Kévin MARY, maître de conférences à l’Université Via Domitia de Perpignan
Etudier les élites africaines et leurs migrations pour études vers l’Amérique du nord résulte d’une volonté de sortir des études plus classiques centrées autour des relations franco-maliennes. Par ailleurs, avant d’être un travail sur les migrations et l’éducation, la thèse de Kévin Mary porte sur la société malienne, abordée selon un angle d’analyse plutôt original, le rapport des élites à l’éducation.
- La construction de l’objet d’étude
Le Mali est un des pays les plus pauvres au monde. S’il est lié aux migrations, c’est parce qu’au moins un membre de la majorité des familles maliennes vit à l’étranger. Les familles issues de la catégorie des élites ont pour particularité de ne pas envoyer leurs enfants étudier à l’université du Mali située à Bamako. Aussi, ces familles choisissent toutes des stratégies d’exode scolaire, tout comme les familles des couches moyennes, et de manière générale tous les parents dès lors qu’ils en ont les moyens. Les élites sont également l’objet de nombreux débats dans la société malienne, notamment dans les discussions quotidiennes au sein des groupes d’amis appelés « grins », les journaux, les émissions de radio, etc. Elles sont fortement remises en cause, notamment à partir de la crise de 2011, au moment où l’armée malienne apparaît disqualifiée, notamment par des scandales liés au népotisme. On parle « d’une élite qui serait corrompue ».
Les élites étudiées ici sont essentiellement composées de jeunes gens (de 17 à 40 ans), des étudiants fils et filles de bonnes familles, communément nommés « enfants de riches » selon une expression populaire. Les destinations des migrations pour études sont diverses, bien que l’on discerne des pôles principaux de cette migration en France, aux Etats-Unis et au Canada.
Après plus d’un an et demi de recherches sur le terrain, principalement au Mali, à Bamako, mais aussi aux Etats-Unis à Moncton, New-York et Washington, Kévin MARY a tenté de comprendre les raisons qui poussent les familles à envoyer leurs enfants à l’étranger. Dans quel but ? Pour y étudier quoi ? Les jeunes restent-ils à l’étranger ou reviennent-ils dans leur pays d’origine ? Quelle plus-value offre leur parcours d’études à l’étranger ?
Pour son recueil de données, l’auteur de cette thèse a eu recours à des méthodes aussi bien quantitatives que qualitatives (entretiens répétés, observations, récits de vie, questionnaires…). Il lui parait important d’insister sur le fait qu’il est extrêmement difficile d’enquêter sur des milieux sociaux très privilégiés car très secrets, sans froisser, et en obtenant toute la confiance des intéressés, dans le but qu’ils se livrent. Il est en effet rapidement possible de paraître trop intrusif.
2.Les migrations maliennes en Amérique du Nord
D’une façon générale, l’approche statistique sur les migrations n’est pas pleinement satisfaisante puisqu’elle ne permet pas de mesurer le nombre de migrations illégales, qui ne sont pas comptabilisées. Cependant, on observe que les migrations maliennes sont, d’une manière générale, surtout intra-africaines. En effet, les Africains migrent avant tout sur leur continent, vers la Côte d’Ivoire notamment. Environ 2 millions et demi de Maliens s’y trouvent. Les politiques migratoires européennes (espace Schengen) font que l’Europe devient de plus en plus difficile d’accès. Du coup, une nouvelle route migratoire s’est créée vers les Etats-Unis et le Canada, avec des profils différenciés. Beaucoup de Maliens entrent dans ces pays avec un visa de touriste.
3. Les attributs sociaux et les stratégies scolaires des élites
Face à une forte demande et à une offre scolaire publique insuffisante, les équipements scolaires de Bamako sont saturés. Les programmes d’ajustements structurels ont eu des effets néfastes pour l’éducation, et ont ouvert une succession de « crises scolaires » : grèves à cause des conditions déplorables du service éducatif (trop peu de professeurs, beaucoup d’étudiants, salaires inégalement versés, années blanches…).
On assiste alors à un véritable exode scolaire. Mais l’image de la France chez les élites se dégrade. On parle d’une relation de « proximité sans réciprocité » entre le Mali et la France.
Parallèlement, dès lors, une concurrence entre les universités étrangères se met en place dans le but de recruter des étudiants. L’auteur prend l’exemple d’une université canadienne : elle a embauché un de ses anciens étudiants maliens pour promouvoir l’établissement au Mali. Il s’agit ici d’une certaine forme de marchandisation de l’éducation, auprès d’une clientèle solvable, celle des élites.
Ceci est à replacer dans l’existence d’un lien très fort et encore très présent dans les mentalités, entre pouvoir et éducation au sein des élites maliennes. Aller à l’université à l’étranger revient à s’assurer un futur emploi. De la part des élites, ce lien est parfois affirmé de manière violente, comme en témoigne l’intervention du Premier malien à la télévision dans les années 1990 : « si vos enfants ne veulent pas étudier, laissez-les continuer à grever, nous, nos enfants étudient à l’extérieur et ils reviendront vous gouverner ».
Afin de mesurer l’attrait pour les études à l’étranger chez les jeunes Maliens, Kévin MARY a fait circuler des questionnaires dans les lycées huppés de Bamako, pour un total de 1.000 personnes interviewées. Ces questionnaires permettent d’établir des perspectives comparatives en enquêtant également dans des lycées publics. Il en résulte un fort attrait pour le triptyque France/Etats-Unis/Canada pour la première catégorie de lycées. Pour la seconde, les jeunes lycéens vont majoritairement rester sur le continent, faute de moyens.
Il ressort en outre de ces enquêtes l’existence d’un phénomène d’entre soi, où les mêmes classes sociales fréquentent les mêmes lycées, les logements des élites se situant aussi dans les mêmes quartiers… Une distinction entre une élite intellectuelle et une autre plus liée aux milieux d’affaires apparait également.
4. Les incertitudes de la reproduction sociale
A partir des entretiens, on observe cependant que les Maliens n’étudient pas dans les universités américaines les plus prestigieuses (avant tout parce que les systèmes d’enseignement sont mal connus). L’ajustement aux études, en langue anglaise, nécessite du temps et de l’argent que tous les étudiants n’ont pas. En effet, seuls les étudiants venant des milieux les plus privilégiés arrivent en général au bout de leurs études.
L’aspect valorisant d’un départ à l’étranger pour les études supérieures n’est pas à négliger pour les familles maliennes. En effet, nombre de ces étudiants, une fois leurs études terminées, se lançent dans des démarches administratives pour l’acquisition d’une seconde nationalité canadienne ou américaine. En effet, la recherche de l’acquisition d’un passeport canadien ou américain permet, une fois obtenu, de ne pas demander de visa pour les futurs séjours à l’étranger. Le passeport est alors considéré comme « l’autre diplôme » des étudiants maliens (certains partent étudier en Amérique du Nord dans le but de l’acquérir) car il permet un accès à une mobilité nettement facilitée en comparaison de la simple détention d’un passeport malien. Cependant, l’objectif premier reste de partir étudier à l’étranger pour mieux revenir dans son pays d’origine, et y acquérir une position professionnelle et sociale plus avantageuse qu’avant le départ. Dans le cas des élites, le retour au Mali correspond plutôt à mettre en place une forme de reproduction sociale, dans laquelle les fils et filles de bonnes familles vont chercher à reprendre la place de leurs parents dans l’entreprise familiale ou intégrer la haute fonction publique et les sphères politiques bamakoises. Il apparaît que dans ce cas de figure les choses ne s’opèrent pas de manière mécanique, mais sont au contraire empruntent d’incertitudes, et, in fine, d’une certaine « hantise du déclassement ».
Pour conclure, il est important de souligner la violence des rapports sociaux atour de l’accès à l’éducation au Mali. En effet, les migrations pour études apparaissent comme des marqueurs d’appartenance aux classes dominantes.
Compte rendu rédigé par Emma Berger, étudiante à l’université Paul Valéry de Montpellier membre de l’association le Globe