Géopolitique de l’art contemporain. Une remise en cause de l’hégémonie américaine ? Nathalie Obadia, Le Cavalier Bleu, 2019.
Le patrimoine d’un pays ne se résume pas à sa géographie ou à ses richesses naturelles, industrielles ou technologiques. Il est aussi constitué de son « aura » culturelle au-delà de ses frontières. Au XXIe siècle, l’art reste plus que jamais, un marqueur de puissance pour un pays, dans le sens géopolitique du terme. Certes, l’utilisation de l’art comme vecteur de puissance a toujours existé, mais ce sont les Etats-Unis qui l’ont perfectionné pour devenir ce que le professeur Joseph Nye, en 1990, a appelé « soft power », défini comme instrument d’influence avec des moyens non coercitifs.
Ce soft power a appartenu au Vieux Monde avant d’être approprié par les E-U après le 2GM. Aujourd’hui se sont les nouvelles puissances économiques qui le convoitent, dont la Chine.
Quelques chiffres donnent le tournis : le marché de l’art, en 2017, représente un volume de 63 milliards de dollars, dont les E-U, la Chine et le Royaume Uni représentent à eux seuls 83 %, laissant à la France 7% et à l’Allemagne 2%.
Le 11 mars 2021, une œuvre d’art numérique signée de Mike Winckelmann (ou Beeple) s’est vendue chez Christie’s 58 millions d’euros. C’est le 3e artiste vivant le plus cher du monde.
On reste bouche bée devant cette démesure, au royaume de l’art contemporain.
Qui est Nathalie Obadia ?
L’ouvrage dont est fait ici le compte rendu est de la plume de Nathalie Obadia, galeriste et marchande d’art contemporain, mais aussi enseignante à Sciences Po, dont elle est diplômée.
Elle est née en 1962, à Toulouse, de parents grands amateurs d’art qui achètent déjà des Roy Lichtenstein, des Andy Warhol, etc. Elle apprend le métier de galeriste chez Daniel Varenne à Genève, chez Adrien Maeght à Paris, puis aux côtés de Daniel Templon de 1988 à 1992. Elle ouvre sa propre galerie à Paris, puis une autre à Bruxelles en 2008.
Nathalie Obadia promeut des artistes d’avant-garde. Plusieurs sont devenus suffisamment connus pour être invités à la Biennale de Venise, où figurent dans les collections du Centre Pompidou ou des Musées royaux de Belgique.
Le pouvoir de l’art
Une première partie de l’ouvrage analyse l’évolution de la scène artistique internationale depuis l’aube du XXe siècle et jusqu’à nos jours.
• La Vieille Europe reste le modèle incontesté jusqu’à la 1GM.
Paris est le centre des avant-gardes, une terre d’accueil d’artistes et intellectuels, parfois venus de pays hostiles à la liberté d’expression. Les plus grands noms s’y retrouvent : Pablo Picasso, Georges Braque, André Breton, Salvador Dali, Max Ernst, Paul Eluard, Marc Chagall, Louis Aragon, Alberto Giacometti, etc.
Les marchands d’art, tel le français Paul Durand-Ruel, vont pousser les « nouveaux riches » américains à se constituer des collections d’art ancien européen (Renoir, Sisley, Pissarro), comme l’avaient fait les grandes familles d’Europe au cours des siècles.
• En 1913, l’exposition de l’Armory Show à New York confronte pour la première fois Pablo Picasso, Henri Matisse, Francis Picabia et Marcel Duchamp avec des peintres américains, Edward Hopper, Arthur Dove, ou Stuart Davis. Son succès est grandiose.
Les E-U, se découvrent une âme messianique, porteuse de liberté face à l’arrivée des bolcheviques en Russie en 1917. Puis lors de la crise de 1929, le président Franklin D. Roosevelt lance le New Deal. Un de ses volets est peu connu : le Federal Act Project, dont le but est de financer les artistes touchés par la crise. Des fresques murales sont commandées à Thomas Benton, Jackson Pollock, Marc Rothko… Des photographies montrant la misère des villes ou des campagnes sont achetées à Dorothea Lange et Walter Evans. Entre 1935 et 1945, 200 000 commandes sont passées. Ainsi, non seulement des artistes ont survécu, mais aussi une storytelling américaine s’est forgée, créant une identité nationale et patriote.
De grandes familles, stimulées par des marchands ont créé la National Gallery of Art de Washington (il s’agit des Mellon) et la Frick Collection (famille Frick).
Le nazisme renforce le patriotisme américain et le magnat de la presse Henry Luce, ouvre ses magazines aux reproductions d’œuvres d’art américaines. Le cinéma de John Ford (La Chevauchée fantastique, 1939) va jouer le même rôle. L’art contemporain est porté aussi bien par des fonds publics que privés. Les années 1950-1960 sont un âge d’or pour la scène artistique américaine.
• L’Europe peine à se reconstruire après les deux conflits mondiaux.
La France, politiquement très anti-américaine (De Gaulle ou le Parti Communiste) se marginalise. C’est l’Allemagne qui se remet en selle la première. La documenta de Kassel en 1955 est un geste fort, suivi par la création de la première foire d’art contemporain à Cologne en 1967.
Il faut aussi citer la naissance en 1970 d’Art Basel, créée par le marchand Ernst Beyeler et devenue l’une des plus puissantes foires du monde.
Les expositions de Kassel, Cologne, Bâle font émerger Georg Baselitz, Joseph Beuys, Gerhard Richter. Vassili Kandinsky et Paul Klee, destitués par les nazis sont célébrés parallèlement à Robert Rauschenberg ou Jackson Pollock.
• Au début des années 1970, la guerre menée au Vietnam par les E-U, discrédite l’Amérique.
Dans le monde anglo-saxon, le Royaume Uni va prendre le relais sur la scène internationale de l’art contemporain. Margaret Thatcher (Première ministre) s’en remet à Charles Saatchi, à la tête d’une agence de publicité. Il créé son propre musée à Londres et découvre un jeune plasticien et commissaire d’expositions, Damien Hirst. Aussi doués l’un que l’autre pour leur autopromotion, ils vont faire émerger des artistes « disruptifs » qui font scandale : Lucian Freud, Francis Bacon, Henry Moore, Tony Cragg et Richard Deacon. Le plus récemment promu est Jeff Koons. Avec eux, les prix des œuvres d’art décollent.
Les maisons de ventes aux enchères, Christie’s et Sotheby’s, profitent de l’aubaine pour organiser des « semaines » de ventes aussi prestigieuses que les foires de jadis. C’est désormais Londres qui voit affluer les créateurs du Moyen Orient ou du continent indien. Le fait de parler la même langue anglaise ajoute au succès.
Le tout nouveau Brexit va-t-il rebattre les cartes ? Wait and see.
• La France reste à la marge jusqu’à l’arrivée du président Mitterrand et du ministre Jack Lang à la culture. Certes le Centre Pompidou, que l’on doit au président précédent avait redonné un certain lustre au pays, mais seulement deux artistes avaient atteint une notoriété internationale : Georges Mathieu et Pierre Soulages. Jack Lang obtient que le budget du ministère de la Culture passe à 1% du budget national. Des commandes sont alors passées à Daniel Buren, ou à Christian Boltanski, par exemple.
Mais il faut attendre les années 1990 et les initiatives privées de nouvelles fortunes issues du luxe, comme François Pinault et Bernard Arnault pour que la France revienne dans le circuit de l’art contemporain.
• En Italie, se sont aussi des fonds venus du privé qui assurent la promotion de l’art contemporain : famille Agnelli d’abord, puis Prada et Max Mara venus de la mode.
• La Russie, après la chute du régime soviétique, n’a pas réussi à créer une scène internationale reconnue. Entre autres raisons, rappelons que la plupart des oligarques, à la tête de grandes fortunes, vivent à l’étranger et que la petite élite cultivée, artistique ou pas est freinée par les atteintes à la liberté d’expression. La Russie de Poutine n’a pas de soft power artistique, à défaut elle a organisé les Jeux Olympiques de Sotchi en 2014.
Le Japon, vaincu comme l’Allemagne et comme l’Allemagne redevenu une grande puissance, n’a pas cherché à se positionner sur la scène de l’art contemporain.
• En revanche, la Chine, devenue 2ème puissance économique mondiale, a repris à son compte les codes américains pour déployer un soft power. C’est Deng Xiaoping, dirigeant du pays de 1978 à 1989, qui a promut l’ouverture, créant des ateliers d’artistes et des galeries dans des lieux concédés par l’Etat, comme le complexe culturel 798 à Pékin. Aujourd’hui le succès est au rendez-vous, si l’on observe que des collectionneurs et des institutions internationales se précipitent sur les oeuvres chinoises. Cai Guo Qiang sera le premier artiste chinois à recevoir le Lion d’Or à la Biennale de Venise en 1999 et les tableaux de Zeng Fanzhi atteignent des prix record. Cependant, comme en Russie, l’accès de la Chine au soft power n’est pas réalisable tant que les artistes ne sont pas en sécurité et doivent quitter leur pays ou y être en « surveillance ». Le plus connu est le plasticien Aï Wei Wei (exposé au musée de l’Orangerie à Paris). Par ailleurs l’Etat chinois ne soutient pas l’art contemporain, il n’existe pas de grand musée ou de grandes galeries dédiés à cet art.
Pour dominer le monde, la stratégie chinoise est celle des Routes de la soie, qui doivent assurer la renaissance de la culture traditionnelle narrative et de la calligraphie. Ainsi le veut et l’exige le président Xi Jinping.
• Le Moyen Orient reste encore sous l’influence des modèles occidentaux.
– L’Iran des Pahlavi, influencé par l’impératrice Farah Diba (qui a vécu à Paris) a créé un musée d’art contemporain dans les années 1970, exposant des Picasso, Pollock, Cy Twonbly, etc. Mais avec l’avènement de la République islamique en 1979, le musée a été fermé, les toiles cachées…mais non détruites. La collection est estimée à 2 milliards de dollars. C’est la plus importante collection d’art contemporain en dehors de l’Europe et des E-U.
– Les pays du Golfe où de grandes fortunes se sont constituées avec les hydrocarbures, ont très vite compris que cette rente n’allait pas durer et qu’il fallait la réinvestir dans la culture. Le Qatar et sa famille régnante ont été les premiers à se lancer dans l’aventure, suivis par les E.A.U. L’exemple le plus abouti est celui d’Abu Dhabi : construction d’un musée par Jean Nouvel, architecte « star » ; achat de toiles prestigieuses, collaboration avec les plus grands musées de la planète pour acquérir le savoir faire. J’ai nommé le Louvre Abu Dhabi.
• L’Afrique, continent le plus pauvre, reste en retrait.
Les talents africains sont en fait externalisés à Londres ou à Paris, qui leur offrent expositions, galeries, collectionneurs… Aujourd’hui se pose la question du retour des biens culturels africains dans leur pays. Les oeuvres exposées au musée du Quai Branly -Jacques Chirac sont revendiquées, comme biens spoliés par l’Occident.
Une revendication comparable se fait jour aussi en Amérique où désormais, les minorités ethniques ou « genrées » réclament une exposition à la hauteur de leur histoire.
On arrive à un questionnement surprenant mais qui se généralise sur la planète : un artiste peut-il traiter d’une minorité à laquelle il n’appartient pas ou d’un genre auquel il n’appartient pas. Même une honorable institution nommée Sorbonne a été assaillie par la question.
L’artiste et le marchand, duo d’ambassadeurs
De tout temps les détenteurs du pouvoir ont valorisé les artistes comme instruments de leur propre valorisation. AU XVIe, les Médicis et les Papes ont fait de Michel Ange leur meilleur trophée. Au XVIIe Diego Vélasquez en Espagne et Pierre-Paul Rubens aux Pays Bas sont proches et « complices » des familles régnantes qui leur accordent d’énormes privilèges. Vélasquez a été anobli et tout le monde connaît le rôle de diplomate de Rubens. L’Eglise et l’aristocratie restent les grands commanditaires jusqu’à la constitution d’une bourgeoisie d’affaires au XVIIIe.
• Les nouveaux riches des XXe et XXIe siècles éprouvent les mêmes besoins de signes extérieurs de richesse et de reconnaissance.
Tous les domaines artistiques sont interpellés : théâtre, danse, cinéma… Si Los Angeles devient la capitale du 7ème art, New York va devenir celle de l’art contemporain.
Les arcanes du soft power américain vont se peaufiner en faisant le maximum de « buzz ». Le mot est déplaisant mais juste. Pour promouvoir un artiste tous les moyens sont bons. Quelques exemples suffisent.
– En 1942, le marchand Samuel Kootz, installe Mark Rothko jusque dans les shoppings malls.
– Jackson Pollock devient l’icône du mouvement Action Painting en se faisant filmer debout sur une toile posée au sol sur laquelle il laisse de l’encre s’écouler.
Les marchands travaillent aussi avec des critiques d’art tels Clement Greenberg ou Harold Rozenberg : peu importe que la critique soit bonne ou mauvaise, l’essentiel étant que l’on parle d’un artiste et s’il fait scandale c’est encore mieux !
– Robert Rauschenberg devient l’idole du Pop Art en décrochant le Lion d’Or à la Biennale de Venise en 1964. Mais auparavant il fut porté par des marchands, dont Leo Castelli, puis jugé vulgaire par le critique Greenberg. Enfin, on a mis en avant le fait qu’il soit issu de la minorité Cherokee. Mais le meilleur reste à venir : considérant qu’il servait admirablement la propagande américaine, c’est l’U.S. Air Force qui transporta ses œuvres à Venise pour la Biennale. Bingo !
– Andy Warhol, autre surdoué de la « com » (communication) avait commencé sa carrière dans la pub (publicité). Il conquit la gloire avec les séries de portraits d’Elvis Presley, Marilyn Monroe, Jackie Kennedy ou les séries de boites de soupe Campbell ou des bouteilles de Coca-Cola. Dénoncer et promouvoir en même temps le mode de vie américain, c’est fort !
– J’ai gardé le meilleur pour la fin : connaissez-vous Jeff Koons et son aventure sulfureuse avec la Cicciolina, actrice de films pornographiques ? Et bien à présent, il s’est racheté une conduite de born gain et exalte les valeurs des pères fondateurs de l’Amérique. Son marchand, Larry Gagosian a su le vendre aux « ultra riches » Américains, Russes ou Qataris. Ses œuvres sont installées aussi bien dans des musées que des centres commerciaux, des hôtels ou des casinos. Mais, il a créé la polémique en voulant installer à Paris, devant le Trocadéro, un « cadeau » fort coûteux soit disant en hommage aux victimes des attentats du Bataclan en novembre 2015. Par ailleurs de nombreux artistes assurent une auto promotion en donnant des cours dans des universités prestigieuses, aux côtés de critiques d’art influents.
• Les ventes aux enchères et les foires ont un rôle croissant
A côté de la traditionnelle vente en galerie par un marchand qui veut promouvoir un artiste dont il apprécie le talent, se développent les maisons de ventes aux enchères et les foires automnales. Les facteurs économiques prenant de l’importance, elles sont devenues les véritables indicateurs du marché. Le prix des œuvres s’envole, l’art devient un bien de consommation qui s’achète et se vend aussi bien qu’un autre. En 2018, un tableau de Kerry James Marshall, afro-américain, est vendu par Sotheby’s à New York pour la somme astronomique de 21 millions de dollars.
– L’Allemagne fut la première à emboîter le pas aux E-U, en particulier avec la création de foires qui ne sont pas sans rappeler celles de la Ligue hanséatique. Il fallait oublier l’exposition nazie sur l’art dégénéré et donc exister à nouveau sur la scène internationale.
Qui mieux que Joseph Beuys (1921-1986) ancien pilote de la Luftwaffe pour devenir un héros de la renaissance artistique ? Il est exposé à New York dès 1973, puis enseigne à la Kunst Académie de Düsseldorf. Beuys devient « l’ambassadeur de son pays » étudie ses tenues vestimentaires, fait des interviews fleuves et prend des engagements politiques avec les premiers écologistes allemands. Andy Warhol devient son ami, qu’on se le dise. Actuellement, les 10 artistes les plus côtés sont américains ou allemands, dont : Gerhard Richter, Anselm Kiefer, Georg Baselitz. Notons l’apparition d’une femme plasticienne et allemande qui remporte le Lion d’or de Venise en 2017.
Le plus grand galeriste allemand actuel, David Zwirner s’est installé à New York en 1993. Avec Larry Gagosian, se sont les marchands les plus influents de la planète.
– Le Royaume Uni brise le duopole germano-américain avec l’arrivée sur le devant de la scène de Damien Hirst qui se la joue « bad boy » et se starise avec talent, au même titre que les Rolling Stones ou les Beatles, que les stylistes John Galliano ou Alexander Mac Queen. En 1997 il est exposé par Charles Saatchi. Son exposition « Sensation » se tient à Londres, puis à Berlin, et à New York.
– Et la France me direz-vous ? N’ayant pas réussi à se reconstituer une identité culturelle, elle se déchire politiquement (entre anti-américanisme, communisme, trotskisme, maoïsme) et culturellement : Ecole de Paris, Abstrat Expressionnisme, Pop Art, art conceptuel, art minimal. César affronte Daniel Buren ou Yves Klein, Georges Mathieu interpelle Michel Tapié. Le marchand Daniel Cordier ferme sa galerie, Arman devient américain, Jean Tinguely repart en Suisse, tout comme Niki de Saint Phalle. Il ne reste que Marcel Duchamp : être duchampien ou pas ? « That is the question » ? Peu d’exceptions à la règle, signalons Pierre Soulages qui est toujours resté à l’écart des mouvements artistiques et de leurs querelles.
L’Asie veut à présent exister, mais les premiers pas sont difficiles. Le Japon n’y réussit qu’en s’alliant avec la marque Vuitton ou Hermès. La Chine de l’après Deng Xiaoping se referme, ses artistes (Cai Guo Qing ou Ai Wei Wei) s’exilent.
Le collectionneur au centre du jeu
L’acquisition d’œuvres d’art a toujours fait partie des éléments de reconnaissance des classes dominantes. Mais aujourd’hui, collectionner ne suffit plus, il faut aussi se montrer philanthrope.
• Les Américains fortunés ont le devoir de donner un sens à leur fortune tout en servant leur pays. Et le pays reconnaissant sait mettre en œuvre une politique fiscale adaptée.
Gertrude Vanderbilt Whitney, artiste et riche héritière a créé dès 1931 le Whitney Museum exclusivement réservé aux artistes américains.
Le MoMA est né sous l’impulsion de trois héritières dont Abby Rockefeller…La famille Rockefeller ayant autant de talents culturels et économiques que politiques, ils ont pu aider le camp conservateur à accéder au pouvoir. En 2007, les Rockefeller vendent au Qatar un tableau de Mark Rothko, pour la somme pharaonique de 72 millions de dollars. Oups !
Enfin de grandes familles naissent à présent dans les activités tertiaires. Les époux Scull ont fait fortune à la tête d’une compagnie de taxis, puis se sont constitués une collection sur les conseils avisés de Léo Castelli, puis l’ont vendue en 1973 : acheter, vendre, les œuvres d’art ne sont plus que des objets de luxe, sources de profits.
Encore faut-il bénéficier des conseils avisés d’un marchand. Il me souvient d’avoir visité un musée créé dans l’Amérique profonde par le roi du clou du fer à cheval. Il avait surtout collectionné des « croûtes ».
La voie ouverte par les Scull est suivie par la famille Pritzker de Chicago (chaîne d’hôtels) par les Fisher de San Francisco (groupe Gap) par le magnat de la presse Henry Luce. Les grandes maisons du luxe sont entrées dans le jeu, que ce soit Vuitton, Dior, Hermès.
Faut-il en rire ou en pleurer, les prix des œuvres d’art sont totalement déconnectés de leur coût. Mais il est du dernier chic de fonder un musée qui porte son nom : The Menil Collection à Houston a été construite en 1987 par Renzo Piano. Pour la petite histoire : le galeriste allemand Heiner Friedrich s’installe à New York en 1973 et épouse une héritière du Menil, une descendante des français Schlumberger.
• La France resta longtemps en retrait dans le cercle des collectionneurs.
Les plus fortunés préfèrent souvent la discrétion. C’est donc à l’abri des regards qu’ils achètent des Fautrier, Dubuffet, Giacometti, Tapiés, Germaine Richier.
Puis un jour émergent des hommes d’affaires, grands amateurs d’art, qui changent la donne : il s’agit, vous l’avez deviné de François Pinault et de Bernard Arnault.
Voici l’histoire d’une toile : Léo Castelli a acquis Rebus, une œuvre de Rauschenberg (datée de 1955), puis l’a vendue à Charles Saatchi qui l’a revendue à Pinault en 1990. Ce dernier la cède en 2005 pour 40 millions de dollars au trustee (les donateurs) du MoMA. Le tableau est actuellement valorisé à hauteur de 100 millions de dollars.
François Pinault acquiert Christie’s en 1998 et souhaite créer une fondation à la Bourse de commerce au cœur de Paris… dès que le Covid-19 disparaîtra.
• Revenons un instant sur les foires d’art remises au goût du jour par l’Allemagne. Elles durent une petite semaine puis se déplacent de ville en ville. Les grandes galeries, qui sont à l’origine de ces foires, ont un marketing à toute épreuve : ces foires sont promues comme des destinations touristiques ; des « happy few » et des critiques d’art sont invités en avant première afin d’en assurer la publicité. Art Basel, la plus célèbre a créé une antenne à Miami, déjà station balnéaire chic. Depuis, Miami a vu l’installation de la famille cubaine Cruz qui a fondé un musée à son nom, suivi de la famille Pérez qui a donné 50 millions de dollars pour un musée à son nom également et dessiné par Herzog & de Meuron. De quoi donner des idées à de nombreuses villes dans le monde : ruinées par la fin du cycle industriel, elles se remettent en selle par une politique de patrimonialisation. Citons Bilbao en Espagne. Le Guggenheim de Bilbao, confié à l’architecte Frank O. Gehry, a créé 4 000 emplois. Dans de nouveaux quartiers, muséifiés s’installent à leur tour des marques du luxe.
Plus récemment enfin, l’utilisation des réseaux sociaux a encore amplifié la marchandisation de l’art. Il existe même des œuvres numériques ! Ainsi, toute une chaîne de production, depuis l’accès à l’atelier de l’artiste jusqu’au consommateur-collectionneur est en place. Cette industrie culturelle crée des emplois, et des richesses, mondialisés ou globalisés. Les puissants de la planète considèrent cette économie comme un outil de domination culturelle (le soft power américain) ou politique.
Les musées, sont plus que jamais des figures de proue des enjeux géopolitiques
• Leur mission première est éducative et elle le reste, même si les responsables politiques s’en sont largement servis. Le pape Jules II (1503-1513) restera dans l’histoire pour avoir organisé les collections de l’Eglise romaine. Ouvert en 1759, le British Museum devient très vite un enjeu diplomatique entre la France et le Royaume Uni au sujet de la pierre de Rosette découverte par des scientifiques français lors de la campagne de Bonaparte en Egypte, mais obtenue par les Britanniques après la défaite française.
En Espagne, le Prado, ouvert à Madrid en 1819 expose d’abord les collections des dynasties Habsbourg et Bourbon. En Russie, la grande Catherine, impératrice très intéressée par l’art et grande collectionneuse, fait ouvrir l’Ermitage à Saint-Pétersbourg. Il sera ouvert au public par Nicolas Ier en 1852.
Cette politique est poursuivie aux E-U depuis le XIXe siècle, à Boston, Chicago, ou Philadelphie. Si, en Europe, les musées naissent d’initiatives gouvernementales, aux E-U, e sont surtout des acteurs privés, par élan patriotique (diffusion des valeurs occidentales) qui sont à la manœuvre, suivis par des universités prestigieuses comme Harvard dès 1895 puis Yale. N’oublions pas que des exemptions fiscales peuvent aussi être incitatrices aux dons.
• En ce début du XXIe siècle, le musée devient une sorte de « temple laïc », un symbole du statut culturel d’un pays, mais aussi un lieu « d’agrégation sociale». Le prestige d’un pays se mesure au nombre de musées d’art contemporain implantés sur son territoire.
Avoir une belle collection, c’est une chose, mais il faut aussi la présenter dans un écrin de qualité et pour cela on fait appel aux architectes les plus renommés : Frank Lloyd Wright pour le Guggenheim de New York, Ludwig Mies van der Rohe pour la Neue Galerie de Berlin, Philip Johnson pour le MoMA, Marcel Breuer pour le Whitney, Renzo Piano pour la fondation Du Menil à Houston, Herzog & de Meuron pour la Tate Modern à Londres, Jean Nouvel pour Le Louvre Adu Dhabi.
Dans la France d’après Mai 68, c’est le chef de l’Etat, Georges Pompidou, qui prend la décision de créer, dans le cœur historique de Paris, un bâtiment conçu par Renzo Piano & Richard Rogers. Le style du bâtiment, l’emplacement choisi, seront à l’origine de bien des polémiques avant que ce complexe ne soit totalement accepté avec sa bibliothèque, son centre musical et un dernier étage consacré aux expositions temporaires et depuis lequel on a une vue inoubliable sur Paris. Les expositions : Paris- New York ; Paris- Berlin ou Paris- Moscou vont attirer une foule de visiteurs, venus du monde entier.
La Chine a doté Pékin et Shanghai de musées prestigieux mais dotés de collections encore limitées. Cependant l’acquisition du soft power par la Chine adviendra rapidement ! Un premier pas avait été fait à Hong Kong mais les événements récents puis la pandémie dans laquelle nous nous débattons depuis plus d’un an, ont reporté les projets.
En Afrique, dont les œuvres ont été « externalisées » plusieurs sujets brûlants sont à l’ordre du jour. Le Maghreb est en avance sur la scène internationale. La foire d’art 1-54, dédiée aux arts africains, a été créée à Londres en 2013, par une marocaine, Touria El Glaoui de Marrakech (lieu d’origine de la puissante famille El Glaoui). Marrakech, destination touristique est devenue aussi un « hub » artistique très apprécié. Mais le Maghreb ne peut se prévaloir de représenter l’Afrique sub-saharienne. Cette Afrique est par ailleurs instable économiquement et politiquement.
Retenons une initiative celle de Sindika Dokolo, né en RDC (république démocratique du Congo). Il est marié à Isabel dos Santos, fille de l’ancien président de l’Angola et à la tête d’une fortune colossale. Il a créé une Fondation Sindika Dokolo au Portugal. Aujourd’hui il se place en tête du mouvement pour le retour des œuvres volées ou achetées dans des conditions discutables pendant la colonisation. La question est devenue un sujet de discussion depuis 2018, avec le président français Emmanuel Macron.
• Les musées se livrent à une concurrence farouche pour attirer le maximum de visiteurs : il faut certes promouvoir de grands artistes, mais comment acheter leurs œuvres lorsque le coût des toiles devient prohibitif (un « pognon de dingue » aurait dit un président) ? Garder une reconnaissance internationale passe alors par la création d’antennes à l’étranger : le Centre Pompidou a d’abord créé une antenne à Metz (bassin d’emploi défaillant) puis à Malaga (destination touristique reconnue) et devrait en ouvrir une autre à Shanghai, suite à un accord passé entre les présidents Xi Jinping et Macron.
La scène artistique contemporaine constitue à la fois un outil politique et une industrie culturelle créatrice d’emplois et de richesses. Les E-U gardent un rôle majeur sur la scène internationale, même si depuis la présidence Trump, un retrait militaire est engagé dans toutes les régions du monde. Le soft power reste le meilleur instrument de puissance avec des moyens non coercitifs.
En ces temps de pandémie des menaces graves pèsent sur le monde des arts. Parfois ils ne sont plus considérés comme « essentiels ». Pire menace encore, il y a ceux qui se réclament du « cancel culture ». Plus radicaux que ceux qui avaient réussi à juste titre, à obtenir une visibilité ethnique ou des genres, ils souhaitent que l’on déboulonne les statues ou que l’on jette aux oubliettes, toutes les œuvres susceptibles de contenir un propos mal venu en ce début du XXI ème. Ces nouveaux censeurs, porteurs d’autodafés pourraient nuire gravement au monde des arts.
Maryse Verfaillie – Mars 2021
Quelques articles parus sur le site des Cafés géo, en lien avec l’art contemporain
Pierre Soulages de Conques à Rodez. Un apôtre du noir et de la lumière
Le Louvre Abu Dhabi – Pouvoir des signes et signe du pouvoir