Une route. Pas une autoroute, une voie express, un périphérique, mais une route étroite, sinueuse, au bitume mal ravaudé. C’est pourtant cette route qui relie deux univers opposés, celui des jardins luxuriants des miniatures mogholes à celui des terres minérales et arides des hautes terres himalayennes. Parmi les peu nombreuses routes transhimalayennes, la NH 1D conduit de Srinagar, capitale d’été du Cachemire, à Leh au cœur du Ladakh, le « pays des hauts cols ».
L’aventure commence par un séjour paisible dans la ville qu’aurait fondée Ashoka il y a plus de 2000 ans. Située à 1760 m d’altitude, Srinagar offre une villégiature fraîche en été à ceux qui veulent fuir la touffeur de la vallée du Gange et de la plaine du Penjab. Rois bouddhistes, empereurs moghols, maharajas hindous puis colons britanniques en ont goûté l’atmosphère.
Srinagar est une ville de verdure et d’eau. Entourée de rizières en terrasses que surplombent les sommets enneigés de la chaîne Pir Panjal, elle séduit surtout par ses jardins, les jardins de Shalimar, conçus sur le modèle des jardins persans, lieux de repos, de plaisir et de méditation. C’est pour son épouse bien aimée que l’empereur moghol Jahangir les fit aménager au début du XVIIe. Les jardins, strictement structurés, sont dédiés aux fleurs et aux arbres mais surtout à l’eau, présente sous la forme de canaux, de fontaines, de bassins.
L’eau est au cœur de la ville avec le lac Dahl, un lac habité. De nombreuses maisons flottantes occupent le lac, legs des Anglais qui n’avaient pas le droit d’acheter de terres où construire les résidences de leur villégiature estivale. Bien sûr nous y logeons, au milieu des fleurs de lotus. De minces shikaras (barques) se glissent entre les house-boats pour proposer produits du marché et objets artisanaux dont les plus appréciés sont les châles en pashmina, cette laine douce et chaude recueillie sur le cou des chèvres qui gambadent au-delà de 4500 m d’altitude. « Séjour idyllique » dit le guide, avis que partagent tous ceux qui n’ont pas de curiosité excessive sur la qualité de l’eau du lac qui sert à tous les usages domestiques.
Mais il faut abandonner les douceurs du Cachemire pour affronter les pentes raides du Petit Himalaya. 400 km de route et plus de 2000 m de dénivelé pour atteindre Leh avec une étape nocturne à Kargil, en bus catégorie B, choisi non par souci d’économie mais parce qu’il n’y a pas d’autre moyen de transport.
La route glissante et les virages serrés n’expliquent pas, seuls, la lente progression du bus brinquebalant. Il faut céder constamment la place aux véhicules, camions et jeeps, de l’armée indienne chargée de protéger la région de toute nouvelle incursion chinoise depuis le conflit sino-indien de 1962, quinze ans plus tôt. Pour « punir » le gouvernement indien d’avoir donné asile au dalaï-lama, les Chinois ont envahi une première fois le Ladakh en 1959. Ils réitèrent trois ans plus tard et, victorieux, annexent le Taksai Chin au Xinjiang.
Nous quittons la vallée du Cachemire en grimpant sur des pentes bien arrosées par la mousson, à travers des forêts de feuillus. Peu à peu les arbres se font plus rares et plus rabougris. De temps en temps le chauffeur lève les mains du volant pour esquisser un geste de prière lorsque nous dépassons un petit édicule consacré à une divinité protectrice des voyageurs. Cette piété s’est avérée efficace car la route Srinagar-Leh a une place de choix dans le palmarès des routes les plus dangereuses du monde.
Le col de Zodji-La, à 3500 m d’altitude, nous fait pénétrer au Ladakh. C’est aussi une frontière climatique. La mousson ne le franchit pas ; aussi le paysage change-t-il brutalement. Les orangés des roches magmatiques dominent dans un paysage entièrement minéral vibrant sous une lumière intense, interrompu par quelques oasis autour des villages. Au sommet d’un col, le bus est brutalement arrêté. La haute silhouette d’un officier sikh barre la route, les mollets moulés dans des bottes luisantes et la tête recouverte d’un turban rouge vif. Du bout de sa badine il ordonne de balayer la route à de pauvres hères courbés sur leur balai de branchages. Balayer une route à plus de 3000 m d’altitude, au cœur de l’Himalaya….Plus que le théâtre de Ionesco, cette scène incarne pour moi l’idée même de l’absurde.
L’étape du soir se fait à Kargil (2800 m), dernière bourgade musulmane sur la route de Leh. Son principal attrait réside dans son site : vergers et champs fertiles se pressent le long de la rivière Suru, dominés par des pics de plus de 7000 m. Une grande partie de la nuit se passe à écraser des punaises à la lumière d’une lampe de poche. Au petit matin certains voyageurs se livrent à des ablutions sommaires autour de la fontaine avant de reprendre notre vaillant bus.
Shergol est le premier village bouddhiste. Nouvelle frontière culturelle qui se traduit dans le paysage de multiples façons. Les monastères aux façades de briques blanchies à la chaux sont accrochés aux falaises. Dans les vallées, les chörtens, monuments en forme de bulbe sur plan carré, accueillent les reliques de saints hommes. Il faut les contourner dans le sens des aiguilles d’une montre pour profiter des bienfaits du Bouddha. Cette bénédiction est aussi apportée par les drapeaux de prières tendus en tous lieux ; il suffit d’un souffle pour que la prière inscrite sur les étoffes usées se diffuse dans l’espace. Ici le vent ne fait pas tourner les moulins à grains, il participe à la spiritualité.
A chaque arrêt, le bus recueille des Ladakhis vêtus de lourdes robes rouge foncé et coiffés d’une sorte de chapeau haut de forme en velours aux bords retroussés. La plupart se rendent au marché de Leh.
Dans la dernière partie du voyage, la route surplombe un ruban vert qui forme comme une cicatrice au milieu des roches ocre. C’est la haute vallée de l’Indus qui garde encore son aspect de cours d’eau montagnard.
A la fin du second jour de voyage, nous arrivons à Leh, le « Petit Lhassa ». Les deux villes sont à peu près à la même altitude (3500 m /3600 m). Ce sont d’anciens grands centres caravaniers sur la route méridionale de la soie. La forteresse du pic de la Victoire (17e) est inspirée du Potala du Dalaï Lama. Les maisons sont dans le même style tibétain traditionnel avec leurs toits plats et leurs boutiques ouvertes sur la rue…et on y mange des momos (gros raviolis cuits à la vapeur).
Près de Leh, plusieurs gompas (monastères) sont des hauts lieux du bouddhisme lamaïque, Hémis, Shey…Particulièrement attractif, Thiksey Gompa est un grand ensemble consacré à l’Ecole des bonnets jaunes (Gelugpa), une des quatre lignées du bouddhisme tibétain. Richement doté de peintures murales, de statues, de mandalas, il est très fréquenté au moment des prières et pendant les fêtes de cham où les danseurs sont masqués. Mais la vie est rude pour les moinillons qu’on voit grimper avec un lourd jerrycan sur le dos et sans doute aussi pour les moniales, très discrètes au sein du monastère. Quant aux moines, certes détachés des vanités de ce monde, ils aiment se faire photographier, hilares, mettant en avant un poignet orné d’une -fausse- montre Rolex. Au lever et au coucher du soleil, les lamas appellent à la prière au son strident des longues trompes qui reposent sur le toit-terrasse.
Aujourd’hui les étrangers ne sont plus les bienvenus à Srinagar déchirée par les conflits intercommunautaires. On arrive à Leh en avion pour loger dans un hôtel 5 étoiles avec WI FI gratuit.
Michèle Vignaux juin 2021
Quel beau voyage Michèle,
Fascinant, je ne connais que le Rajastan avec son côté sauvage lorsque nous nous sommes enfoncés dans ses terres arides.
Après la lecture de Michel Peissel sur le Mustang, ce pays m’ envoûtée, je comprends l’attirance pour le Nord de l’Inde et les petits pays accrochés aux pentes de l’Himalaya. Je te remercie de m’y avoir plongée à nouveau
Jacqueline Andrieu