquie et l’Arménie : la grande route des caravanes, des épices, mais aussi route des invasions, la grande voie de contournement par le sud-ouest du Dacht e Lout, le grand désert d’Iran. C’est toujours aujourd’hui l’un des axes majeurs de l’Iran, renforcé par l’autoroute, accessoirement voie de transit de l’opium afghan vers l’ouest.

Nouchavad abrite des traces de ces conquêtes et de ces luttes millénaires. La porte au milieu du bâtiment s’ouvre sur un escalier dont les volées de marche mènent à 15 m sous terre. Puis un couloir aboutit à un réseau de galeries creusées avant le VIe siècle, sous les Sassanides (le nom du village, Nouchabad, signifie « érigé par Anouchiravane », un roi sassanide). Ces galeries forment une véritable ville souterraine, l’une des plus grandes du monde, plus complexe que celles de Cappadoce ou d’Italie. 200 m sont ouverts au public, sur les milliers de m2 qui restent à explorer. Ce refuge face aux invasions a été construit sur trois niveaux (seul le deuxième peut se visiter). Cette succession de couloirs, bas et étroits, de goulots d’étranglement, de fausses sorties qui se referment sur elles-mêmes, de couloirs en U dans le sens de la hauteur, dans lequel l’assaillant ne pouvait progresser qu’en file indienne et courbé, constitue une véritable poliorcétique2 souterraine, améliorée au fil des siècles et quasiment inexpugnable. Seuls les Mongols devaient en venir à bout, au XIVe siècle.
Les énormes déblais excavés dans cette argile assez dure ont servi à bâtir le fort sassanide Qal’eh, situé à quelques centaines de mètres.

La tradition de s’enterrer pour échapper à l’ennemi perdure encore aujourd’hui dans un tout autre domaine : à quelques kilomètres de là, la montagne de Natanz abrite des installations nucléaires.

Toujours dans le sous-sol, au pied de l’escalier, un réservoir d’eau cylindrique de 1,3 million de m3 a servi pendant 500 ans, jusqu’au XXe siècle. Nous sommes ici en pays aride : les précipitations sont très insuffisantes pour les besoins de la population. Aujourd’hui asséché, ce réservoir est d’autant plus impressionnant, formant une salle où peuvent se tenir plusieurs dizaines de personnes et haute de 12 m. Il était alimenté par un qanat, un de ces canaux souterrains qui permettait l’approvisionnement de la plupart des villes d’Iran avec l’eau des montagnes, l’équivalent de la foggara des Touat, dans le Sahara algérien. Mesurant souvent plusieurs dizaines de kilomètres de long, difficiles à maintenir désensablés malgré les puits d’aérage, ces canaux ont été abandonnés dans le courant du XXe siècle au profit de canalisations imputrescibles. Dans le réservoir, l’arrivée du qanat et le déversoir du trop-plein sont encore visibles.

Les visiteurs devant la porte symbolisent un tourisme balbutiant, qui voit passer quelques Européens, surtout des Français et des Suisses, emmenés ici par une agence de voyage qui propose un circuit de deux jours avec une nuit dans le désert dans un caravansérail tout neuf, une balade à dromadaire avec escalade de dune et une visite au vieux village d’Abianeh, dans la montagne, sur les traces des zoroastriens3.

Ici, avant que l’Unesco n’arrive, pas de boutique de souvenirs, pas d’hôtels : à chacun de faire sa carte postale d’un village un peu endormi qui recèle un pan caché de moyens de lutte face aux invasions et que quelques passionnés tentent de restaurer.

Claude Meghri

1 D’ailleurs, sans lien direct, les tapis de Kachan, à 10 km d’ici, sont célèbres).

2 La poliorcétique est la technique du siège des villes.

3 Abianeh a conservé les restes d’un temple du feu, où les zoroastriens célébraient leur culte, avant la domination de l’islam.