La Lena près de Iakoutsk

La Lena près de Iakoutsk

Ils s’y sont mis à deux pour écrire les carnets d’un voyage qu’ils ont fait ensemble en 2010 dans les contrées lointaines et largement ignorées de l’Extrême-Orient russe1. Deux auteurs, deux photographes, deux mains, mais une seule voix dont on ne sait pas trop qui elle est en vérité, tellement nos deux écrivains-voyageurs, Eric Faye et Christian Garcin, ont réussi leur entreprise fusionnelle qui permet au lecteur de descendre ces fleuves en solitaire.

Un voyage dans l’Extrême-Orient russe ? C’est vite dit car la distinction avec la Sibérie n’est pas toujours très claire comme le suggère le nom « Transsibérien » du train qui arrive à Vladivostok. Vue d’Europe occidentale, on croit le savoir depuis longtemps, la Russie comprend une partie européenne jusqu’aux monts Oural et, au-delà vers l’Est, il y a l’immense Sibérie qui s’étend jusqu’à l’océan Pacifique. En fait, l’organisation administrative russe considère que la Lena forme la limite orientale de la Sibérie tandis que l’Extrême-Orient regroupe toute la partie est du continent eurasiatique, entre Iakoutie et Kamtchatka.

La décantation de l’imaginaire

Le récit de voyage de nos deux écrivains-voyageurs relate successivement la descente de Lena puis celle de l’Amour. Deux descentes de fleuves gigantesques qui témoignent de la désolation d’un Far East russe le plus souvent déglingué, parfois abandonné, où la tristesse et l’ennui n’empêchent pourtant pas la vie de résister çà et là, y compris dans les lieux les plus improbables. Mais au bout du compte, dans les deux cas, une seule question importe : pourquoi donc venir ici ? Les hommes et les femmes rencontrés la posent, franchement ou implicitement, aux deux auteurs. Ceux-ci se la posent aussi constamment, sans d’ailleurs être certains des réponses qu’ils lui donnent… Peut-être que l’essentiel pour eux c’est la décantation de l’imaginaire nécessaire pour mettre à nu l’étoffe des rêves qui se cache derrière la grisaille de la réalité.

« (…) habitué que je suis à voyager dans des lieux dont les noms me font rêver depuis longtemps, mais dont je sais bien qu’au bout du compte ils peuvent être décevants, très ordinaires, si ce n’est franchement laids. A la vérité cela m’importe peu, car je ne suis ni difficile ni regardant, l’important étant pour moi de voyager à l’intérieur d’un nom, et de confronter l’imaginaire, souvent très ancien, voire mythique, qui lui est lié, à la réalité, souvent très banale qu’il recouvre. » (p. 180)

Descendre la Lena, c’est suivre un fleuve immense de 4 400 kilomètres de long, d’une largeur extraordinaire par endroits, qui coule du sud au nord depuis sa source dans les monts Baïkal jusqu’à son embouchure dans l’Arctique en un delta vaste comme la Belgique. Mais descendre ce fleuve n’est pas seulement une « performance » géographique dans des régions ouvertes depuis peu aux Occidentaux, c’est aussi assouvir un vieux rêve surgi de l’examen d’une carte de la Sibérie avec ses tracés fluviaux démesurés striant de gigantesques espaces de taïga et de toundra, surtout la trilogie Ob-Ienisseï-Lena. Comment descendre la Lena pour confronter la réalité et le rêve ? Plusieurs possibilités existent, du moins sur le papier, mais très vite s’est imposé le choix d’une croisière touristique sur le Mikhaïl-Svetlov, un bateau appartenant à la compagnie Alrosa, le géant du diamant, qui relie Iakoutsk à Tiksi en sept jours, avec des haltes le long du fleuve.

« Défilent devant moi des kilomètres de falaises sablonneuses couronnées de minces mélèzes, au-dessus d’une eau parfaitement lisse, aux beaux reflets mauves. Il est presque minuit à présent, et le ciel à peine foncé éternise un crépuscule de toute beauté, qui s’épuise en un camaïeu de rouge violacé – la couleur de l’intérieur des corps disait Mishima. » (p. 50)

Le bateau de croisière Mikhaïl-Svetlov sur la Lena (source : grandsespaces.ch)

Le bateau de croisière Mikhaïl-Svetlov sur la Lena (source : grandsespaces.ch)

Une lente dérive dans le temps et l’espace

L’immense Lena coule impassiblement vers son embouchure en découvrant rarement ses deux rives à la fois car les îles innombrables qui parsèment son cours font souvent écran entre l’une et l’autre. En aval de Sinsk, là où elle longe les « piliers de la Lena », elle est large de plusieurs kilomètres et en a déjà parcouru plus de deux mille depuis sa source. Profitant d’une halte de quelques heures, l’auteur s’aventure ici dans une taïga infestée de moustiques, juste à l’endroit où une vallée interrompt l’alignement des « cheminées de fée », et réussit à s’y infiltrer et prendre à revers la montagne.

« Du sommet, à plus de cent mètres au-dessus du fleuve, la seule trace visible de l’homme est une petite communauté établie sur l’autre rive et une barge qui remonte, chargée de poids lourds et d’autocars blancs. Mais celui qui décale son regard de quelques dizaines de degrés ne voit tout d’un coup plus rien de l’homme. Forêts, forêts. » (p. 58-59)

Regagnant le Mikhaïl-Svetlov, l’écrivain-voyageur se met à penser que le bateau dérive sur la plus large autoroute du monde. D’ici peu de temps, dans trois mois, le court été nordique aura pris fin et le fleuve englacé servira alors d’axe routier « bien plus agréable que les routes ou chemins cahoteux qui sillonnent la Sibérie estivale ». Pour l’heure, les passagers s’attardent sur des détails pour passer le temps, par exemple en observant les balises installées sur le sable des deux rives pour prévoir ainsi les changements de cap du navire.

« Il arrive que l’on croise un autre navire, mais l’émotion est fugitive ; le car-ferry qui traverse le fleuve a tôt fait de disparaître de notre vue. Idem pour ce bateau de passagers qui file vers le sud, comme catapulté par une fronde. Tout cela dure si peu, dans le temps d’une journée. Car la Lena engendre des jours à son image : immenses. (p. 64)

Il y a quelque chose d’étrange à descendre un fleuve aux rives si dépeuplées, dans la torpeur d’une dérive désespérément lente. « Ce rythme-là, combiné à la vibration étouffée des machines, me plongeait dans un état proche de l’hypnose qui m’incitait à exercer ma profession de rêveur. » (p. 67). Heureusement, les soirs rompent la monotonie des jours, des soirs qui donnent l’impression qu’à cet endroit du monde, le jour ne finit jamais. Dans ce crépuscule à rallonge, les forêts dessinent « une frise noire en dents de scie, comme pour rappeler ce qu’aurait été une nuit véritable ». « Que comprendre, sans le précieux ciel du soir ? Seule cette clarté me renseignait sur notre marche vers le nord, car longtemps, après Iakoutsk, la végétation, restant la même, refusa de livrer le moindre indice. » (p. 70)

Le « tube de la Lena »

Les colonnes de la Lena (source : tout-sur-google-earth.com)

Les colonnes de la Lena (source : tout-sur-google-earth.com)

Depuis le début de la croisière, le fleuve a pris ses aises, calmement, imperturbablement, au point de ne plus s’y retrouver entre ses îles, ses bancs de sable et ses bras multiples. Mais peu avant le delta, la Lena se resserre, coincée sur sa rive droite par une ramification des monts Verkhoïansk et sur sa rive gauche par la chaîne de Kharaulaskhki, elle ne dépasse plus alors un à deux kilomètres de large.

« Le navire franchit le « tube de la Lena, défilé étroit, goulet, goulot d’étranglement qui précède le delta. (…) Prélude sauvage à l’apparition du Grand Nord, des falaises nous dominent de leurs trois à quatre cents mètres. (…) Quand le navire sort du défilé, c’est pour se retrouver dans un autre monde, débarrassé de la taïga. » (p. 76-77)

Ces gorges, comme bien d’autres portions des grands fleuves sibériens, ont suscité des projets grandioses de détournement et de maîtrise des eaux. Dès les années 1930, des apprentis sorciers ont imaginé une nouvelle géographie de ces immensités continentales afin de réorienter cette eau précieuse vers la « Russie utile ». Contrairement à l’Ob et à l’Ienisseï, la Lena, trop éloignée des grandes régions consommatrices, a échappé aux projets de détournement mais des ingénieurs de Leningrad ont tout de même rêvé de construire le plus grand barrage hydroélectrique de la planète à l’emplacement du « tube de la Lena », un rêve qui finalement ne s’est jamais réalisé.

Et cette immense avenue fluviale traverse aujourd’hui un pays largement oublié des hommes avec ici et là quelques modestes villages et, tout de même, quelques rares petites villes minières ou à vocation logistique, sans compter Iakoutsk, la seule ville digne de ce nom, capitale de la Iakoutie, nommée officiellement République de Sakha.

Tiksi-sur-Arctique

L’immense delta de la Lena au bord de l’océan Glacial arctique (source USGS, site cosmovisions.com)

L’immense delta de la Lena au bord de l’océan Glacial arctique (source USGS, site cosmovisions.com)

Court-circuitant le delta géant et piquant droit sur l’océan Glacial Arctique, le Mikhaïl-Svetlov s’arrête tout près de Tiksi dont le statut spécial de « zone frontalière » nécessite pour les passagers un accès en minibus rigoureusement contrôlé. La ville de Tiksi est une ville à l’abandon qui est passée de vingt mille habitants il y a vingt ans à quatre mille environ aujourd’hui. Les immeubles reposent sur d’innombrables pilotis enfoncés dans le permafrost les faisant ressembler de loin à des mille-pattes de béton. Des rues grises et vides, des places désertes, partout une espèce de nonchalance triste et résignée. Et notre écrivain-voyageur de comparer la ville sur une échelle mondiale de la tristesse et de l’ennui où elle voisinerait avec une cité minière d’Albanie découverte en 1991 et une ancienne base navale soviétique en Lettonie visitée en 2009. Ce qui le fait s’interroger sur son attrait pour ces lieux déglingués, ces « zones » de bas-fonds crépusculaires. « Etait-ce le plaisir mesquin d’avoir échappé à pareille existence, ou une manière de fascination pour la dernière civilisation spartiate qu’ait connue le monde ? » (p. 132)

Tiksi, petite ville de l’Arctique russe (source : vagabonds.fr)

Tiksi, petite ville de l’Arctique russe (source : vagabond.fr)

Le retour en avion à Iakoutsk donne une autre version de la traversée des solitudes sibériennes, une version d’altitude et inversée puisqu’après la toundra revient le tour de la taïga qui déploie à nouveau ses immensités parfois piquetées de quelques taches lacustres.

« La taïga a réapparu, puis un cours d’eau a miroité ; ce n’était pas un cours d’eau, mais deux, trois, quatre bras d’un même ensemble, d’un monstre qui traversait ces étendues planes. C’étaient les tentacules de la Lena. Nous l’avions retrouvée. Le Mikhaïl-Svetlov avait dû glisser là, minuscule, dix jours plus tôt. » (p. 137-138)

Daniel Oster, juillet 2015

1 Eric Faye et Christian Garcin, En descendant les fleuves. Carnets de l’Extrême-Orient russe, Stock, 2014.