Ce mardi soir, un public nombreux assiste au Café géo dont le sujet porte sur la « géohistoire des humains sur la Terre ». Pour aborder cette question un unique intervenant : Christian Grataloup, le géohistorien bien connu qui incarne largement la réflexion géohistorique depuis de nombreuses années. Auteur d’un livre d’une ambition rare (Géohistoire. Une autre histoire des humains sur la Terre, Les Arènes, 2023), C. Grataloup se propose durant cette soirée d’éclairer ce que l’histoire des sociétés doit à leur espace. Rien que cela !
DO : Ton livre Géohistoire paru l’année dernière marque l’aboutissement d’un long cheminement dans ta réflexion géohistorique. C’est peut-être pour cela que tu as choisi de le titrer sobrement Géohistoire, même si un sous-titre plus explicite l’accompagne : Une autre histoire des humains sur la Terre.
CG : En fait, le titre Géohistoire est un choix éditorial qui montre bien que l’expression créée par Fernand Braudel est tout à fait passée dans le domaine public.
DO : Les médias qui t’ont interviewé n’ont pas manqué de te demander une énième fois ta définition de la géohistoire. Tu réponds souvent qu’il s’agit d’éclairer ce que l’histoire des sociétés doit à leur espace. Dans ce livre tu évoques une synthèse de deux types de relations : les relations entre les sociétés et les relations avec le reste de la biosphère. Peux-tu préciser cet objectif ?
CG : La géohistoire assume sa bâtardise (histoire et géographie). Il faut articuler constamment les logiques d’organisation spatiale avec les processus de temporalité. Il faut tenir compte de tous ces éléments. Certains journalistes aiment dire que je suis le plus historien des géographes. Mais peut-être suis-je le plus géographe des historiens ?
Pour moi, par exemple, un des éléments clés du livre est la distance, c’est-à-dire l’éloignement ou la proximité entre les différentes sociétés, soit un élément géographique fondamental de l’évolution historique. Je parle d’un « singulier pluriel » pour une seule espèce humaine et des sociétés très différentes les unes des autres. L’histoire humaine est prise entre proximité et mobilité. Cette diversité des sociétés est un élément essentiel en même temps que le regroupement, les fusions, les diminutions, par exemple du nombre des langues D’où l’importance à mes yeux de la carte des langues au XVe siècle (17 000 à cette époque contre 6 000 aujourd’hui).
DO : Ton travail consiste à faire de la géohistoire à l’échelle mondiale comme le prouvent les titres de la plupart de tes livres. Mais il est bien sûr possible de faire de la géohistoire à une autre échelle, par exemple nationale ou locale.
CG : C’est vrai qu’aujourd’hui, en France, la géohistoire est rangée dans la catégorie de l’histoire globale. Je pense que la première est particulièrement bien adaptée à la seconde. Mais le problème de distance entre les différents acteurs sociaux est le même à toutes les échelles. Par exemple, c’est ce que j’ai essayé de faire avec l’Atlas historique de la France (Les Arènes-L’Histoire, 2019).
DO : On te questionne souvent sur ton utilisation de l’histoire contrefactuelle qu’on appelle aussi l’histoire des possibles. Peux-tu rappeler ce qu’est ce type d’histoire et pourquoi tu y as recours quelquefois ?
CG : L’uchronie raisonnée est une démarche expérimentale dans un processus temporel, elle aide à la réflexion et notamment permet de relativiser. Par exemple, si le monde avait été tissé par les Polynésiens, le monde aurait été totalement différent de ce qu’il est devenu à partir du XVIe siècle, lorsque les Européens ont influencé considérablement les interrelations entre les sociétés humaines.
DO : Abordons maintenant l’histoire des humains sur la Terre avec la préhistoire, plus précisément le paléolithique, avant donc la révolution néolithique. C’est le moment où l’animal humain sort de la savane arborée pour migrer vers des environnements très divers. Une carte très intéressante représente l’aire de diffusion des homo erectus, elle est titrée très pertinemment « sortir de son écosystème : le propre des humains ». Peux-tu expliquer ce titre ?
CG : Il y a actuellement des discussions à propos de la traduction du titre de l’ouvrage (5 traductions en cours). Les Néerlandais ont choisi de titrer le livre en utilisant l’expression De la savane à la ville. Ceci pour dire que ce qui me semble caractériser l’espèce humaine par rapport à tous les autres primates, c’est son ubiquité : il y a des humains partout. Ce processus a commencé il y a 2 millions d’années quand homo erectus est sorti d’Afrique ; les différentes espèces humaines ont su vivre dans des milieux qui n’étaient pas biologiquement le leur grâce à la maîtrise du feu, à la maîtrise du vêtement, à la construction de logements complexes, donc grâce à leur capacité à produire des micro-milieux. C’est vrai pour Sapiens depuis 300 000 ans.
Ce qui est à l’origine d’une part, de l’unité de l’espèce, et d’autre part, du fractionnement en de multiples sociétés (diversité des langues, des modes de vie, etc.)
DO : Sapiens vit donc dans tous les milieux. On peut parler de diffusion-dispersion avec pour corollaire le fractionnement en sociétés sans contact. A cet endroit du livre, tu cites la controverse de Valladolid et La Planète des singes de l’écrivain Pierre Boulle. Pourquoi cela ?
CG : Selon l’Eglise, ce qui prouvait l’humanité des populations autochtones rencontrées lors des « Grandes Découvertes » c’était l’interfécondité entre ces populations et les Européens. Quant au livre La planète des singes, il montre à sa manière comment le romancier Pierre Boulle s’est emparé de la question d’une commune espèce humaine.
DO : Evoquons maintenant l’avènement du Néolithique qui se caractérise par la domestication du vivant (végétaux et animaux) et la sédentarisation des populations. Au lieu du néolithique tu préfères parler des néolithiques, sans doute à cause de la dispersion des foyers de néolithisation dans le monde. Comment peut-on expliquer la simultanéité relative de cette dispersion ?
CG : Effectivement, les premières domestications sont apparues dans plusieurs foyers très dispersés sur la terre (Proche-Orient, Chine, Asie méridionale, Afrique occidentale, etc.) mais dans une fourchette de temps assez réduite. Pourquoi ces foyers indépendants de domestication ? Une première explication : l’absence de communications avérées. Une autre cause : la très forte coïncidence chronologique a empêché le déploiement d’un processus de diffusion. Il faut donc admettre le polygénisme des sociétés agricoles.
DO : Qu’en est-il des conséquences de la synchronie hétérogène au niveau des domestications (« le lama et la vache ») ?
CG : Les deux grands ensembles géographiques de plantes et d’animaux domestiqués (l’Eufrasie et l’Amérique) diffèrent par les potentialités préalables de domestication. Il semble bien s’agir d’une question d’offre. Le déséquilibre est flagrant dans le domaine animal. L’Amérique ne disposait d’aucun gros mammifère domesticable comme le cheval ou le dromadaire. Cela a eu des conséquences pour l’alimentation, le transport, le travail et même l’art militaire.
DO : Un chapitre passionnant traite des dernières diffusions spatiales, notamment en Amérique et en Océanie. La science archéologique progresse au point de donner aujourd’hui une profondeur historique à des espaces tels que les grandes plaines centrales d’Amérique du Nord et l’Amazonie. Prenons l’exemple de cette dernière qui illustre parfaitement ce qu’on appelle les « peuples sans histoire ». Que sait-on de nos jours de l’histoire de l’Amazonie ?
CG : Des régions entières n’ont entretenu que des liens rares et distendus avec l’axe de l’Ancien Monde. Certaines sociétés ont tout de même été partiellement reliées à cet axe comme celles du littoral de l’est africain. D’autres sociétés étaient entièrement coupées de cet axe comme les sociétés amérindiennes qui ont vécu indépendamment de l’histoire de l’Eufrasie et qui de ce fait ont eu une histoire de pandémies tout à fait particulière.
Grâce aux progrès de l’archéologie, deux grandes régions ont acquis une profondeur historique à peine perçue jusqu’à la seconde moitié du XXe siècle : les grandes plaines centrales d’Amérique septentrionale et l’Amazonie.
DO : La carte « L’Axe de l’Eufrasie au début de notre ère » montre un monde connecté de la Chine à Rome en l’an 200. Depuis le Néolithique, une zone de forte densité humaine (au moins les deux tiers de l’humanité) s’est structurée des mers de Chine à la Méditerranée. Au IIe siècle, elle est organisée autour de grands empires. Ceux-ci font face, au nord, aux peuples des steppes, éleveurs et caravaniers. Plus au sud se trouvent des ensembles plus petits. C’est une « première mondialisation » avec les routes de la soie et celles des épices maritimes. Peux-tu développer ce que tu appelles « l’origine axiale du Monde ».
CG : Depuis plusieurs milliers d’années, entre Chine et Méditerranée, l’axe de l’Ancien Monde regroupe approximativement les trois quarts de l’humanité. Là, les sociétés sont nécessairement interconnectées puisque voisines ; quand une société a une innovation, celle-ci va se répandre chez les autres. Il y a d’ailleurs toutes sortes de passages : des mers littorales, des axes fluviaux, des steppes qui vont être peuplées par des peuples faisant le choix de l’élevage. Se sont donc développées des sociétés très différenciées : au sud, des sociétés « à racines » (des cultivateurs) ; au nord, des sociétés « à pattes » (des pasteurs).
DO : Abordons maintenant « la bifurcation du Monde » avec les « Grandes Découvertes » et l’Europe qui devient le centre du Monde. Pourquoi le succès de l’Europe (des hasards et des envies) ?
CG : La connexion avec les sociétés autres que celles de l’axe de l’Ancien Monde ne pouvait a priori être faite que par une société de l’Ancien Monde. Ensuite pourquoi les Européens ? La situation d’extrême occident de l’Europe pouvait inciter ses sociétés à l’aventure maritime. Madère et les Açores furent les premières îles à sucre des Européens qui n’eurent plus qu’à déplacer vers l’ouest au XVIe siècle le complexe socio-économique de la plantation.
DO : Et si le Sud avait créé le Nord ?
CG : Une petite uchronie radicale. Imaginons un rapport Nord-Sud inversé avec des sociétés tropicales qui auraient eu envie de produits tels que le lait ou la viande produits sur des terres avec hivers. Tout ceci pour dire que la péjoration du Sud n’est pas un phénomène naturel.
DO : Pour terminer, quels sont les principaux aspects géohistoriques du XXe siècle et du début du XXIe siècle ? Peut-on distinguer ceux qui se situent dans la continuité du siècle précédent et ceux qui sont en rupture avec lui ? Il me semble que le tableau de notre monde actuel met en jeu trois données fondamentales : une interdépendance accrue, les fractures profondes entre les sociétés, la gestion indispensable de la planète.
CG : Commençons par une mutation fondamentale : la croissance démographique avec un milliard d’habitants sur la Terre en 1800 et plus de 8 milliards aujourd’hui. Les humains sont devenus une espèce invasive qui détruit la mince pellicule de vie végétale et animale. Rien qu’à cause de cela, toutes les sociétés sont interconnectées. La question centrale c’est comment affronter ensemble, avec des sociétés si différentes, ce problème de gestion de notre unique bien commun qui est cette pellicule de vie. Aujourd’hui, on est à la fois dans une urgence d’agir en commun et de prendre en compte la diversité liée souvent à l’héritage colonial… La réflexion géohistorique traduit la nécessité de comprendre le fractionnement des sociétés et de pouvoir contribuer à essayer de le dépasser.
Un deuxième élément de réponse réside dans les rejeux d’héritages. Dans la diversité des sociétés on a des types de configurations sociales qui se sont construites en position les unes par rapport aux autres. Le planisphère politique est un puzzle, celui des Etats-nations. Parmi les plus grandes pièces du puzzle se trouvent en particulier les Etats héritiers des anciens empires de l’Axe (Chine et Russie). Parmi les plus petites pièces du puzzle, il y a de nombreux supports à des activités qui se jouent de l’international (paradis fiscaux, narcotrafic, etc.). Au total, on a un certain nombre d’éléments qui nous posent d’énormes problèmes pour pouvoir organiser ensemble la gestion de notre Planète.
Questions de la salle :
Q1 : Peut-on imaginer l’évolution du monde si Néandertal l’avait emporté ?
CG : Le Musée de l’homme a organisé récemment une exposition sur Néandertal. Celle-ci montre que Néandertal a changé de statut. Il y a 30 ans on le représentait comme une brute épaisse, contrairement à l’Homo Sapiens, qui lui apparaissant comme un civilisé (en devenir). Cela traduisait une vision du monde, celle qui opposait le sauvage à l’homme civilisé (c’est-à-dire l’Européen). Aujourd’hui, une parfaite inversion oppose Néandertal, le « gentil écolo », à Sapiens « qui recherchait le profit et avait tous les défauts ». En fait, on apprendra peut-être que Sapiens avait quelques avantages (sur les possibilités langagières ?) par rapport à Néandertal. Des processus historiques très différents n’auraient sans doute pas existé si Néandertal l’avait emporté.
Q2 : L’Europe affectée à la fin du Moyen Age par le « précapitalisme » a-t-elle bénéficié de ces conditions pour impulser à son profit la mondialisation amorcée par les « Grandes Découvertes » ?
CG : Là, vous posez la question des configurations sociales internes des sociétés. Ma réflexion géohistorique a fait le choix de s’intéresser avant tout aux logiques externes, c’est-à-dire essentiellement aux interrelations entre les sociétés (connexion, pas connexion, hiérarchie ou égalité dans les connexions, etc.). Ce qui se passe à l’intérieur des sociétés n’a pas été un élément important de ma réflexion mais mon livre donne les éléments de contextualisation qui peuvent permettre ensuite de s’intéresser aux structures internes (chinoises, indiennes, ottomanes, etc.) qui sont des éléments importants.
Q3 : Et si Napoléon n’avait pas vendu la Louisiane ?
CG : La Louisiane est très largement un mythe. Au XVIIIe siècle, la Louisiane française (la Nouvelle-France) forme un vaste espace entre le Saint-Laurent et le delta du Mississipi, peuplé (modestement) de colons, l’essentiel étant constitué de territoires où une poignés de Français et de « coureurs des bois » s’adonnent au commerce avec les nations amérindiennes. La configuration géopolitique principale dans le sud des Grandes Plaines était la Comancheria (l’empire comanche, qu’on peut qualifier d’« empire cavalier »), qui avait une réalité plus importante que la Nouvelle-France des chancelleries. Napoléon qui n’avait pas la maîtrise des mers a préféré vendre la Louisiane qu’il n’avait pas la possibilité de contrôler, ni de développer.
Compte rendu rédigé par Daniel Oster, décembre 2024