Pierre SENGES, Environs et mesures,
Le Cabinet des Lettres, Gallimard, 2011 (104 pages)
Environs et mesures : l’approximatif et l’exact, le flou et le fixe, le proche et le précis, le fictif et l’effectif, etc. Cet essai distingue et associe les mots :la fable et le vrai, le mythe et le savoir se mêlent dans les œuvres de fiction comme dans les écrits du savant.« On ne peut pas s’empêcher d’interroger le réel en même temps que l’imaginaire, c’est-à-dire décortiquer chaque élément d’une fable pour voir s’il peut, en plus de distraire, obéir aux lois de la physique » (p. 72). Le géographe n’y échappe pas, qui cherche en vain le bout du monde et l’entrée des Enfers, ou qui croit mesurer la terre alors qu’il la toise. Mais « la géographie n’est pas la seule à donner l’hospitalité à la fois au vrai et au faux » (p. 30).Déjà, en 2004, Pierre Senges avait réfuté par la fiction la découverte de l’Amérique[1] ; il interroge ici « les terres à moitié imaginaires, à moitié réelles de notre géographie » (p. 89).
Avec un malicieux plaisir de plume, l’auteurdénombreles géographies imaginaires, Paradis et Enfers, territoires d’Ulysse, Atlantide et Eldorado, royaume du Prêtre Jean, Gog et Magog… Les noms flamboyants de chercheurs de légende sonnent comme chez Borges : Hésiode, saint Athanase, Richard de Harlington, Thomas d’Aquin, Sébastien de Gabalo, Onésicrite, MarmadukeCarver, AugustinusSteuchus (aliasEugubinus), Pierre-Daniel Huet, Jean Damascène, Jean (John) de Mandeville, CosmasIndicopleustes, Moïse-bar-Cepha, AlfonsusVeracruenis sont convoqués, avec une trentaine d’autres, pour le seul Paradis. On apprend ailleurs que le savant Victor Bérard cherche pendant vingt ans l’île de Calypso avec « la volonté de voir triompher la raison géographe sur l’imaginaire des poètes » (p. 77). Le lecteur découvre avec bonheur une géographie biblique des fleuves du Paradis : « On admet parfois que le fleuve Gihôn contourne le pays de Cush (en Ethiopie – Cush est le fils de Cham, Cham fils de Noé), et le fleuve Pishôn le pays de Havila (en Arabie, ou en Inde selon Pierre Comestor – Havila est le fils de Cush) » (p. 19) ; et le géographe ne manquera pas d’en trier le vrai du faux.
Pourquoi localiser un lieu imaginaire, comme cette bourgade de la Manche dont Miguel de Cervantès ne veut pas se rappeler le nom et qu’une dizaine de savants, après deux ans de travaux,place à Villanueva de los Infantes ? « Si les rêves enchantent au cours de la nuit, l’interprétation des rêves enchante beaucoup plus longtemps : elle est un émerveillement diurne » répond l’auteur (p. 18). Pourquoi mettre le nom de cette bourgade sur une carte ? « C’est bien connu, les terres imaginaires sont une affaire de géographes sédentaires » (p. 60), « à leurs yeux de géographes, localiser, vaille que vaille, un point sur une carte remplace le voyage » (p. 62). Localiser et cartographier en imagination sont des façons de maîtriser le réel par la fiction : le lieu imaginaire n’est « accessible que par l’espoir de l’atteindre » (p. 83). Et pour ceux qui veulent l’atteindre autrement, « les voyages sont à leur façon un bon moyen de ramener la vérité et le mensonge dans le même bagage » (p. 30). Authentique ou imposteur, le découvreur en impose au retour par sa parole prestigieuse, alors qu’il a seulement converti « l’admirable ailleurs en un ici aplati sous les bottes » (p. 62).
Pour le sédentaire comme pour l’explorateur, il est impossible d’être ailleurs, partout et nulle partà la fois. Impossible pour eux de ne pas se trouver quelque part, impossible de s’en échapper alors qu’ils ont l’illusion ou la certitude d’un ailleurs : « Se savoir limité dans le temps et dans l’espace suppose pour chaque homme d’élaborer une géographie de mortel, et de mortel localisé » (p. 96). Et Pierre Senges de conclure : « Celui qui assigne une place à des pays imaginaires exprime seulement l’espoir le plus brut, vulgaire et brutal, de voir son imaginaire compatible avec le monde où il a échoué, celui-là et pas un autre » (p. 100).
Jean-Marc Pinet