Paris centre au temps de la pandémie de Covid par Martine Tabeaud, professeur émérite de géographie Université Paris I

 

En 2020 et 2021, la pandémie de Covid a conduit le gouvernement à décider de limiter les déplacements pour ralentir la propagation du virus et limiter l’afflux de malades dans les services hospitaliers.

Un nouveau vocabulaire est censé décrire la situation : confinement, déconfinement, reconfinement. Les pouvoirs publics utilisent des métaphores (la guerre, les premières lignes,) et définissent des échelles de valeur (sortie dérogatoire, activité non-essentielle) … Cette novlangue est omniprésente dans l’espace privé et dans l’espace public. Elle est supposée déclencher une prise de conscience et modifier les comportements mais en définitive elle entretient la peur.

Les trois confinements ont duré au total 118 jours (successivement 55 jours, 45 jours et 28 jours). Bien que de moins en moins contraignants, ils ont durablement marqué les Parisiennes et les Parisiens.

Emmurée, en quelque sorte, dans une enceinte virtuelle d’un kilomètre autour du Marais, j’effectue une promenade quotidienne dans une ville à la géographie sensorielle partiellement transformée : des rues quasi piétonnières, des bruits réduits de deux tiers (environ 6 db)… sauf au passage des ambulances. Comme le printemps est lumineux, ensoleillé et doux, chaque jour, je prends un carnet à dessin et selon mon humeur je m’arrête ici ou là pour crayonner ce que je vois d’un autre œil autrement à cause de la pandémie. En voici quelques exemples.

 

Premier confinement du 17 mars au 11 mai 2020

le 20 mars : Le voisin cascadeur

L’îlot circonscrit par la rue Geoffroy l’Angevin, la rue du Temple, la rue Simon-le-Franc et la rue Beaubourg dessine un rectangle de bâtiments mitoyens, datant presque tous du XVII e siècle. La plupart des immeubles s’ouvrent sur un jardin invisible de la rue. Mon voisin, cascadeur professionnel, fait désormais une randonnée journalière sur les toits d’ardoises. Il est parfois accompagné par un danseur. Ils s’installent sur les cheminées pour conjurer la pesanteur ambiante, s’extraire de l’enfermement, pour se détendre, lire et respirer.

le 22 mars : Trompe l’œil rue des Blancs Manteaux

Les commerces sont nombreux dans le quartier. La plupart ont baissé grilles et volets roulants qui dévoilent des tags joliment colorés. Restent les commerces de première nécessité : boulangers, bouchers, épiciers… Le matin, des chalands solitaires font la queue sur le trottoir. Ils respectent le mètre nécessaire à la « distanciation sociale ». Masqués dès mars, ils regardent leurs pieds et au retour à leur domicile, ils rasent les murs comme les rongeurs chassés de leur sous-sol par les hauts niveaux de la Seine en fin d’hiver. Des tags témoignent de ce paysage urbain sans la moindre sociabilité. Chacun se protège des autres avec un parapluie reconverti en para-miasme puisque ce printemps est exceptionnellement ensoleillé…

le 2 avril : Plusieurs générations de masques

Contrairement aux habitants des villes d’Asie, les Parisiens n’ont pas l’habitude de se protéger et de protéger les autres des virus des maladies respiratoires en portant un masque. Pourtant préconisé ailleurs, depuis février 2020, son port est annoncé comme « inutile » en France. En fait, les stocks sont limités et les autorités sanitaires les réservent aux soignants et aux malades. En avril, le gouvernement recommande le port du masque. Il le rend même obligatoire, avec le déconfinement en mai, dans les lieux fermés sous peine d’amende de 135 €. En août, à Paris il est rendu obligatoire dans la rue. A l’automne il concerne aussi le élèves en classe. En juin suivant, il est jugé inutile. La stratégie des autorités sanitaires est perçue comme opportuniste et fait polémique.

le 13 avril : Boîtes de bouquinistes, quai des Célestins

Par arrêté du 14 mars « afin de ralentir la propagation du virus sont fermés : les salles d’auditions, de conférences, de réunions, de spectacles, les magasins et centres commerciaux (sauf livraison et retraits de commandes), les restaurants et bars (sauf livraisons et vente à emporter), les salles de danse et salles de jeux, les bibliothèques et centres de documentation, les salles d’expositions, les établissements sportifs, les musées, les chapiteaux et tentes, les établissements d’éveil, d’enseignement, de formation, centres de vacances, centres de loisirs sans hébergement… »

Les loisirs sont considérés comme superflus, « non essentiels ». Les neuf cents boîtes vert bouteille des bouquinistes sont fermées, comme des cercueils alignés sur le parapet.

Des gestes simples de prévention, adoptés au quotidien, doivent permettent de réduire la transmission du virus. Qualifiés de « gestes barrières » leur liste illustrée est apposée partout : se laver les mains fréquemment, tousser et éternuer dans son coude, utiliser un mouchoir à usage unique, porter un masque jetable ou lavable, rester à distance des autres et limiter les contacts, aérer les pièces de vie, … Mais la mise en pratique est contrariée car les pharmacies ont été dévalisées. Elles n’ont été approvisionnées ni en masques, ni en gel hydroalcoolique, ni même en thermomètre permettant de savoir tôt si on est atteint par la maladie.

Les quais de Seine sont interdits, les parcs et les squares sont fermés. Sur les bords du fleuve, les péniches et les Bateaux-Mouches sont à l’arrêt. Faute de promeneurs et de touristes sur les quais bas, les canards et les cygnes, habitués à se nourrir des déchets des pique-niques, explorent de nouveaux lieux. Ils remontent sur les quais hauts et même au-delà. Comme la circulation automobile se réduit presque aux ambulances qui vont vers l’Hôtel Dieu, la traversée du quai des Célestins et de la rue de Rivoli ne présente aucun risque pour les palmipèdes. Un clin d’œil à Doisneau ce couple de canards qui parcourt le parvis de l’Hôtel de Ville.

 

Martine Tabeaud, professeur émérite de géographie Université Paris I, novembre 2022