64me café de géographie de Mulhouse

Campus de la Fonderie
20 mars 2013

Laurent Carroué
Inspecteur Général . Ancien Professeur de géographie. Université de Paris VIII

La pression humaine : la durabilité de nos modèles de développement en débat

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La croissance démographique est un des premiers éléments d’explication de la redistribution des cartes car la présence de plus de 6 milliards d’hommes, inverse les équilibres. Les pays développés stagnent sur le plan démographique, la croissance vient à 90% de la vitalité des Suds.

Partout les améliorations sociales, sanitaires, médicales, expliquent les progrès de l’espérance de vie mais aussi la baisse de la mortalité plus rapide que celle de la fécondité qui reste élevée. Les pays les plus évolués du Sud rejoignent le modèle européen (cf. enjeux du vieillissement en Chine) mais dans le reste monde 50 % de la population a moins de 20 ans.

L’enjeu géopolitique de gestion, au XIXème, qui a permis à l’Europe de peupler le reste du monde, grâce à un boom démographique qui lui a permis de s’étendre sur les ¾ de la planète a vécu. Au XXème, ce processus est interdit au Sud car il n’y a presque plus d’espaces à développer.

Les niveaux de migration actuels (en %) sont équivalents à ceux de la Première Guerre Mondiale mais aujourd’hui, on observe un cloisonnement des flux induisant des enjeux de développement internes tout à fait nouveaux.

Il est possible que l’on aille vers des catastrophes géopolitiques (Côte d’Ivoire) car les processus fonciers, d’accueil sont bloqués. C’est la même chose au Kivu dans la région des Grands Lacs d’Afrique ; au Sahel quand il y a pression sur la terre. Cela pose un problème de solidarité comme de transferts de compétence. « La terre est finie » dit-on en Afrique.

Le problème du travail : un déficit d’emplois

Chaque année apparaissent 50 nouveaux millions d’actifs mais ce qui manque ce sont les emplois. La pression de la population active en Chine, en Inde est encore plus importante que celle de l’UE

Un des enjeux pour les pays émergents, est celui de la construction de protections sociales et de retraites. La Chine est confrontée en même temps au vieillissement et à l’arrivée massive de jeunes sur le marché du travail. Pour y répondre, la Chine doit monter en gamme et accroitre sa productivité. C’est un des enjeux du développement. Les emplois sont liés à la démographie mais aussi à la finitude du monde.

En effet, depuis le Néolithique, la croissance est basée sur l’exploitation de nouveaux espaces agricoles ou forestiers mais il en reste peu aujourd’hui. On en trouve encore en Sibérie, en Indonésie, au Canada mais ce qui frappe partout, c’est la « finitude du monde ». Le mode de croissance extensif a vécu. Il faut passer à un mode de civilisation intensif. C’est la fin de 2000 ans d’’expériences humaines. Il va falloir réfléchir au changement des paradigmes.

Le gaz de schiste représente aux Etats-Unis 30% de la production gazière et signifie la déqualification du charbon. Mais cette exploitation se déploie dans des zones désertiques ou faiblement peuplées [cf. Laurent Carroué. Didier Collet: Canada, Etats-Unis, Mexique, Bréal, 2012]. On maintient la vieille logique de la gestion de l’espace avec l’abandon des puits au bout de 5 à 6 ans [cf. sur Google Earth]. Les Etats-Unis se sont lancés dans une course en avant qui est impossible en Europe du fait des densités humaines et d’un autre rapport à l’espace, moins prédateur.

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Quelles sont les racines de la crise actuelle ?

Pour en revenir à la mondialisation, qui est l’extension progressive de l’économie marchande à l’ensemble de la planète, on assiste à une évolution.

La conquête de l’Amérique entama la 1ère mondialisation, liée aux échanges avec une économie marchande marquée par la domination de quelques pays.

La 2ème mondialisation correspond à la période s’étendant entre la Révolution industrielle aux années 1950-70. Ce fut un régime d’accumulation dans le cadre de grands systèmes impériaux depuis le partage du monde à la conférence de Berlin en 1885. Il n’en reste aujourd’hui à la France que des « confettis d’empire » car la décolonisation signifia le début de la crise des grandes puissances occidentales. Une des solutions fut le recours à la CEE, car tant le BENELUX, que l’Italie, la France, puis le Royaume-Uni durent se replier sur le continent pour sauvegarder leurs logiques de puissance. La perte des marchés coloniaux a impliqué de trouver de nouveaux relais de pouvoirs.

Dans les années 1970, on a recherché de nouveaux modes d’accumulation. Apparaissent dans les années 1970-1975 aux Etats-Unis, les théories développées par Milton Friedmann à l’Ecole de Chicago. La révolution néo-conservatrice, menée par Ronald Reagan et Margareth Thatcher impose le libéralisme se traduisant par une série de dérégulations, un désengagement des Etats et en 2007, l’adoption des mesures novatrices par l’UE qui instaure un grand marché financier unifié.

L’objectif est de refonder la base du financement des Etats anglo-saxons, de placer le capital en position nodale dans les Etats et les économies. A partir des années 1980, il devient le pivot du système économique mondial. Ceci se traduit par l’excroissance du stock de capital financier, qui représentait entre 5 et 11 fois le PIB mondial en 2005 à la veille de la crise financière, avec un doublement du stock de capital tous les 10 ans.

Le marché d’actions, d’obligations est magnifié par l’invention de la titrisation et la vulgarisation de la spéculation sur les matières premières. Ces jeux financiers se traduisent par l’excroissance du stock de capital financier circulant pour produire une rente financière à l’échelle monde, en jouant sur les oppositions géographiques entre les taux, les monnaies, etc.

Pour pouvoir ponctionner l’économie réelle, il a fallu déréguler et prélever sur la production les montants nécessaires.

A partir des années 1990/2000, on constate dans les pays développés une stagnation du pouvoir d’achat des ménages, surtout des salariés dont la hausse du niveau de vie est fondée sur une forte montée de l’endettement. Cette société d’endettement généralisée présente une forte composante immobilière dans les pays anglo-saxons mais aussi dans les fonds de pension à cause des systèmes de retraite par capitalisation, des fonds placés en bourse qui disparaissent quand les bourses chutent. Depuis la crise, les retraités des Pays-Bas ont perdu 1/3 de leurs revenus et plus de 100 000 personnes de plus de 75 ans sont contraintes de travailler aux Etats-Unis.

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Le système financier occidental s’est effondré en 2008, touchant les Etats-Unis, l’Union Européenne et le Japon. Dans l’Union Européenne, le recul de la capitalisation boursière de 10 300 milliards d’USD représente le cumul du PIB de l’Allemagne, de la France, de l’Italie et de l’Espagne en 2011. Une destruction de capital inédite depuis 1929 ! Entre 2006 et 2011, on a injecté aux Etats-Unis des sommes équivalentes à 8 fois le PIB de l’Afrique ou 2,5 fois celui d’Amérique latine. Entre 2006 et 2013, la mobilisation des Etats autour de la crise s’est traduite par 85% de hausse du stock des dettes publiques mondiales.

En septembre 2012, une publication du FMI qui recense les évolutions de la dette publique des grands pays développés (en % du PNB) sur une série longue de 1880 à 2012, met en évidence la montée structurelle de l’endettement. Des hausses et des baisses, des pics pendant les guerres (1914/1918 ; 1939/1945), une baisse de 30% entre 1945 et 1974 ; puis à nouveau la forte montée de l’endettement public à partir de 1973 dans le cadre d’un rééquilibrage et de changements structurels liée à l’accumulation financière. Avec la crise financière ouverte en 2006/207, le niveau d’endettement public actuel est équivalent à celui existant à la fin de 1946. Pour simplifier, le coût de la crise actuelle équivaut à celui d’un grand conflit mondial.

Quelle sortie de crise ? La crise de 1929 a abouti à la guerre. Aujourd’hui, le président Obama se tourne vers le Pacifique, là où sont les enjeux à venir. La sortie de crise sera-t-elle une nouvelle guerre ? Une coopération internationale nouvelle mais de quel type ? Cette crise fragilise les bases même de l’hégémonie états-unienne.

Sur la longue durée, le graphique de gauche montre l’évolution du budget militaire des Etats-Unis en dollars constants depuis 1962. On constate une hausse forte due à la guerre du Vietnam puis aux dépenses de la « nouvelle Guerre froide » sous Ronald Reagan : « America is back », qui connut une réussite géostratégique mais au prix d’une nouvelle course aux armements. De même, la courbe remonte sous Georges Bush, engagé dans sa « croisade contre le terrorisme ».

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En 2012, jamais les dépenses militaires n’ont été aussi importantes mais à quel prix et pour quel objectif ? La guerre de George Bush fut une impasse géostratégique et géopolitique. Ses alliés traditionnels s’émancipent, même l’Arabie saoudite, la Turquie et le Pakistan. La France est engagée dans ce conflit depuis 11 ans mais pour quel résultat ? Que va devenir l’Afghanistan ? Quelles seront les réactions de la Russie ? De l’Iran ? La guerre suscite de nouvelles rivalités entre l’Arabie saoudite, l’Iran, etc…

On a dépensé 2 000 milliards de dollars pour la guerre en Irak, mais à terme elle aura coûté 6 000 milliards. On observe aussi un changement du paradigme géostratégique militaire, source de la puissance au XIXème puis au XXème, car depuis 1945, on est passé à l’âge du nucléaire stratégique. Les sociétés humaines ont la capacité de détruire le globe, ce qui signifie l’interdiction d’une guerre mondiale. Il faut trouver à présent de nouvelles modalités de règlement des conflits.

Les trends économiques zigzaguent. A l’effondrement de 14-18 et des années 30, succèdent les Trente Glorieuses, avec une montée progressive puis vertigineuse depuis 1980 avant le collapse de 2008 dans les pays anglo saxons puis les autres PDEM. [Pays Développés à Économie de Marché]

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La dette américaine suit le modèle mondial. Un graphique publié par la Maison Blanche donne la projection jusqu’en 2040. Il est probable que l’on va dépasser le coût de la dernière guerre mondiale car nous ne sommes qu’au début de la crise. Pour le président Obama, l’urgence est de freiner la dynamique de l’endettement public, mais le coût de la crise équivaut à trois fois celui de la sortie de la guerre.

Certains pays progressent. Le passage du G7 au G20 marque un changement de modèle, avec l‘arrivée de nouvelles puissances régionales. Les BRIC [Brésil, Russie, Inde, Chine] et les autres émergents représentent désormais plus de 70% de la croissance économique mondiale avec des exclusions : l’Amérique andine, l’Afrique sub-saharienne, l’Asie centrale.

Le processus de mondialisation n’est pas mondial. Les ¾ de la planète sont exclus du pilotage car les systèmes sont hiérarchisés et fondés sur l’exclusion.

La Chine est la 1ère puissance industrielle mondiale en valeur en 2011 avec des progrès dus à sa remontée des filières. Les chercheurs chinois sont équivalents en nombre, sinon pour l’instant en valeur, aux chercheurs de l’UE. On peut s’en inquiéter. La Chine est le 1er déposant de brevets en 2012, ce qui révèle sa volonté d’affirmation technologique nouvelle. D’ici 20 ou 30 ans, soit une génération, la Chine veut disposer d’une maîtrise technologique pour construire des équipements de haute technologie. Une ambition qui est partagée par l’Inde. La vente du Rafale par la France sous-entend des transferts de technologie et un bond en avant technologique de 30 ans pour l’Inde. On va être concurrencés par le haut et par le bas. Pour survivre, il faut que l’UE lance une nouvelle révolution technologique. Qu’elle réinvente l’automobile, la radio, les ampoules … Qu’elle relance la recherche, la formation initiale comme la formation continue.

On voit arriver de nouveaux acteurs tels que les STN [Sociétés transnationales] qui se multiplient très rapidement aux Suds. Les STN du Sud font déjà 50% de leurs ventes à l’étranger et 31 % des salariés sont à l’étranger.

En ce qui concerne depuis 20 ans, le développement, le niveau de vie et la consommation des ménages en Chine et en Allemagne, on constate que le marché de consommation chinois est encore inférieur à l’allemand mais que se passera t-il quand ils consommeront comme les Allemands ? Qu’en sera t-il du Développement Durable ? Qu’il s’agisse de l’Inde, du Brésil, de la Corée ou de la Russie, on est sur un basculement des marchés. Leurs STN vont produire à bas prix et rentrer sur les marchés. En 2013, les émergents disposent d’¼ des revenus, alors même que les plans d’austérité cumulés, soit au moins 250 milliards d’euros dans l’UE, vont faire baisser la consommation entre 2013/2015.

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Les investissements dans la formation brute de capital fixe (investissements immobiliers et productifs) sont aujourd’hui en Chine, équivalents à ceux des Etats-Unis. Les gradients territoriaux y sont très différenciés, il génère de nouvelles disparités mais l’investissement global équivaut à celui des Etats-Unis.

La montée de la Chine est inexorable. La Chine est déjà le 1er producteur d’automobiles. Elle consomme autant d’énergie que les Etats-Unis, déjà énergétivores, posant le problème de la sécurisation des besoins, des approvisionnements et la sécurisation des routes terrestres et maritimes.

C’est une question de rapport production/ consommation. La Chine doit importer beaucoup. Elle achète des hydrocarbures en Sibérie, dont elle va utiliser le gaz et le pétrole, de même qu’elle se fournit en Asie centrale, en Iran, dans la région de la Caspienne. Une poussée qui correspond au retrait stratégique des Américains.

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Quelle gouvernance ?

Nous sommes dans une période de grand basculement, le passage d’un monde bipolaire à un monde unipolaire puis aujourd’hui multipolaire. Ce qui est nouveau, c’est qu’au début du XXème, ce monde multipolaire était contrôlé par des puissances européennes. Aujourd’hui, les puissances en extension territoriale sont les émergents, les BRIC, IBAS, [Inde, Brésil, Afrique du Sud] ce qui est une nouveauté et une rupture inédite.

L’Inde dispose de missiles balistiques stratégiques de 5 000 km de portée depuis 2012. Qu’en pense la Chine, le Pakistan ? Va-t-on vers un nouvel ordre ou vers un nouveau désordre international ?

Quelle place pour l’Europe et la France dans ce nouveau monde ? Quel rapport à l’universel ? A la mondialisation ? Quelles nouvelles géodynamiques développer ? Faut-il privilégier les Nations-Unies, les Droits de l’Homme, l’Unesco ? Existe-t-il des capacités intellectuelles et politiques permettant à l’Europe de recréer de l’universalité ?

On fonctionnait depuis la guerre dans une logique Nord- Sud alors qu’aujourd’hui, les logiques sont devenues transversales et surtout Sud-Sud avec une autonomie croissante. Qu’en est-il du projet européen, doit-on demeurer « l’idiot du village global » ? [Hubert Védrine]. Les émergents vont-ils supplanter les Européens ?

La sortie de crise doit se construire sur un nouveau contrat, économique, social et politique. Le nouveau contrat social devra articuler le social et le développement car jusqu’ici les sociétés humaines n’ont fait que privilégier la croissance. Il faut changer de paradigme car le nouveau contrat social devra gérer la population qui arrive. Il faudra inventer un nouveau contrat politique assurant la démocratie, le respect des droits civiques.

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Un affrontement Inde -Chine est-il possible compte tenu de l’importance de la course aux armements actuelle ?

Plus le niveau de vie augmente, plus les hommes ont besoin de protections mais cela a un coût et ils devront faire des choix. Selon une information de l’ambassade de France, le Ministre de la Défense indien a félicité l’équipe scientifique qui a cloné une chèvre et un âne créant un animal capable de supporter des pressions à 4600 mètres. Il s’en félicite car cela pourrait permettre aux troupes indiennes dans l’Himalaya de disposer de viande fraîche dès janvier 2013. Pour l’instant, l’Himalaya reste répulsif et protecteur et sépare assez bien ces deux puissances. Le plus intéressant, c’est leurs nouvelles logiques de projection littorale et maritime. On constate un retour au maritime de la Chine [stratégie du « Collier de perles »] comme de l’Inde dans l’Océan Indien. C’est un basculement de civilisation. La colonisation les avait enfermés, la mondialisation les fait sortir.

L’excroissance du capital financier induit des tensions mondiales. Cette dynamique va t-elle continuer ?

Toutes les politiques publiques depuis 5 ans tentent de sauver le système. Le plan anti-crise des Américains s’est traduit par le rachat d’assurances et de sociétés douteuses, la hausse des dettes de l’État et la planche à billets ! Cependant, les Etats-Unis ne souffrent pas d’hyperinflation car la crise a conduit à la destruction de ressources productives mais aussi de capital. Les nouveaux banquiers du monde sont les émergents soit pétroliers, soit manufacturiers. La Chine est devenue le 1er créancier des Etats-Unis entrainant une logique d’interdépendances avec des articulations inversées. La question de l’internationalisation de la monnaie chinoise, via Hong- Kong et Singapour, implique des accords de change en cours actuellement avec le Brésil et l’ASEAN. La Chine souhaite imposer sa monnaie mais se pose la question de sa convertibilité. On pourrait voir apparaître d’ici deux décennies un système monétaire mondial associant le dollar, le yuan et l’Euro, s’il survit !

Pour le moment, on essaye de sauver le système actuel au lieu de le refondre et de le rééquilibrer. La France et l’Allemagne se sont portées garants pour des centaines de milliards d’euros (crise grecque) et donc leurs contribuables sont devenus des garants de fait, le tout sans débat politique. 60% des flux sur les marchés des actions sont générés par des ordinateurs automatiques (trading haute fréquence à la nano seconde) avec de puissantes liaisons sous-marines, une nouvelle ligne venant d’être posée entre Londres et New York en janvier 2013. Tout continue et de nouvelles bulles spéculatives sont bien en formation grâce à la fourniture par les banques centrales de masses monétaires énormes aux banques à des taux d’intérêts très bas. Actuellement, les banques empruntent à la banque européenne à 0% et distribuent des prêts à 4 ou 5 %….. Il faut absolument reréguler les marchés financiers mondiaux.

Dans les années 1990-2000, on a constaté une stagnation du pouvoir achat à cause de la ponction des marchés financiers. Comment expliquer l’antinomie entre la stagnation du pouvoir achat et la formation de capital ?

La grande question résidente est dans le partage de la richesse créée. Les entreprises ont besoin de dividendes, [éléments de rentabilité des rachats d’action] pour investir et se développer mais aussi satisfaire leurs actionnaires, souvent au détriment de leurs salariés. Quel équilibre promouvoir ? Le rapport Sertorius sur Peugeot à l’automne 2012, révèle la grande erreur de Peugeot. Ils ont privilégié les dividendes et les actionnaires au lieu d’investir et de prévenir la crise. Les hedge funds (fonds spéculatifs) cherchent des rendements de 30% par an avec des prises de risques maximales ce qui fait monter les enchères et pousse l’ensemble du système vers une spéculation de plus en plus risquée.

La recherche d’un profit maximal et à court terme au détriment de l’emploi, des salaires, de l’innovation et de l’investissement aboutit à détruire une partie du tissu productif. Beaucoup d’entreprises ont fait de la « croissance sans emploi » en réduisant leur masse salariale, par licenciement, blocage des salaires, emplois précaires, poor workers (travailleurs pauvres) etc… Mais dans le même temps, il faut bien des consommateurs. La stagnation du pouvoir achat réel des salariés, surtout des classes moyennes, a été compensée aux Etats-Unis, au Japon, dans l’UE par un encouragement à la consommation à crédit et par un enrichissement fictif dans le cadre de bulles immobilières. Dans le même temps, on a assisté à une explosion des inégalités sociales au profit pour l’essentiel des 10 à 20 % des populations déjà les plus riches. Cette logique est inefficace en terme social et économique.

Le circuit entre les banques centrales qui prêtent à taux faibles aux banques commerciales qui prêtent à taux élevés aux entreprises et aux particuliers, ne pourrait-il être court-circuité ? ;

Cela dépend du statut de la Banque Centrale. Aux Etats-Unis, c’est possible avec la FED mais pas avec la BCE (UE) car il faudrait un changement des statuts et un consensus politique alors que l’on se heurte pour l’instant au veto de l’Allemagne. Un des objectifs de la FED est de lutter contre le chômage, en intervenant directement auprès des entreprises mais ce n’est pas le cas de la banque européenne. Il faut repenser les fonctions de la BCE.

Que se passera t-il pour l’évolution de l’économie de l’Allemagne qui exporte en Chine, si l’Euro explose et que les cartes doivent être rebattues ?

C’est un cas intéressant. L’Euro est en fait une « zone mark » élargie qui fonctionne bien pour les pays de la zone Mark. On a construit l’Euro sur les critères de Maastricht basés sur une gestion et des critères germaniques. C’est une question aussi centrale que celle du débat entre élargissement et intégration, une contradiction majeure de la dynamique communautaire. Le noyau dur de l’intégration est la zone Euro qui éclate sous nos yeux. La mise à niveau en respectant les critères germaniques s’avère être impossible. L’introduction de l’Euro en France s’est traduite par un ou deux millions de chômeurs. La France ne peut plus dévaluer sa monnaie, ce qui l’a obligé à limiter les salaires mais aussi les emplois. Aux Etats-Unis, les migrations internes sont une réponse aux crises mais les Européens sont beaucoup moins mobiles que les Américains. Il est difficile de revenir sur le modèle capitaliste du XIXème. L’Allemagne reste une exception par sa géographie et son histoire (interdit colonial…). La France et le Royaume-Uni se sont construits sur des marchés protégés. L’Allemagne par une économie très tôt concurrentielle, s’appuyant sur son capitalisme rhénan et des éléments de qualité pour percer la concurrence. Durant la Guerre Froide, elle devint une vitrine et un modèle. Son internationalisation fut tardive. La reconstruction de l’Allemagne passa par le maintien d’un patronat pourtant proche des Nazis, acceptant un nouveau contrat social mais aussi la résignation face « au mur ». Le développement de l’Allemagne s’est fait vers l’Ouest et la CEE. C’est un modèle de capitalisme unique en Europe qui impose des contraintes et des exigences à tous alors qu’il est exceptionnel. Sur ces bases- là, c’est l’Euro qui semble être une anomalie. L’Union Européenne aurait du avoir une monnaie commune mais pas une monnaie unique.

En quoi le G20 est-il une instance de diffusion ?

C’est un lieu d’échanges vers la gouvernance, une création française de Valéry Giscard d’Estaing. Un lieu de concertation qui n’est pas une institution de gouvernance car comportant trop de divergences.

Existe-t-il un risque de nouvelle Guerre Froide ?

Pour le moment, les Chinois sont encore trop faibles. Il est vrai que les Etats-Unis comme la Chine cherchent à organiser un réseau d’alliances à géométrie variable. Il ne faut pas encore leur accorder trop d’importance. On verra dans 5 ans. Il existe, c’est vrai, une course aux armements en Asie qui suit une stratégie nationale d’affirmation et la mise au point de tactiques en liaison avec leur territoire. Ce sont des systèmes de représentations géopolitiques qui s’analysent en fonction du positionnement de chaque Etat. Pour ces deux puissances, dont les liens d’interdépendance sont très denses, jusqu’où pouvoir aller sans déclencher quelque chose d’irréversible ? Entre volonté de puissance et pragmatisme, la marge est étroite.

En ce qui concerne les armements : l’Inde, la Chine sont les plus gros acheteurs du monde d’armes anti-émeutes. Ce n’est pas impérialiste ?

Ces pays font face à des inégalités internes marquées mais ne peuvent, et ne veulent pas, tolérer de contestations internes trop déstabilisatrices. On verra comment ils vont évoluer face à des pressions internes qui peuvent être accentuées par des logiques ultra nationalistes. La question de la démocratie, sociale et politique, demeure une « idée neuve » en Asie.

Quelle est la perception dans les pays émergents ou dans les pays pauvres de ce qu’est la mondialisation qui est critiquée au Nord ? Est-ce de la peur ou de l’acceptation ?

Cela dépend des pays et des positionnements sociaux. Les populations ont des capacités inégales à se projeter à l’échelle monde. La mondialisation leur est parfois inconnue, même si elle les concerne directement dans leur vie quotidienne. Beaucoup partent de très bas, et se réjouissent du moindre progrès car l’enrichissement global est parfois réel. Cela renvoie à une mondialisation sinon heureuse, du moins bénéfique quand on se souvient que la moitié de la population du monde doit encore marcher à pied… La question centrale est celle à la fois des modes de croissance adoptés (avec ou sans développement ?) ; du partage interne des richesses (accaparement par des élites prédatrices sans projets ?) ; de la nature et de la qualité des Etats et des constructions géopolitiques. La mondialisation est critiquée au Nord comme au Sud, mais selon des logiques et des gradients différents. On ne peut systématiquement généraliser sans perdre de vue la complexité des sociétés et des territoires. Au delà des différences, la question est bien de rebâtir des logiques universelles plus efficaces, plus équilibrées et plus solidaires.

Laurent Carroué

22 mars 2013
Campus de la Fonderie. Université de Haute-Alsace. Mulhouse

Notes: Françoise Dieterich