Pour la majeure partie des touristes qui choisissent les eaux arctiques et péri-arctiques comme destination de croisière, l’attraction majeure est la rencontre des ours, baleines, phoques…qui ont émerveillé leurs albums d’enfants. On y admire encore la beauté des icebergs qui captent la lumière du soleil couchant. Mais il y a aussi des hommes qui sont venus par voie de terre ou par bateaux, quelques millénaires avant notre ère. ou plus récemment, s’installer sur ces rivages où l’hiver amène le blizzard et des températures très basses. C’est à eux que nous nous intéresserons en revivant notre périple, de la côte occidentale du Groenland au territoire de Saint-Pierre-et-Miquelon.

Sissimuit est la deuxième ville (5500 habitants environ) du Groenland, territoire sous souveraineté danoise mais bénéficiant d’une large autonomie depuis 2009 (1). Au-dessus des quais, bien assise sur son monticule granitique, une petite église en bois rouge domine le quartier du port. Eparpillées sur la toundra, des maisons peintes, modestes. Un vélo d’enfant jeté devant une fenêtre, un peu de linge sur une corde, quelques outils alignés près de la porte. Des rues vides. Ici on ­­­­­­ne se promène pas pour le plaisir de flâner.

Quelques habitations se reflètent dans les eaux d’un petit lac qui sert de patinoire en hiver. En cette fin d’été les berges marécageuses sont recouvertes de « plumes » blanches. Ce sont les soies des linaigrettes qui ont servi de mèches pour alimenter le feu du quillig (2) dans les foyers inuits jusqu’au milieu du XXe siècle. Parmi les constructions, celles de l’écomusée évoquent le Sisimuit du début du siècle précédent. Il présente des vêtements cousus en peaux de phoques, des armes (tridents pour la chasse à la baleine…), des photos…De vieux pupitres percés d’encriers, tels qu’on pouvait en voir dans les écoles de la IIIe République, rappellent le souci d’alphabétisation des maîtres danois.

Démonstration de l’utilisation d’un quilliq

Dans le petit port, deux bateaux sont équipés pour la pêche au flétan et à la morue. Quelques hommes se pressent sur le quai pour aider au déchargement d’une barque. Ils portent de gros sacs dont le plastique transparent laisse voir des morceaux de chair rosâtre. C’est du rorqual dont la viande et la graisse sont très appréciées.

Sisimuit est peuplée d’Inuits et d’une petite minorité danoise. Les premiers sont les descendants directs des Thuléens venus d’Alaska au début du IIe millénaire s’installer sur les côtes ouest et sud du Groenland. Les archéologues ont mis au jour leurs embarcations utilisées pour la chasse à la baleine, leurs armes (arcs, flèches, harpons) et leurs maisons dont la charpente était construite en os de baleine. Les Inuits constituent aujourd’hui l’ethnie la plus étendue au monde, répartie au nord du continent américain et de l’Eurasie. Ils ont eu peu de contacts avec les premiers Européens, les Norois (ou Vikings), dont le refroidissement climatique (petit âge glaciaire) a sans doute provoqué la disparition. Dès le XVIe siècle arrivent des baleiniers européens qui cherchent à profiter de l’expérience inuite, puis plusieurs vagues de missionnaires qui christianisent facilement une population dont les rites autochtones étaient très complexes. En 1814 le Groenland devient colonie du Danemark. Paternalisme sévère et isolement ont laissé les Inuits dans le dénuement. Ce n’est que dans la seconde moitié du XXe siècle que leur situation s’améliore progressivement jusqu’à l’autonomie de 2009. L’exploitation des minéraux du sous-sol est aujourd’hui sujet de controverse au sein de la communauté.

Maison de Sisimuit

Quelques heures pour traverser le détroit de Davis et accoster dans la plus grande île arctique, la terre de Baffin, appartenant à la province canadienne du Nunavut (3). Qualifier de « bout du monde » le hameau de Qikiqtarjuaq est d’une affligeante banalité, mais il est difficile de trouver mieux pour qualifier ces quelques maisons posées sur pilotis sans ordre apparent. 600 personnes vivent dans ces constructions aux couleurs délavées, dont la façade est barrée d’un large escalier qui ne mène à aucune porte mais sert à accéder aux réserves d’eau et de pétrole sous le toit.

Maison de Qikiqtarjuaq

On nous recommande de rester dans les pas de la jeune femme qui va servir de guide, de ne pas nous égayer entre les maisons, de ne pas regarder les gens. Ici les relations sont tendues entre les Inuits qui constituent la presque totalité de la population et les Blancs. Mais les rues sont vides… Depuis le matin les hommes sont à la chasse au caribou qui ne dure que trois semaines et les femmes sans doute chez elles. Sur la plage, vide aussi, une motoneige rouillée s’enfonce progressivement dans le sable…, un sujet pour les archéologues du futur. Pas de promeneur non plus sur le promontoire où les rouges des saules – les « arbres » ont 10 cm de hauteur – alternent avec les schistes gris. On peut y admirer une vague plus grosse et plus foncée que les autres…C’est le dos – nous dit l’expert – d’une baleine boréale qui trace son chemin très près de la côte, à travers un banc de plancton.

La population inuite de Qikiqtarjuaq a été déplacée par l’Etat canadien sur cette côte sans ressources dans les années 1965/70, pour les sédentariser de force. Ils dépendent largement de l’aide sociale sur une terre dont ils ne sont que les occupants. Le centre de santé est à la charge de deux ou trois infirmiers qui assurent les premiers soins en attendant la visite d’un médecin qui passe une fois tous les trois mois et les gendarmes ne sont pas plus nombreux. Pour rester en contact avec le reste du monde, il y a une piste d’atterrissage et quelques antennes. Pour le contact avec Dieu…une petite baraque un peu de guingois dont la fonction d’église n’est attestée que par la croix qui la surmonte.

Eglise de Qikiqtarjuaq sur la Terre de Baffin

En longeant la côte du Labrador vers le sud nous passons devant une large baie protégée par une crique. Une église, un petit cimetière enclos, deux ou trois maisons…Le lieu a été habité mais il ne l’est plus. Il nous faut donc imaginer les hommes et les femmes qui y ont vécu. Hebron, un nom biblique qui nous indique l’origine de cette implantation (pour les Inuits, c’est Kanderderlusoak : « La grande baie »). Ce sont des missionnaires luthériens, les Frères moraves, qui se sont installés, au début du XIXe siècle, dans ce site où se rassemblaient, à la belle saison, des Inuits attirés par la profusion des mammifères marins et terrestres ainsi que des poissons et des oiseaux. Dès 1818 les religieux allemands exercent des missions saisonnières. Mais c’est en 1831 qu’un village permanent est installé grâce à des matériaux apportés d’Angleterre. Au cours du XIXe siècle, les missionnaires évangélisent (le christianisme est obligatoire), apportent magasin, ateliers et école où sont enseignés la lecture et l’écriture de l’inuktitut, la langue principale parlée par les Inuits du Nord arctique du Canada (4).

 Grâce à l’exportation d’huile, de peaux de phoque, de fourrures et de poissons séchés, la communauté se développe et comprend jusqu’à 200 à 250 Inuits au XIXe siècle. La grippe espagnole de 1918 fait des ravages. Le manque de bois et la raréfaction des ressources amènent la paupérisation progressive de la population. Aussi en 1959 le gouvernement canadien décide-t-il de la fermeture du site et de la dispersion des Inuits dans des sites plus méridionaux. Mais cela se fait sans consultation de la population et dans des conditions de réinstallation catastrophiques, ce dont ne prennent conscience les autorités fédérales que tardivement. Ce n’est qu’en 2005 qu’elles présentent leurs excuses à la communauté.

L’église d’Hebron

Aujourd’hui, Hebron, visité par de rares touristes, a été déclaré « lieu historique national du Canada ».

Au sud de la côte du Labrador, un autre site témoigne aussi des relations anciennes entre autochtones et Européens. Red Bay, classé au patrimoine mondial de l’UNESCO en 2013, est un site archéologique où de nombreux vestiges des activités des Basques, espagnols et français, chasseurs de baleine ont été mis au jour. Dès le XVIe siècle, les pêcheurs et baleiniers (2500 environ) du Golfe de Gascogne s’installent dans cette baie naturelle bien protégée de l’océan, du début du printemps à l’automne. Ils y exercent leur talent de « meilleurs harponneurs » de baleines noires et de baleines boréales.

Les Basques installent une industrie très lucrative : la production d’huile, très demandée à l’époque sur les marchés européens. L’île Saddle, qui protège la baie, en livre de nombreux vestiges archéologiques au milieu d’une toundra éclatante en cette fin d’été. La graisse de baleine était fondue dans des chaudrons en cuivre chauffées sur des pierres. L’huile était ensuite versée dans des tonneaux assemblés sur place (bassines et planches étaient apportées d’Europe) et transportée de l’autre côté de l’Atlantique. Mais la population de baleines du détroit de Belle Isle décline progressivement et l’activité des baleiniers basques prend fin dans les premières années du XVIIe siècle.

Site archéologique de l’île Saddle

Aujourd’hui les activités maritimes ne semblent plus tenir une grande place dans l’économie de Red Bay. Un habitant rencontré en me promenant entre les maisons dispersées sur la toundra me dit être le « dernier pêcheur » du village, les autres ayant pris leur retraite. Ici aussi on compte sur le tourisme comme activité rémunératrice.

 

La croisière s’achève au pays de Cocagne. Où trouver un tel pays ? En France ! Dans cette France composée de huit îles et îlots, bien difficiles à repérer sur un planisphère à l’abri de la massive Terre-Neuve. Qualifier ainsi Saint-Pierre-et-Miquelon n’est pas une fantaisie de l’Office du tourisme ni du Ministère des Outre-mer, mais le sentiment des habitants eux-mêmes.

Après deux siècles de batailles constantes avec les Anglais, les Français récupèrent en 1763 (à la fin de la Guerre de Sept Ans) ce petit territoire qui est aujourd’hui une collectivité d’Outre-mer. Au XIXe siècle la pêche à la morue est active (Saint-Pierre comptait 10 000 habitants en 1890, 5500 actuellement), mais les conditions de vie sont rudes. Rudes pour les pêcheurs qui connaissent des conditions sanitaires médiocres, rudes pour les femmes qui lavent le linge des marins pour gagner quelques sous, rudes pour les Petits Graviers, ces enfants vendus par leurs parents bretons ou normands pour sécher la morue pendant l’été dans l’Île aux chiens (aujourd’hui Île aux marins) avant son exportation (5). En 1992 le gouvernement canadien impose un moratoire presque total sur la pêche à la morue. Comme dans les autres ports visités au Labrador, la grande pêche fait partie de l’histoire.

A Saint-Pierre on débarque « pieds secs », directement par la passerelle. Deux ronds-points fleuris en moins de deux kilomètres, une place Charles de Gaulle, une coquette caisse d’Epargne…on est bien en France. Mais l’architecture est locale avec ses jolies maisons en bois colorées dont le tambour en saillie devant la porte d’entrée fait l’originalité (6). Tout est bien entretenu, les constructions comme les chaussées (malgré le long gel hivernal), les boutiques comme le centre culturel. La toundra est au bout de la rue, sans transition. Cette impression de bien-être est confortée par la rencontre avec des Saint-Pierrais qui m’invitent spontanément au café. Ils sont heureux de vivre ici, heureux de la solidarité entre les habitants, heureux de ce que la communauté nationale fait pour eux. Se soigner ? L’hôpital est très bien et, si c’est nécessaire, on est envoyé à Saint-Jean de Terre-Neuve ou à Halifax (accord avec le Canada), voire en métropole (partenariat avec l’hôpital de Rennes). Faire des études ? Le lycée propose deux filières, générale et technologique, et on peut fréquenter l’Université de Montréal dans les mêmes conditions que les étudiants canadiens (accord avec le Canada). Des chutes de neige abondantes en hiver ? Dès qu’on sort de chez soi, les rues sont dégagées….quant à la métropole, elle n’est qu’à 5 h d’avion en été.

Une rue de Saint-Pierre

Au cours de ce voyage, nous n’avons pas rencontré de baleines (ou de très loin), mais des Français heureux de leur sort…une espèce beaucoup plus rare.

Notes :

1-En 2009 les Groenlandais accèdent à une autonomie renforcée. 32 domaines de compétence (police, justice…) sont au pouvoir des Groenlandais et la langue groenlandaise devient la langue officielle du pays.

2-Le quilliq servait de lampe. Dans un récipient en stéatite, on mettait de la graisse fondue et les soies de linaigrette servaient à faire partir un feu.

3-Le Nunavut est un des Etats de la Fédération canadienne, le plus grand, depuis1999, après le vote d’une loi qui l’a séparé des Territoires du Nord-Ouest. Il comprend très majoritairement des Inuits. Les institutions comprennent une Assemblée législative de 22 membres qui élit un Premier ministre.

4-C’est d’Hebron que sont partis Abraham Ulrikab et sa famille, en 1880, vers l’Europe, malgré l’avis opposé des frères moraves. Ils sont recrutés par le Norvégien Jacobsen, qui travaille pour un marchand allemand organisant des « spectacles ethnographiques » dans différentes villes européennes. Cet Inuit, chrétien, parlant anglais et allemand, musicien va être exposé dans des zoos humains en Allemagne, puis à Prague et à Paris. Toute sa famille et lui-même décèdent de la variole. Abraham a tenu un journal pendant son séjour en Europe.

5-De juin à septembre les enfants (de 12 à 15 ans) étendaient les morues sur des « champs de pierre » 14 heures durant sous le regard de contremaîtres brutaux (la loi de 1851 limitait la durée du travail à 12h pour les 14 à 16 ans en métropole). Nourriture insuffisante et salaire médiocre étaient leur lot.

6-Le tambour est un édicule en saillie devant la porte d’entrée, vitré de trois côtés, qui sert à protéger du vent et des intempéries. Il fait partie du patrimoine architectural de l’archipel.

NB : toutes les photos sont de l’auteur.

Michèle Vignaux, octobre 2024