Carte archéologique simplifiée d’Amazonie avec la localisation des trois régions signalées dans le texte

La photographie est indispensable à l’archéologue pour rendre compte de manière fidèle ce qu’il exhume lors de ses fouilles. Mais, cette mémoire photographique doit nécessairement s’accompagner de relevés graphiques, de plans, de stratigraphies, de cartes de dispersion des vestiges et autres détails significatifs. J’ajoute un troisième volet à ces deux modes de l’image avec l’aquarelle, une technique moins rigide, plus apte à l’imagination et suscitant la liberté artistique.

Cimetière des gardiens de l’ancien bagne de l’île Saint-Joseph, au large de Kourou, en Guyane française

J’ai fait ces aquarelles et de nombreuses autres durant mes pérégrinations archéologiques de terrain en Guyane française, au Brésil, à Aruba, en Équateur et au Suriname. Parfois aussi, elles occupèrent mes nuits insomniaques à Cayenne, Paramaribo ou Quito.
Elles résultent toutes de moments où il me fallait exprimer graphiquement les impressions provoquées par les fouilles archéologiques et une nécessité de poser sur le papier une représentation de ce que j’imaginais du passé de ces territoires méconnus.
Ces aquarelles n’ont pas la prétention d’être des œuvres d’art, mais plutôt des bribes subjectives d’interprétations de faits archéologiques. Leur vocation est plus de saisir un moment de la réflexion artistico-scientifique que d’aspirer à une vérité universelle du passé amazonien. Réunies dans des carnets de route, elles ont permis de fixer graphiquement des idées surgies en cours de fouilles ou de voyages. Je ne dis pas que c’est juste, je dis que ça soulage. Lorsque les mots m’ont manqué, j’ai eu la consolation du pinceau.

Reconstitution d’un village précolombien d’agriculteurs sur champs surélevés, de la côte occidentale de Guyane française

 

L’aquarelle vue d’en haut
Mes premiers pas sur le sol amazonien furent en Guyane dans les années 1980. Enfin, quand je dis sur le sol, ce serait plutôt en l’air, puisque très vite je m’envolais en ULM pour tenter l’archéologie aérienne. Perché à quelques centaines de pieds au-dessus des savanes inondables du littoral de Guyane, avec la pointe d’albâtre du lanceur spatial émergeant de la sylve au loin, je découvrais un paysage spectaculaire. Des milliers de petits tertres arrondis ou carrés s’alignaient dans les marais pour former d’insolites échiquiers amphibies d’anciens champs artificiels surélevés.
Dès lors, survoler le littoral des Guyanes n’est pas sans rappeler la vision qu’offrait le déploiement de l’armée romaine antique. Ce ne sont que centuries, manipules et cohortes de buttes tactiquement ordonnées en carré ou en tortue. Elles sont camouflées le long d’un talweg1 ou d’un cordon sableux, rangées en escadre prétorienne serrée dans une aire noyée ou disposées en phalange hoplitique2 sur toute l’étendue d’une savane. Elles ont en tout cas vaincu l’apparent capharnaüm de la nature côtière de ces tropiques. L’insouciante liberté de la nature s’est ici inclinée et a rendu les armes devant le génie amérindien. Le brin d’herbe, domestiqué, ne dépasse plus. L’humain l’a dompté, écrasé, annihilé, pour le remplacer par la végétation de son choix. On est loin de la bonhomme anarchie du terroir français qui donne à lire des siècles de ventes successives, de conflits de voisinage et d’héritages houleux. Ce parcellaire guyanais reflète bien au contraire une harmonie palpable et le souvenir d’un labeur communautaire florissant. Un généralissime a imposé sa loi et soumit le barbare naturel équatorial. Quels tribuns et centurions agricoles ont-ils donc organisés cette légion si disciplinée de structures ?

En testant les monticules, j’ai pu démontrer que c’était bien les Amérindiens précolombiens qui avaient creusé et accumulé la terre sans relâche il y a près d’un millénaire, pour édifier de curieux petits champs au dessus du niveau d’inondation afin d’y cultiver diverses plantes.

Restitution du village précolombien de Tanki Flip sur l’île d’Aruba à partir des données de fouille

L’aquarelle sous les cocotiers
Pendant longtemps, on a supposé que la présence précolombienne avait laissé peu de traces en Amazonie. Pour soutenir cette idée, des tartufes de la science affirmaient que les populations forestières étaient semi-nomades, archaïques et sauvages. Tout cela est faux et, surtout, bien naïf.
Évidemment, ils ne bâtirent pas d’édifices pérennes de pierre, la roche étant absente dans la grande plaine alluviale. Le bois et la palme remplacèrent les matériaux manquants. Déceler l’empreinte de ces habitations est dès lors plus délicat, surtout dans ce milieu équatorial qui corrompt et dissout la plupart des matières. Toutefois, des approches adaptées permettent de révéler les restes des premiers habitants d’Amazonie. La fouille par décapage de grandes surfaces est, par exemple, très appropriée aux sites tropicaux.
J’ai ainsi eu l’occasion de mettre en place ce type de méthode en divers endroits d’Amazonie. Mais, l’un des chantiers les plus spectaculaires fut sans nul doute celui d’Aruba au large du Venezuela, une petite île de 30 par 9 kilomètres, autrefois colonie des Pays-Bas. Avec un collègue hollandais, nous avons organisé un décapage gigantesque d’environ 2300 m2, représentant près de 7,5 % du village originel de Tanki Flip, attribué à la culture Dabajuroïde et daté de 1000 à 1250 de notre ère. Grâce à cette méthode, le plan de l’implantation précolombienne fut mis au jour, comprenant plus de quinze structures d’habitat, une palissade qui fermait le village, des foyers en fosse remplis de roches de différents types, des sépultures primaires et secondaires, des fours à céramique, des caches avec divers contenus, des milliers de vestiges et artefacts. Un pan entier de la vie quotidienne et riuelle des anciens habitants se révélait à nous.

Vision d’artiste d’une maison de culture Huapula au sommet d’un monticule artificiel de terre, en Amazonie équatorienne, à partir des données de fouille

L’aquarelle au pied du volcan
La même technique de fouille peut également être employée sur des sites plus restreints. Dans la vallée de l’Upano, dominée par le puissant volcan Sangay en Amazonie équatorienne, des familles de culture Huapula construisirent entre 800 et 1200 de notre ère leurs maisons au sommet de monticules artificiels de terre auparavant édifiés par leurs prédécesseurs. Ils ont ainsi récupéré les restes abandonnés d’une des plus grandes cités précolombiennes d’Amazonie, composée de tertres et de routes rectilignes creusées.
Les fouilles archéologiques sur un tertre ont divulgué un sol de maison très bien conservé, avec toute une série de traces et de vestiges. On reconnaissait des foyers, de gros outils de mouture, des jarres semi-enterrées brisées en place, de la vaisselle, des outils variés. Des graines calcinées de diverses plantes consommées furent également collectées.
L’étude spatiale de la dispersion des restes du sol d’occupation a permis la restitution d’une demeure amérindienne. Elle est très proche de celle des Shuar, groupe Chicham Aents (anciennement dénommés Jivaros), occupant aujourd’hui la région. La forte parenté des deux habitats plaide enfin pour une filiation culturelle. La culture Huapula représenterait ainsi les ancêtres directs des Shuar actuels.
Que ce soit depuis les airs ou le nez au sol, le passé de l’Amazonie se dévoile à ceux qui cherchent à le regarder. Comme l’écrivait John Steinbeck dans son livre « Dans la mer de Cortez » : « Chez certaines gens, il existe une pratique pernicieuse et mauvaise qui s’appelle voir ».

Figure 6. Le volcan Sangay, culminant à 5320 mètres au-dessus de la forêt amazonienne d’Équateur, est parmi les plus actifs du globe

Stéphen Rostain
Directeur de recherche au CNRS, Paris, mars 2023

Derniers livres parus de Stéphen Rostain
La forêt vierge d’Amazonie n’existe pas, Le Pommier, 360 p., 2021.
Histoire de l’Amazonie, Que sais-je ? PUF, 127 p., 2022.
Amazonie. Un jardin sauvage ou une forêt domestiquée, Essai d’écologie historique, (2e édition, révisée), Actes Sud, 263 p., 2023.

 


1 Ligne de fond sinueuse, souvent humide, dans la plaine.
2 Formation de fantassins lourdement armés dans la Grèce ancienne.