Lors de mon dernier séjour en Espagne j’ai pu mesurer, assez superficiellement mais très clairement, certains effets du changement climatique perceptibles dans le paysage traversé. Pendant deux semaines à la fin de l’hiver, du 2 au 14 mars 2023, j’ai parcouru la région d’Espagne comprise entre Barcelone et Valence, son littoral mais aussi et surtout son arrière-pays du trait de côte jusqu’à une centaine de kilomètres de la Méditerranée. A moins de 100 km au nord de Barcelone, j’ai vu un des effets les plus spectaculaires de la sécheresse qui sévissait alors dans une grande partie de l’Europe.

Le dernier bulletin hydrologique espagnol, publié début mars, évaluait les réserves nationales à 28% de leur capacité, contre 72% en moyenne ces dix dernières années. D’ailleurs, le 28 février, le gouvernement catalan a décrété l’« état d’exception » afin de renforcer les mesures de restriction du plan sécheresse d’octobre 2021. Six millions d’habitants sont concernés, principalement autour de Barcelone et Gérone ; ils sont invités à réduire sensiblement leur consommation d’eau. L’utilisation de l’eau à des fins agricoles est réduite de 40%, celle à des fins industrielles de 15% ; l’arrosage des parcs et jardins (publics et privés) est désormais interdit. La plus grande usine d’Europe de dessalement d’eau de mer, installée près de Barcelone, ne peut compenser à elle seule le déficit en eau.

Le lac de retenue de Sau sur le fleuve Ter avec son église et son village « réapparus » depuis la baisse considérable du niveau de l’eau (Photo de Daniel Oster, 12 mars 2023).

A un peu plus d’une heure de route de Barcelone se trouve un lac artificiel, le lac de Sau, réservoir d’un barrage qui a été construit sur le fleuve Ter en 1962. Le niveau de l’eau du lac est devenu tellement bas que l’église et des maisons du village Sant Roma de Sau, englouties après la construction du barrage, sont depuis peu entièrement découvertes. Le lac n’est plus rempli qu’à 10% de sa capacité, soit le niveau le plus bas depuis plus de 30 ans. Les poissons du lac vont mourir asphyxiés, se décomposer et rendre l’eau impropre à la consommation. L’Agence catalane de l’eau veut donc vider le lac de ses quelque 60 tonnes de poissons, puis transférer l’eau dans un autre réservoir, celui de Susqueda. Cinq bateaux de pêche doivent être acheminés depuis le littoral pour ramasser les poissons. Ceux-ci seront livrés à une entreprise spécialisée dans le traitement de la biomasse qui les transformera en huile pour biocarburant et en engrais. La mesure fait hurler les défenseurs des animaux qui jugent qu’elle arrive trop tard et qu’on aurait pu imaginer un plan de sauvegarde des poissons plutôt que de « les exterminer » !

En Espagne, la demande en eau des cultures fruitières et légumières du Sud, largement exportées dans toute l’Europe, assèche le fleuve Tage (plus long cours d’eau de la péninsule ibérique), les lacs et les rivières. Le nouveau plan hydrologique de l’État doit prendre en compte cette situation hydrologique devenue problématique. A certains endroits, d’énormes tubes pompent chaque année des milliards de litres d’eau pour arroser les cultures intensives de la région d’Alicante, Murcie et Almeria, dans le sud du pays. Ces territoires très ensoleillés mais aussi extrêmement secs sont devenus « le potager de l’Europe » grâce au pompage massif de l’or bleu. Depuis quelques mois, de vives tensions politiques secouent les régions espagnoles, le gouvernement voulant limiter les volumes transférés vers les cultures du Sud.

Dans les années 1950, pour dynamiser l’agriculture, produire de l’électricité et favoriser la consommation des habitants, l’Espagne de Franco a érigé une série de barrages pour inonder plusieurs vallées sur le cours haut du Tage. Cela a créé un réseau de gigantesques lacs de retenue. En 1979, l’aqueduc Tage-Segura a été inauguré, pour envoyer de l’eau du fleuve vers le « Levant espagnol », dans les régions de Valence, de Murcie et d’Andalousie. D’autres transformations ont eu lieu dont témoigne, par exemple, Sacedón, village perdu dans la montagne à quelque 50 km de Madrid qui a vu les touristes affluer depuis la capitale. Des résidences modernes sont sorties de terre et de petites villas ont poussé sur le bord du lac.

Mais depuis deux ou trois décennies, les effets du changement climatique sont de plus en plus nets. Plus que la baisse des précipitations, pourtant importante, c’est surtout l’augmentation de la température qui provoque la perte d’eau. Elle entraîne plus d’évaporation dans les lacs, bassins et rivières, et plus d’évapotranspiration. Les loisirs pâtissent de la diminution des réserves hydriques. A Sacedón, le tourisme et la construction se sont effondrés, les jeunes partent et la population a baissé de près de 40 % ces vingt dernières années.

Le nouveau plan hydrologique du gouvernement, entré en vigueur le 11 février 2023, prévoit de faire en sorte qu’une quantité minimum d’eau coule toujours dans certaines sections dégradées du Tage, derrière le point de pompage de l’aqueduc, d’ici 2027. Le fait d’augmenter le débit minimum exigé pour le fleuve nécessite de garder des réserves d’eau plus importantes dans les lacs artificiels. À l’autre bout de l’aqueduc, au sud de l’Espagne, on fait grise mine. « L’arrivée de l’eau du Tage a permis de développer la culture de citriques et de légumes, hautement rentables » raconte Roque Bru, agriculteur près de la petite ville d’Elche, au sud d’Alicante. « Ma génération vit mieux que les précédentes », continue ce membre de l’Association agraire de jeunes agriculteurs, responsable sectoriel de l’eau. Il a vu l’exploitation familiale héritée de ses parents et grands-parents se transformer. « Ils cultivaient le blé, l’orge et l’avoine. Il y avait aussi quelques amandiers. Nous gardions le peu d’amandes qu’ils donnaient qui se conservent bien, comme une sorte d’épargne pour les années où il ne pleuvait pas. L’incertitude due au manque de pluie faisait qu’il était très dur de vivre de l’agriculture », se souvient-il. La zone était économiquement déprimée, avec des cultures sèches peu rentables. « Aujourd’hui, ces régions du Sud (Alicante, Murcie et Almeria) fournissent les supermarchés du continent en fruits et légumes, été comme hiver à des prix imbattables. 25 % des légumes et 71 % des fruits exportés par l’Espagne ont poussé là, selon le Syndicat central des irrigants de l’aqueduc Tage-Segura (acronyme espagnol : Scrats). C’est l’une des locomotives du secteur agroalimentaire, qui pèse 10 % du PIB national. Quelle conséquence aura la nouvelle norme ? « La réduction des transferts d’eau depuis le Tage se traduirait par une perte de près de 5,7 milliards d’euros et de 15 322 emplois », assure le secrétaire général du Scrats.

La vallée du Ter au nord de Barcelone en mars 2023. Cet hiver 2022-2023, le niveau de l’eau du fleuve est particulièrement bas. (Photo de Daniel Oster, 12 mars 2023).

« Ça fait des décennies que ce modèle agricole pose des problèmes écologiques et environnementaux, rappelle Julia Martínez, directrice technique de la Fondation nouvelle culture de l’eau (FNCA). Mais là, ça menace les cultures irriguées elles-mêmes » — car tout le cycle de l’eau est perturbé et les réserves asséchées. L’Espagne, un pays sec, est particulièrement touché par le changement climatique : 74 % du territoire connaît un risque de désertification. « Il faut une transition hydrique juste. Nous avons environ quatre millions d’hectares de cultures irriguées en Espagne », dénonce Julia Martínez. Elle estime qu’elles ne devraient pas dépasser les trois millions : « il est nécessaire de réduire cette surface. La modernisation et la technification ne suffisent pas. » Le message est difficile à entendre dans le Sud : « il y a largement assez d’eau pour tout le monde. » Même son de cloche, au gouvernement local de Murcie, région qui boit le plus l’eau du Tage : « La région est un leader mondial de la technification qui permet d’optimiser l’usage des ressources en eau. Nous n’avons pas de raison de réduire les surfaces si nous continuons à travailler ainsi. » Avec le Scrats, les gouvernements de Murcie, Valence et d’Andalousie annoncent une action en justice pour désactiver le nouveau plan. À l’approche des élections régionales et municipales du 28 mai, les hommes politiques locaux savent que le sujet peut les faire gagner ou perdre. La gestion de l’eau devient plus politique à mesure que le niveau des rivières baisse.

NB : L’auteur de cet article a beaucoup exploité le reportage d’Alban ElkaÏm paru le 3 mars 2023 dans le journal Reporterre, média français indépendant spécialisé dans les questions environnementales (https://reporterre.net/En-Espagne-le-potager-de-l-Europe-asseche-un-fleuve). Il a par exemple choisi de reproduire in extenso les paroles de certains acteurs interviewés (comme Roque Bru et Julia Martinez).

 

Daniel Oster, avril 2023