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Samedi 13 février 2016, de 10h à 12h, la salle du nouvel amphi de l’Institut de Géographie est quasiment comble pour accueillir Marie-Hélène Lafon, l’un des meilleurs écrivains français d’aujourd’hui. Marie-Hélène Lafon a accepté l’invitation des Cafés Géographiques pour présenter son œuvre selon un angle particulier, celui de son esprit géographique.

Originaire du Cantal, elle construit depuis 2001 une œuvre remarquable, véritable ode à sa terre natale et à une réalité paysanne qui disparaît. Elle y décrit une géographie intime qui n’a rien à voir avec le régionalisme, même si les habitants, les paysages, les traditions et les couleurs occupent le devant de la scène. Il ne s’agit pas d’embellir le réel âpre et rugueux de campagnes ingrates mais de restituer le « pays premier » qui l’a façonnée à jamais, qui la fait exister d’une manière si particulière grâce à un véritable « lien nourricier ».

Si l’objectif principal de cette rencontre est la découverte d’une œuvre littéraire de haut rang[1], c’est aussi l’occasion de montrer le grand intérêt d’une lecture géographique de cette œuvre. Dans une première partie, Marie-Hélène Lafon se prête à l’exercice de l’entretien avec l’animateur, Daniel Oster, puis, dans une deuxième partie, elle répond aux questions de l’auditoire.

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Le texte qui suit n’est pas un compte rendu de la conférence-débat
. Il se contente de restituer les questions posées par l’animateur (DO) et de citer des extraits d’entretiens et de livres de Marie-Hélène Lafon (MHL) qui, d’une certaine manière, servent de réponses à ces questions.

Daniel Oster : Marie-Hélène Lafon, vous êtes née à Aurillac dans le Cantal dans une famille de paysans. Vous avez fait des études primaires dans votre village de Saint-Saturnin, puis des études secondaires dans une pension religieuse à Saint-Flour jusqu’au baccalauréat.

Après des études à la Sorbonne et l’agrégation de grammaire, vous devenez professeur de lettres classiques. Aujourd’hui, vous enseignez toujours dans un collège à Paris, là où vous vivez, en dehors des séjours que vous faites pendant les vacances scolaires dans la maison de Saint-Amandin que vous avez achetée, une ancienne ferme où vous vous sentez bien, à 15 km seulement de Saint-Saturnin où vivent et travaillent vos parents et votre frère.

Depuis 20 ans vous écrivez. Votre œuvre littéraire, publiée pour l’essentiel chez Buchet-Chastel, comprend désormais de nombreux livres, surtout des romans et des nouvelles, mais aussi des textes de prose poétique et d’autres écrits encore.

DO : Votre œuvre est clairement autobiographique. Les lieux et les personnages s’inspirent étroitement de ce que vous connaissez, particulièrement ce monde paysan et ce Haut-Cantal qui vous ont façonnée et que vous retrouvez tous les ans à l’occasion de vos séjours à Saint-Amandin. Quelles sont les parts respectives de la réalité et de l’imagination dans votre travail d’écriture ?

Marie-Hélène Lafon : « Je suis toujours autobiographique, même si je me mets à raconter la vie d’un poisson »

Citation du cinéaste Federico Fellini placée en exergue du livre le moins autobiographique, Mo, de Marie-Hélène Lafon

DO : Je reviens à votre géographie intime. Il y a à l’évidence le Haut-Cantal, la terre de vos origines associée au temps de l’enfance perdue. C’est lui qui nourrit l’essentiel de votre travail d’écriture. Mais il y a aussi Paris, où vous vivez maintenant depuis plus de 30 ans, et désormais le monde de la ville pointe son nez dans votre œuvre. Vous avez l’habitude d’évoquer vos deux terriers et vos deux pays. Pouvez-vous nous en dire un peu plus sur ceux-ci ?

MHL : « Je vis à Paris depuis trente ans. J’ai vécu dix-huit ans ici (dans le Cantal). Et depuis trente ans à Paris. Cette tension d’existence entre les deux, finalement, entre les deux pays, ce que j’appelle les deux pays, m’est constitutive. C’est ma façon d’être, c’est ma respiration. Evidemment, le jour où nous parlons, nous sommes le vingt-huit août, je crois, et je m’en vais demain, là, effectivement, c’est un moment un peu délicat, un peu vertigineux, que ce moment de partir. Le moment de la partance. Mais en même temps, on a rendez-vous avec le retour. Le pays d’ici, je le porte en moi tout le temps. Tout le temps. Il est présent tout le temps, à la fois sans nostalgie parce que je ne l’idéalise pas, mais aussi d’une façon très nourrissante. J’ai ce que l’on appelle, et je peux le dire même si le mot peut sonner d’une façon réactionnaire ou étroite, j’ai des racines. J’ai un lieu d’origine. Et cela fait source. Qui dit source, dit circulation, force, élan. Mon rapport à ce pays, je le vis dans ce registre-là. »

« Il y a un double mouvement. Je sais que je n’en aurai jamais fini avec ce terreau-là. C’est absolument évident. Mais une fois déjà dans « Mo », qui est une livre totalement citadin, il commence dans la banlieue d’Avignon et se termine à Marseille, et le personnage principal s’appelle « Mo », c’est-à-dire Mohamed, Mohamed n’est pas d’ici comme son prénom l’indique, avec ce livre-là donc j’ai déjà tenté une intrusion, une excursion, je ne sais pas comment appeler ça, loin du terreau des origines. C’est absolument évident que j’aurai à faire d’une façon ou d’une autre, c’est un peu le cas dans mon chantier actuel d’ailleurs, avec l’écriture de la ville, avec le monde citadin dans lequel je vis et qui est une mine de matériaux narratifs. C’est sûr que j’irai ailleurs dans l’écriture, mais ici, dans cet ici d’enfance et cet ici présent en 2010, il y a pléthore de sujets. Je ne cherche pas les sujets. Je les trouve. Ils poussent sur les arbres. »

Entretien de Marie-Hélène Lafon avec Pierre Busson (http://saintamandin.e-monsite.com/pages/portraits/un-ecrivain-a-saint-amandin.html )

DO : Votre « pays premier », c’est donc celui du Cantal paysan avec ses paysages, ses hommes et ses travaux. Je me suis amusé à localiser sur une carte vos hauts lieux cantaliens. Il y a Aurillac où vous êtes née et où vous alliez enfant pour voir vos grands-parents. Il y a Saint-Flour où vous avez été pensionnaire chez les sœurs jusqu’au baccalauréat. Mais votre Cantal se réduit en réalité à une toute petite région du Haut-Cantal qui se résume à 3 ou 4 cantons situés à plus de 1000 m d’altitude, les cantons de Condat, Riom, Allanche et Murat.

MHL : « Mes livres viennent du corps, et d’un lieu, lieu social et culturel je l’ai dit, lieu géographique aussi, à l’évidence. La plupart des toponymes, et patronymes puisque je mélange et inverse constamment les deux registres, seraient repérables sur une carte de ces cantons minuscules que j’appelle mon triangle des Bermudes, Allanche Riom Condat, entre Limon et Cézallier, plateaux tondus du Massif Central, Cantal infime, nombril de ma terre. C’est assez dire, il me semble, à quel point la chair du texte procède dans mon travail d’un lieu de naissance ; et ce d’autant plus que, dans presque tous mes livres, le récit est ancré dans une maison, maison forte, pierre bois ardoise, maison de paysans toujours, qui est ma maison d’enfance, celle où vivent encore aujourd’hui mes parents et mon frère, maison matrice évidemment, et d’ailleurs la seule dans laquelle je n’ai jamais pu écrire une ligne, comme si l’on n’écrivait pas au cœur du volcan… »

Entretien de Marie-Hélène Lafon avec Brigitte Giraud pour la Bibliothèque de Saint-Etienne (http://ecrivains.lectura.fr/index.php?post/2009/02/09/Marie-Helene-Lafon )

DO : Je vous propose maintenant de nous lire une page de votre petit livre, Traversée, paru en 2013. C’est d’ailleurs ce très beau livre, paru de façon un peu confidentielle mais qu’on peut trouver assez facilement, qui m’a donné l’idée de vous inviter pour explorer l’esprit géographique de votre œuvre.

MHL : « Quand je commence d’être, je suis plantée au milieu de la vallée, au bord du mouillé de la fente, plantée debout comme un arbre, et je sais, je sens, ça s’impose, que tout ce vaste corps du pays souple et couturé, avec la rivière, les prés, les bois, et par-dessus le ciel tiré tendu comme un drap changeant, je sens que tout ça était là avant moi, avant nous, et continuera après moi, après nous. La vallée, quand on l’envisage depuis le sommet du puy Mary, est inéluctable et vaste, comme si elle avait toujours déjà été là, et la rivière mouille son creux, cette seule rivière minuscule qui se repose en méandres languides entre Dienne et Ségur-les-Villas, ou disparaît carrément, devient souterraine à quelques kilomètres de sa source ; c’est une fantaisie de rivière de disparaître sous une croûte épaisse de terre et de résurger ensuite, mine de rien, l’air dégagé, garnie de truites, bourrée de cailloux, ardemment vive et babillarde, enjuponnée de noisetiers drus. »

Marie-Hélène Lafon, Traversée, Créaphis Editions, 2013

DO : Le lecteur-géographe retrouve ici des éléments qu’il connaît, un décor avec des termes familiers (paysage, vallée, Puy Mary, méandres, résurger pour résurgence, etc.) mais deux éléments le touchent particulièrement : le style bien sûr (« tout ce vaste corps du pays souple et couturé »), et aussi le rapport aux lieux  (« le paysage est plus grand que moi, plus grand que nous… » ou encore « je sens que tout ça était là avant moi, avant nous, et continuera après moi, après nous »).

Là, c’est important de le souligner. Le Cantal de vos livres n’est pas un simple décor dans lequel une fiction se déroule par exemple. Votre travail d’écriture n’a rien à voir avec le régionalisme. Pourriez-vous nous en dire davantage sur ce point ?

MHL : C’est « une écriture de la terre, une écriture du monde paysan, mais sans jamais être une écriture du terroir ou même régionaliste. Car si je suis issue de ce monde rural, je n’ai jamais été un écrivain de terroir. Je suis aux antipodes de cela. »

Cité dans l’article sur Marie-Hélène Lafon, L’arrachement et l’attachement à la terre première qui s’en va. ( http://www.espritsnomades.com/sitelitterature/lafon/Lafon%20.pdf )

DO : Je reviens sur le caractère autobiographique de votre œuvre. Certains lecteurs et certains critiques ont dû faire le parallèle entre vous et Annie Ernaux, puisque toutes deux vous parlez d’un monde laborieux avec ses codes et ses usages, celui de vos origines populaires que vous avez quitté grâce aux études, au métier de l’enseignement et au travail d’écriture. Mais que de différences entre vous deux ! Chez vous, nulle nostalgie, nul sentiment de trahison, mais là je m’avance peut-être ; vous parlez plutôt de « transmission nécessaire » et d’ « héritages obligés ». Comment pourriez-vous qualifier votre rapport au terreau de vos origines ?

MHL : « Je dis aussi que j’écris à la lisière, en lisière. Je crois que c’est d’abord sociologique ; je viens de loin, d’un monde, une famille de paysans du Cantal, où le livre existait peu, où, à l’exception d’une grand-tante restée vieille fille, la tante Jeanne, personne, jusqu’à ma sœur et moi, n’avait fait d’études, où, en d’autres termes, il n’allait pas du tout de soi d’entrer en littérature, d’abord avec les livres lus, ensuite avec ceux que l’on tend à écrire et que, je le constate, on écrit et publie, on étant indéniablement moi. Lire des livres pour étudier, pour avoir un métier, pour devenir par exemple fonctionnaire, professeur, comme ma sœur et moi l’avons fait, est licite, voire encouragé ; un tel parcours, bien que courant dans les années soixante-dix, peut même passer pour un objet de fierté ; mais écrire des livres, c’est une autre affaire, ça sépare, ça échappe. Je suis dans cette échappée, cette séparation du lieu d’origine sociale et culturelle, Par ce fait même, je suis à distance, je reste à distance aussi du milieu d’accueil, dirais-je, celui dans lequel se passe ma vie, ici et maintenant ; c’est l’apanage des transfuges sociaux, d’où qu’ils viennent. C’est ce que j’appelle être à la lisière, entre deux mondes, en tension entre deux pôles, tension féconde et constitutive, je le crois, de l’écriture. »

Entretien de Marie-Hélène Lafon avec Brigitte Giraud pour la Bibliothèque de Saint-Etienne (http://ecrivains.lectura.fr/index.php?post/2009/02/09/Marie-Helene-Lafon )

« Cette culpabilité est omniprésente dans mes textes parce qu’elle est constitutive de mon propre parcours de transfuge social. A partir du moment où l’on a quitté son milieu d’origine, la question de la trahison se pose. Le transfuge social passe forcément par une perte des pratiques culturelles de son milieu d’origine. Je suis d’autant plus sensible à cette question de la culpabilité que j’ai été élevée dans la religion catholique. Je suis totalement athée mais il me reste des processus mentaux qui sont profondément inscrits en moi. Heureusement il y a de la volupté dans la culpabilité. »

Entretien de Marie-Hélène Lafon avec Marine Jubin et Marie Omont, février 2010 (https://dl.dropboxusercontent.com/u/92298729/carnets/carnetslafon.pdf )

« Je dis on, nous, les enfants, les trois ; j’écris aussi on et nous pour les lignées paysannes qui nous ont précédés, côté père et côté mère, et continuent jusqu’à ma génération, née au début des années soixante. (…) Le corps immuable du pays s’inscrit dans ma mémoire et mon corps qui grandit et devient, entre dix ans et dix-huit ans ; c’est un corps à corps ; ça se fait évidemment à mon insu, ça me traverse et je ne choisis pas ; la poussée des choses est sourde et puissante, organique et considérable ; elle commande et c’est tout. »

Marie-Hélène Lafon, Traversée, Créaphis Editions, 2013

DO : En vous écoutant lire cette belle page de Traversée je pensais à l’abécédaire que vous avez écrit sur le Cantal et qui a paru en 2012 sous le titre Album. Il y a là 26 petits textes classés de A à V, cela commence par « Arbres » et cela finit par « Vaches ». Le lecteur-géographe y trouve son miel : de la végétation (arbres, herbe, jardins), des animaux (bêtes, chiens, cochon, vaches), des bâtiments (burons, maisons, toits), du climat et du temps (automne, hiver, brume, nuit, nuages, etc.), des itinéraires (chemins, rivières), etc.

Cela nous permet d’entrer au cœur de l’esprit géographique de votre œuvre. Il ne s’agit pas de description au sens où on l’entend habituellement. Vous avez écrit ou plutôt dit quelque part à l’occasion d’un entretien : « Au départ, il y a un grand corps : le pays. Puis à l’intérieur de ce pays, par un système d’emboîtement, il y a les corps des bâtiments, à l’intérieur desquels vivent des bêtes et des gens. Et tout cela procède du même tissu (…) On a l’impression de baigner dans le paysage. Je fais infuser le paysage autrement que dans la description du XIXe siècle. » Pourriez-vous nous préciser ce que vous entendez par là ?

MHL : « Mes trois premiers livres concernent une écriture des enfances totalement ancrées dans un lieu terrien et insulaire. Tout part de ce lieu. Le lieu est premier : la maison et le pays. La maison est vraiment le point de départ de Sur la photo dès le premier paragraphe. Dans Le soir du chien, le pays est l’un des personnages du livre. Un homme, une femme et un pays. Il y a une très forte présence du lieu. Je sors du lieu de départ et j’aborde d’autres espaces comme Paris dans Sur la photo et la banlieue d’Avignon et de Marseille dans mon prochain livre mais le lieu donne l’architecture au texte. »

Propos recueillis par Brigitte Aubonnet pour le site Encres vagabondes http://www.encres-vagabondes.com/rencontre/deambrosis.htm

DO : Dans cet espace fondateur il y a un élément géographique auquel vous attachez une grande importance, c’est la rivière de la Santoire qui a joué pour vous tout à la fois un rôle de bornage, d’intimité et d’évasion. J’aimerais que vous nous parliez de cette rivière, nous dire ce qu’elle a représenté dans votre enfance, ce qu’elle représente encore aujourd’hui.

MHL : « Ma rivière d’enfance a nom Santoire. Elle borna le monde, c’est définitif, elle fut l’été, la plage d’ardoise, et l’immobile après-midi d’août, le temps arrêté dans le babil lumineux de son lit de cailloux. Elle fut de chaque hiver, et des printemps brefs, haute, pressée d’en finir, se hâtant, tournoyant à bout de gris, cinglant les branches nues et penchées. Horizontale, insolente et enfuie. »

Marie-Hélène Lafon, Album, Buchet-Chastel, 2012

DO : J’en viens maintenant à la lecture particulière qu’un géographe peut faire de votre œuvre. D’abord avez-vous été surprise que votre travail d’écriture puisse intéresser les géographes au même titre que d’autres œuvres littéraires comme celles de Claude Simon ou de Pierre Michon par exemple ?

MHL : « La géographie est au sens premier du terme une écriture de la terre, on ne saurait mieux dire, ça m’écrase d’évidence ; l’immuable géographie de mes livres dessine un pays archaïque, un pays haut, pelu, bourru, violemment doux, ardemment rogue, perdu et retrouvé toujours, quitté et lancinant. Des hommes et des femmes y vivent, y travaillent, ils habitent dans des maisons qui font corps autour d’eux, les bêtes sont nombreuses et vivaces, les apprivoisées et les autres ; on s’enfoncerait là, dans la chair des choses et des cantons minuscules. »

Marie-Hélène Lafon, Traversée, Créaphis Editions, 2013

DO : Le lecteur-géographe est sensible à l’acuité de votre regard lorsque vous faites corps avec la nature, lorsque vous êtes attentive à l’environnement immédiat mais aussi au pouls de l’univers, lorsque vous décrivez un paysage à travers l’encadrement d’une fenêtre et ou d’autres paysages qui entrent chez vous par la lucarne de la télévision dans la ferme de l’enfance. Vous avez écrit, peut-être dans Traversée mais je n’en suis pas sûr, que vous vous êtes constituée très tôt en « regardeuse professionnelle ».

Que pouvez-vous nous dire du paysage ? Quelle est son importance dans votre travail d’écriture ?

MHL : « Le regard transforme le pays en paysage, le regard des autres, ceux qui viennent des ailleurs ou qui s’y sont frottés, et qui mettent des mots sur les choses, les sensations, les sourds éblouissements que l’on n’a pas dits, faute de savoir comment ou par peur du ridicule et pour cent autres raisons encore. »

«  (…) et quand je commencerai à écrire ce sera comme lire en braille et déchiffrer du bout des doigts une géographie intérieure très archaïque. »

Marie-Hélène Lafon, Traversée, Créaphis Editions, 2013

DO : Parlons aussi des hommes qui vivent dans ces campagnes des hauts plateaux du Cantal, ces hommes issus de lignées paysannes qui font face à l’inexorable modernisation agricole.

Un roman très réussi, Les derniers Indiens, paru en 2008, raconte la vie de quatre générations de paysans en Auvergne. La disparition, la mort, sont au cœur de l’intrigue. Vous écrivez page 58 dans l’édition de poche Folio : « Les Santoire vivaient sur une île, ils étaient les derniers Indiens, la mère le disait chaque fois que l’on passait en voiture devant les panneaux d’information touristique du Parc régional des volcans d’Auvergne, on est les derniers Indiens. » Dans ce roman, les personnages principaux ont de la famille, des amis, des voisins, qui forment la population rurale de l’espace décrit.

Les voisins jouent d’ailleurs un rôle important dans l’intrigue. Pourriez-vous nous l’expliquer ?

MHL : « Sur la photo, est un texte mixte, tendu entre Paris et la maison d’enfance. Mo, le quatrième livre, commence dans la banlieue d’Avignon et se termine à Marseille mais on y retrouve entre les personnages, un fils et une mère, le silence rugueux qui vient de ce monde où j’ai commencé, un monde où les mots servent à dire des choses utiles, ou à parler des autres, mais pas à se dire, soi. Se dire est obscène ; on se tait. Les personnages de mes livres se taisent, ils n’expliquent rien, ne s’expliquent pas, et je les montre seulement en train d’exister au ras des choses. »

Entretien de Marie-Hélène Lafon avec Brigitte Giraud pour la Bibliothèque de Saint-Etienne (http://ecrivains.lectura.fr/index.php?post/2009/02/09/Marie-Helene-Lafon )

DO : Avec la modernisation de l’agriculture, l’enfrichement d’espaces autrefois exploités, d’autres populations commencent à s’immiscer sur ces hautes terres cantaliennes, notamment des touristes qui séjournent, des héritiers qui rendent visite, des randonneurs qui passent. Les avez-vous évoqués dans vos livres ?

MHL : « Des vacanciers ou des touristes, qui commencent à louer dans le pays ou séjournent dans des maisons de famille, se promènent ; on peut se promener après le repas avec certaines personnes qui rendent visite, mais ces gens viennent ou reviennent d’ailleurs, ils ne vivent pas dans le pays, ou ils n’y vivent plus, et ces promenades sont courtes, empesées de lourdeurs digestives, perlées de conversations alanguies. On voit aussi passer, quand il fait beau, des marcheurs qui sont équipés pour ça (…) ; ils sont rarement seuls et ils ont des cartes (…), ils demandent parfois des renseignements, ils peinent à prononcer des noms, on leur montre avec le bras, ils remercient, ils disent que les paysages sont magnifiques, et toute cette herbe, les fleurs, ces vaches rouges, leurs cornes incroyables, comme on doit être bien ici, mais l’hiver quand même, et ceci et cela, et on est fier. »

Marie-Hélène Lafon, Traversée, Créaphis Editions, 2013

DO : Il est temps maintenant d’aborder le monde citadin où vous êtes immergée depuis 35 ans, un monde qui n’a trouvé qu’une petite place dans votre œuvre, du moins pour l’instant.

Pouvez-vous expliquer cette réticence ? Vous avez pourtant abordé assez tôt le territoire urbain dans un de vos livres, Mo, votre quatrième ouvrage paru en 2005.

MHL : « Le monde citadin repose sur un rythme que je n’ai pas encore trouvé. L’écriture de l’espace est exclusivement une question de corps. C’est encore très opaque pour moi ; je ne peux l’exprimer que par une image : je sais, physiquement, que le pas ne résonne pas de la même façon sur la montagne à vaches et sur un trottoir parisien. Je n’ai, pour l’instant, pas trouvé le bon tempo pour rendre compte de la façon dont des talons de femme claquent dans les rues, le matin. » (…) Le monde de la ville est essentiellement minéral. Le monde de la terre, lui, est parcouru d’air, de vents, d’eau. Ici, à Paris, il y a d’abord une gangue minérale, qui modifie mon rapport aux choses. Je sens une tension dans mon propre corps suspendu entre les deux mondes et une temporalité totalement différente dans ces deux espaces. »

Entretien de Marie-Hélène Lafon avec Marine Jubin et Marie Omont, février 2010 (https://dl.dropboxusercontent.com/u/92298729/carnets/carnetslafon.pdf )

DO : Votre roman Les pays, incontestablement l’un des plus beaux de votre œuvre, paru en 2012, est à la fois un roman autobiographique et un roman de formation.

Un de ses grands intérêts est la mise en contact entre le monde paysan et le monde citadin par l’intermédiaire de Claire, l’héroïne du livre qui vous ressemble si fort, et qui parle autant de là où elle est arrivée que de là d’où elle est partie. Etait-ce cela l’objectif principal de votre entreprise littéraire ?

MHL : « Sa mère lui écrivait une fois par quinzaine, donnant des nouvelles du temps, des saisons, du travail, des gens de la maison et de la commune et de ce qui continuait, là-bas ou là-haut, elle ne savait jamais bien comment dire ou penser. (…) Claire répondait à sa mère, un dimanche sur deux, le soir, renouant avec le rituel de l’ère précédente. (…) Elle pouvait raconter combien la Seine était jaune et haute, à ras bord des quais, à la mi-mars, ou s’étonner, début avril, d’avoir vu un parterre garni de tulipes violettes, presque noires, dans un jardin derrière le Palais de justice. Sa mère se récrierait, on était loin des tulipes, on annonçait de sacrées tombées de neige, on ne sortait les vaches que pour la journée, elles couchaient dedans et on leur donnait deux fois par jour, encore beau qu’il reste du foin correct, mais on aurait du mal à tenir pendant deux ou trois semaines de plus si ça tournait comme certaines années où les bêtes n’avaient couché dehors qu’après le début de mai. »

Marie-Hélène Lafon, Les pays, Buchet-Chastel, 2012

DO : Le sujet choisi pour cette rencontre, « l’esprit géographique de votre œuvre», n’a pas permis d’insister sur l’écriture précise et même souvent minutieuse qui joue pourtant un rôle essentiel dans la réussite de votre entreprise littéraire. Pouvez-vous nous dire quelques mots sur votre travail d’écriture, sur votre façon de travailler, sur vos efforts pour arriver à un résultat que vous jugez satisfaisant.

 MHL : « Je dis encore que je suis un écrivain de sillon, ou que je travaille comme on laboure. (…) Je recommence beaucoup, je laisse poser, j’attends, il faut que le temps passe sur les textes, il faut leur laisser le temps de prendre ou de ne pas prendre, comme après avoir semé ou planté. Ensuite j’émonde, j’élague, je taille dans la matière, je fouille dans le terreau du verbe pour exhumer, extirper le mot précis, le rythme juste, au souffle près, à la virgule, au point-virgule près. Le travail d’écriture est une étreinte avec la matière verbale, c’est de l’empoignade, c’est long, ardent, parfois violent ; et c’est, à mon sens, organique parce que c’est une patiente affaire de matière et de corps. Mon rapport au monde passe par le corps et mon écriture aussi : je ne lâche jamais un texte pour publication éventuelle sans l’avoir au préalable mâché, ruminé, et dit, prononcé, proféré à voix haute, ce qui implique de passer littéralement mot après mot par le corps, le ventre, la bouche. »

Entretien de Marie-Hélène Lafon avec Brigitte Giraud pour la Bibliothèque de Saint-Etienne (http://ecrivains.lectura.fr/index.php?post/2009/02/09/Marie-Helene-Lafon)                                                   

Daniel Oster, février 2016

[1] Depuis 2001, Marie-Hélène Lafon a écrit de nombreux livres publiés pour la plupart chez Buchet/Chastel. Pour ceux qui voudraient découvrir son œuvre, nous indiquons quelques titres faciles à trouver dans la collection de poche Folio : Les Pays (2012), Les derniers Indiens (2008), L’annonce (2009).

Nous y ajoutons un petit volume seulement disponible aux éditions Guérin, Traversée (2013), c’est lui qui nous a donné l’idée de cette conférence géolittéraire. Dans ce dernier livre il y est dit : « La géographie est au sens premier du terme une écriture de la terre, on ne saurait mieux dire, ça m’écrase d’évidence ; l’immuable géographie de mes livres dessine un pays archaïque, un pays haut, pelé, bourru, violemment doux, ardemment rogue, perdu et retrouvé toujours, quitté et lancinant. »