Sébastien Abis, Géopolitique du blé, Armand Colin, 2023

Un titre sobre d’ouvrage universitaire, une couverture austère, quelques cartes, tableaux et graphiques en noir et blanc. Avant d’en avoir commencé la lecture, rien n’indique que Géopolitique du blé est un ouvrage passionnant. Mais dès les premières pages, le lecteur est immédiatement rappelé à cette évidence : la sécurité alimentaire est la première des sécurités et le blé une matière première vitale. Dans la dernière décennie (2010-2020), 830 millions de personnes ont souffert de la faim qui reste la première cause de mortalité, et 2,3 milliards d’insécurité alimentaire. A nos concitoyens, ponctuellement soucieux d’être privés de pétrole, mais peu inquiets de manquer de baguette, ces données sont utiles à rappeler. Dans les relations internationales le « pétrole doré » s’impose devant l’« or noir ».

Le premier chapitre – Géohistoire d’un grain – peut être lu, en plus de son intérêt documentaire, comme un signal d’alerte. Les grandes régions nourricières ont évolué au cours de l’histoire. Si dans les premiers siècles de son Empire, « Rome était nourrie par l’Afrique », l’Egypte est aujourd’hui le premier pays importateur de blé au monde et tout le Maghreb vit dans une situation d’hyperdépendance céréalière. Les actuels grands pays producteurs ne doivent pas l’oublier.

Quelle est la situation actuelle ?

La forte hausse de la demande mondiale en blé est bien sûr liée à la croissance démographique : 8 milliards de personnes peuplent en 2022 une planète qui n’en comprenait qu’un seul au milieu du XIXe siècle. Pour la moitié de ces 8 milliards, le blé est un produit de base de l’alimentation, par tradition mais aussi, plus récemment, par adoption de nouveaux modes alimentaires liés à l’urbanisation et à la montée des classes moyennes. Le ou plutôt les blé(s) se prêtent à une grande variété d’utilisation (pains, galettes, pâtes, semoule). 1/5 de la production a d’autres destinations : alimentation animale et agrocarburants.

Zones de production et zones de consommation ne se superposent pas.

Si 120 pays cultivent du blé, 80% de la récolte mondiale se font dans 15 pays et seulement 8 pays assurent 80% des exportations mondiales (Russie, Etats-Unis, Canada, Australie, Ukraine, France, Argentine et Kazakhstan). Bien que premiers producteurs mondiaux, la Chine et l’Inde font appel aux marchés internationaux, régulièrement pour le premier, selon les années pour la seconde.

De quels atouts disposent les « greniers à blé » ?

Les conditions géographiques (climat tempéré, qualité des sols, précipitations suffisantes) sont essentielles, mais n’expliqueraient pas la multiplication de la production par huit entre 1920 et 2020. C’est le résultat de l’augmentation des rendements (et non des surfaces) grâce aux innovations génétiques et à la mécanisation. La productivité à l’hectare a triplé en 50 ans (rendement moyen mondial : 3,4 t/ha). Mais les irrégularités climatiques et les inquiétudes sur la dégradation de l’environnement rendent plus incertaines les productions à venir.

 Face à cette offre concentrée, la demande en blé est très fragmentée. Amérique latine, Asie, Moyen-Orient et Afrique sont très largement dépendants des « greniers à blé » du monde.

L’Afrique du Nord et le Moyen-Orient (ANMO) sont la première région importatrice de la planète. Elle reçoit le 1/3 des importations mondiales de blé, ce qu’expliquent de fortes contraintes naturelles (stress hydrique et manque de terres arables), mais aussi la forte croissance démographique et l’échec des politiques agricoles de ces dernières décennies.

Comment équilibrer l’offre et la demande alors que la production est soumise à divers aléas (incidents climatiques, conflits…) et que la consommation est quotidienne ? Il faut constituer des stocks (chez les exportateurs ? les importateurs ?), gérer la chaîne logistique qui assure le transport du lieu de production au consommateur (10% de la production seraient alors gaspillés selon la FAO), assurer l’intervention des pouvoirs publics pour réguler les cours.

Il est donc évident que les relations entre vendeurs et acheteurs s’exercent au sein d’un marché agité par de fortes compétitions internationales. Le blé est « une arme de persuasion massive » écrit S. Abis(1). Tous les Etats sont soucieux d’assurer la sécurité alimentaire de leur population, si ce n’est par sens des responsabilités, du moins avec la volonté d’éviter les désordres sociaux provoqués par la hausse du prix du pain. Les acheteurs sont donc dépendants des pressions de leurs vendeurs. L’actuel conflit en Ukraine en est un bon exemple. En 2021, avant « l’opération spéciale » de Vladimir Poutine, 750 millions de personnes dépendaient plus ou moins des blés russes et ukrainiens. Cette situation explique que de nombreux pays africains et asiatiques aient refusé de voter des sanctions contre la Russie à l’ONU.

Aux facteurs politiques se combinent les facteurs climatiques pour aggraver les incertitudes sur la sécurité alimentaire mondiale à venir.

A court et moyen terme sont prévues une hausse globale des températures et une alternance entre sécheresses er inondations. Ces changements auront un impact très différent selon les régions, plutôt favorable dans les pays du Nord de l’Europe, de la Russie et du Canada, mais catastrophique dans les régions souffrant déjà de pénurie comme l’Afrique du Nord, le Moyen-Orient, le Pakistan et inquiétante dans le Sud des Etats-Unis, en Amérique centrale… (2). Cette situation va accélérer l’instabilité des prix sur les marchés mondiaux.

La problématique que les dirigeants politiques doivent se poser à l’échelle planétaire : comment produire plus (pour assurer la sécurité alimentaire de tous) et mieux (pour ménager l’écosystème de la planète), tout en participant à la transition écologique (captation du carbone atmosphérique par les produits agricoles).

Quelles solutions nous propose la Recherche scientifique ? Plusieurs approches peuvent se combiner, agronomiques et génétiques.

On peut pratiquer un décalage saisonnier des cultures et utiliser de nouveaux outils permettant de mesurer les besoins exacts des plantes. Mais ce sont les innovations génétiques qui suscitent le plus d’attente. Les cultivars, variétés sélectionnées pour résister à la sécheresse et s’adapter à des sols salés ou toxiques, permettront-ils de se passer des OGN ? Aujourd’hui c’est déjà un hectare agricole sur dix qui est ensemencé en OGN (surtout du maïs). Mais face aux nouvelles technologies de manipulation du vivant, l’acceptabilité sociétale est très variable selon les pays, plutôt favorable en Chine et aux Etats-Unis, très discutée en Europe. Toutes ces innovations nécessitent de gros crédits de recherche et ne sont pas à la portée de tous les pays. Elles réclament donc une collaboration internationale.

La recherche porte aussi sur les utilisations non alimentaires des blés. Ethanols, matériaux isolants, amidon, bioplastiques…sont utiles à la transition énergétique et à la décarbonation de l’atmosphère mais posent aussi une question éthique :  sont-elles tolérables tant que les crises alimentaires ne sont pas résorbées ?

S. Abis consacre un chapitre à la France dont il présente le blé non seulement comme une ressource notable mais comme un atout diplomatique.

Grand exportateur de blé aujourd’hui (5ème ou 6ème rang mondial selon les années), notre pays a souvent souffert de pénuries et dépendu des importations (du Maghreb !) jusqu’au milieu des années 1950. Dans la seconde moitié du XXe siècle, de gros efforts de modernisation ont amené des progrès spectaculaires de productivité. Les rendements atteignent plus de 7 t/ha et 9 t/ha au nord de la Loire. La France dispose aussi d’un bon réseau de circulation des grains (canaux, voies ferrées …) et d’interfaces portuaires de qualité. Rouen est le premier terminal portuaire céréalier européen, suivi de La Rochelle, Marseille et Dunkerque. Néanmoins la force logistique pourrait être améliorée : modernisation des silos, intermodalités des transports…

80 milliards d’euros (l’équivalent de 800 Airbus A 320) sont la somme que les exportations de grains ont rapportés dans la période 2000-2022 ! Or, à la différence des minerais et des énergies fossiles, il s’agit d’une ressource renouvelable. Mais cet atout est-il suffisamment mis en valeur ?

 L’influence française peut être rapidement remise en question. Certes l’INRAE (3) est active dans la recherche génétique, mais le pays souffre de l’épuisement des sols et du manque d’eau. Le facteur humain n’est pas non plus négligeable. Les exploitants vieillissent et les repreneurs sont rares. Un gros effort doit être fait pour recréer de la confiance collective et assurer une bonne formation aux jeunes agriculteurs.

La France joue son rôle de puissance agricole dans les instances internationales, contribuant aux efforts du PAM (4) et de la FIDA (5) et défendant les financements de la PAC, mais le souci de produire n’est pas prioritaire dans toutes les discussions qu’elle tient sur l’agriculture.

La Faim, cavalier noir de l’Apocalypse, n’a pas disparu de notre monde et le blé reste essentiel à la sécurité alimentaire mondiale que les puissances agricoles doivent assurer. La France y a sa place dans le cadre de l’Union européenne.

Notes :

1- Sébastien Abis, diplômé d’histoire-géographie et de sciences politiques, est un analyste politique spécialisé dans l’agriculture, l’alimentation et l’environnement. Il est enseignant à l’Université catholique de Lille, directeur du Club DEMETER et chercheur associé à l’IRIS
2- La Sibérie fait l’objet d’hypothèses contradictoires. Un réchauffement de 6° à 9° et une augmentation des précipitations devraient y permettre une augmentation des terres cultivables. La Russie deviendrait ainsi LA puissance planétaire du blé. Mais la fonte du pergélisol exposerait le pays et le monde à une production considérable de méthane et de CO2
3- INRAE : Institut national de recherche pour l’agriculture, l’alimentation et l’environnement, né de la fusion en 2020 de l’INRA et de l’IRSTEA. Il comprend 18 centres de recherche régionaux
4- PAM : Programme alimentaire mondial, organisation dépendant de l’ONU et de la FAO pour assurer une aide alimentaire dans les situations d’urgence et développer l’assistance alimentaire
5- FIDA : Fonds international de développement agricole, institution spécialisée de l’ONU, fondée en 1977 pour aider le développement agricole et rural des pays en développement et en transition

 

Michèle Vignaux, avril 2023