Les relations internationales sont l’objet de nombreuses études de journalistes, de politologues et d’historiens. Mais le témoignage des diplomates, participants discrets aux négociations entre les Grands, est précieux. Claude Martin, notre intervenant, a œuvré à la tête de deux ambassades prestigieuses à Pékin et à Berlin.

Claude Martin et Henry Jacolin au Flore (photo de Micheline Huvet Martinet)

Mardi 19 décembre Claude Martin (C.M) qui fut ambassadeur de France en Chine (1990-93) puis ambassadeur de France en Allemagne (1999 – 2008) est venu au Flore faire part de sa vision personnelle du rapport entre la France, l’Allemagne et l’Europe.

Passionné très jeune par l’Allemagne et sa culture au point de parcourir à vélo l’été de ses 14 ans la distance entre Chambon sur Lignon et Francfort afin de de visiter la maison natale de Goethe, il découvre alors la langue, la culture et les qualités de ce pays encore maudit à l’époque.

Après lEP, l’ENA et l’INALCO (où il étudie le chinois et le russe) il gravit les échelons diplomatiques jusqu’à devenir ambassadeur de France en Chine, expérience racontée dans son livre La diplomatie n’est pas un dîner de gala. Au retour de Chine il constate les désaccords entre la France et l’Allemagne, situation qu’il regrette.  Il est devenu ambassadeur de France à Berlin à la demande de J.Chirac. C’est ce qu’il raconte dans son dernier livre intitulé Quand je pense à l’Allemagne la nuit (titre tiré des premiers vers des Poésies nocturnes de Heine en exil à l’époque à Paris), ouvrage dont il va tirer les éléments pour traiter le thème du jour.

D’emblée Claude Martin tient à dire que les deux livres se tiennent. Il les a écrits comme un récit, un témoignage de ce qu’il a vu personnellement même si avec le recul certains peuvent considérer qu’il a fait preuve d’un excès de candeur. Il dresse également le portrait des personnages qu’il a connus.

Il montre dans son premier livre comment la Chine était devenue puissante et comment l’Europe n’avait pas su répondre à ce défi. Il explique ensuite que dans son 2e livre il a voulu se concentrer sur l’Europe car après avoir consacré 25 ans de sa vie à la Chine, il a passé 25 ans à participer à la construction européenne à partir de l’Allemagne autour de ce qu’on appelle le couple franco-allemand en se demandant pourquoi l’Europe n’a pas été au RDV face au défi chinois qui nous pressait d’organiser la construction européenne.

Dans cet avant-propos, il dit à deux reprises que le but de la construction européenne était le rapprochement des peuples et que la réconciliation franco-allemande à laquelle il a cru et participé dans le cadre de négociations très difficiles l’a déçu. Ce sont les difficiles relations franco-allemandes qui sont à l’origine de bien des dysfonctionnements car la France et l’Allemagne auraient dû être davantage un moteur pour exercer une dynamique positive dans la construction européenne surtout au moment des élargissements. C.M a suivi dès le début toutes les étapes de la réconciliation franco-allemande contemporaine de la construction de l’Europe. Il dit que le défi chinois aurait dû inciter l’Europe à mieux s’organiser dans sa construction. C.M considère que de ce point de vue, il s’agit d’un échec et s’interroge sur ses raisons. Préalablement il précise deux points. Le récit qui s’arrête à son départ de Berlin est un témoignage personnel dont le but est de susciter l’opinion du lecteur. Le terme « couple franco-allemand » n’est pas approprié : il vaut mieux parler de « moteur ». Il n’y a pas eu de couple mais des couples selon les époques en fonction des réactions personnelles entre les dirigeants des deux Etats.

Les rapports France-Allemagne et la construction de l’Europe au fil de la succession des couples.

Le premier couple De Gaulle-Adenauer est celui de la réconciliation. C.M a vécu avec beaucoup de passion les épisodes qui ont mené au traité de 1963. Avec K.G. Kiesinger en 1966, De Gaulle n’a plus vraiment de partenaire. Un peu plus tard le couple Pompidou-Willy Brandt a vu l’émergence du rôle de la Grande Bretagne. Pompidou était plus méfiant vis-à-vis de W. Brandt dont on connaissait mal le passé. Il a commencé à mener son Ostpolitik, ce qui amène Pompidou à regarder vers un contrepoids en ouvrant les négociations avec la Grande-Bretagne que De Gaulle avait refusées par deux fois car il considérait qu’elle n’était pas prête. C.M a été chargé du dossier. Après 3 ans, les pourparlers aboutissent. C.M avait pu constater la bonne foi de la G.B qui était décidée à participer à la construction européenne ce qui, pour lui, était un bon point car la G.B pouvait être un complément de l’Allemagne et non un contre-feu. C.M considère qu’au fur et à mesure des élargissements qui se concrétisaient il fallait plus qu’un duo. Un trio avec la G.B serait un moteur positif.

Ensuite le couple V. Giscard d’Estaing-H. Schmidt fonctionne bien. Ils sont tous les deux d’anciens ministres des finances et ont une vision de l’Europe. Il y a une complémentarité de caractères des deux hommes, entre la superbe de VGE et la simplicité de H. Schmidt qui est un homme solide, ni keynésien, ni libéral qui pense qu’il faut faire des investissements et faire du déficit (il passe alors pour un hérétique) et sait tenir tête à Nixon au moment où celui-ci abandonne l’étalon-or (1991). Ce fut le meilleur couple de tous car il avait le souci commun de la solidarité, du soutien aux faibles et non pas celui de la rigueur. Les années VGE- H.M sont les « années d’or » des relations franco-allemandes et de la construction européenne grâce à un vrai souci de solidarité de l’Allemagne vis-à-vis de ses partenaires.

 La relation F. Mitterrand-H. Kohl, qui laisse un souvenir positif est en fait beaucoup plus compliquée mais les deux dirigeants en tirent avantage ce qui facilite le tournant de la rigueur et leur accord sur le choix de J.Delors à la tête de la Commission européenne. J.D sera la « cheville ouvrière » des relations entre les deux hommes. Mitterrand détestait Schmidt, ce socialiste qui lui donnait des leçons de rigueur budgétaire et l’arrivée de Kohl a été une « bénédiction » pour lui. En effet Kohl qui n’est pas un intellectuel, admire Mitterrand et a besoin d’une entente avec la France pour poursuivre sur la lancée de VGE/ H.S. Les deux hommes se comprennent et savent faire les compromis nécessaires face à M. Thatcher. En 1989, après la chute du mur, les choses changent. La réunification inquiète le président français qui redoute que l’Allemagne ne soit tentée par le retour à l’idée d’un espace vital. Mitterrand veut arrimer l’unification allemande à la construction de l’Europe et pratiquer une ouverture commune vers l’Est. D’où Maastricht dont le contenu est beaucoup plus favorable à l’Allemagne qu’à tous les autres pays car les négociations ont été menées à un moment où ce pays avait pris du poids.

Selon C.Martin la politique extérieure de l’époque aurait dû être prioritaire. Mais la France se focalise sur la création de la monnaie européenne alors qu’en réalité le vrai problème était la mise en place d’une politique extérieure commune de l’Union. Les Allemands pensent que dans ce domaine il faut pratiquer la recherche du consensus, et « l’abstention positive » en cas de désaccord, alors que la France qui possède l’arme nucléaire et un siège au conseil de sécurité de l’ONU n’accepte pas de s’aligner sur cette position. Finalement toutes les négociations vont se concentrer sur la monnaie. Au même moment, dans l’éclatement de la Yougoslavie, l’Allemagne va jouer le premier rôle en reconnaissant l’indépendance de la Croatie pour plaire aux électeurs bavarois. Après, l’Europe a essayé d’apporter la paix mais n’y est pas parvenue. Elle n’a pas empêché la guerre et l’éclatement de la Yougoslavie.

Le processus européen se poursuit en élargissant considérablement le champ de coopération entre les Etats, notamment sur les plans diplomatique et judiciaire. C.M considère que l’élargissement a été trop important en intégrant des pays microscopiques dont certains, issus de l’ex bloc soviétique, sont dirigés par d’anciens dirigeants communistes devenus ultra- libéraux et entourés de conseillers américains. En entrant dans l’Europe, ils veulent surtout entrer dans l’OTAN pour assurer leur sécurité militaire. C.M qui a mené les négociations a pu constater que ce qui motivait ces nouveaux entrants n’était pas d’appliquer les règles communes et d’affirmer la puissance européenne dans le monde.  En réalité, ils veulent intégrer plus entrer le camp occidental pour mettre un mur entre eux et la Russie. Dans ces négociations qu’il a menées, C.M reconnait que la coopération franco-allemande a bien fonctionné dans le cas de la Pologne. Les négociations ont duré cinq ans dans le cadre du « triangle de Weimar ». Tout a été accéléré en 2004 pour l’entrée dans l’U.E. des dix nouveaux venus de l’Est et du Sud.

 G.Schröder, le successeur de H. Kohl, est hostile à la PAC qu’il trouve trop favorable aux agriculteurs français et s’appuie sur Tony Blair pour réduire la place de la France, ce qui met J.Chirac mal à l’aise car il avait bien conscience de la popularité de H.Kohl. Les relations Schröder-Chirac sont d’abord conflictuelles et même deviennent violentes lors d’un conseil européen à Nice où les deux protagonistes se quittent sans se serrer la main. C’est George W. Bush qui permettra de nouveau la reprise de relations plus cordiales entre J.Chirac et G.Schröder qui s’opposent à la guerre en Irak.  A partir de là C.M en poste à Berlin voit se développer une relation de confiance et d’affection entre J.Chirac et G.Schröder qui prennent l’habitude de se téléphoner souvent. C.M voit deux limites à cette relation : G. Schröder fait des réformes courageuses qui font souffrir ses électeurs en misant sur des résultats positifs à terme dans l’espoir d’être réélu (ce qui ne sera pas le cas en 2005) alors qu’en France, J. Chirac, au pouvoir jusqu’en 2007, ne fait pas les réformes nécessaires ce qui a créé un déséquilibre surtout économique entre les deux pays.

Angela Merkel que C.M connait bien pour avoir négocié avec elle le protocole de Kyoto, poursuit la politique de G.Schröder et progressivement noue une bonne relation avec Jacques Chirac qu’elle admire pour son expérience et son audience internationale,  lequel le lui rend bien en ayant de l’admiration pour une femme capable de s’imposer à la CDU et à la chancellerie.

Avec N. Sarkozy, ce sera « effroyable » et comme le dit N.Sarkozy dans ses mémoires la relation avec Angela Merkel a été « un long chemin de croix ». Dès le départ, elle ne pouvait pas le supporte car C.M pense qu’elle avait espéré l’arrivée de Villepin pour qui elle avait une grande estime. De plus, Obama sème la division dans le couple franco-allemand en rendant de fréquentes visites à Angela Merkel qu’il considère comme le pilier de l’Europe. Le problème des relations avec la Russie et l’Ukraine s’est très vite posé. Alors que Jacques Chirac et Gerhard Schröder pensaient qu’il fallait négocier à deux avec Poutine pour encourager une politique de « bon voisinage », à partir de 2006-2007, les pays de l’ex bloc soviétique récemment entrés dans l’UE, préfèrent privilégier les relations avec l’Ukraine. Dans le même temps, N.Sarkozy  décidait la ré-intégration de la France dans le commandement militaire de l’OTAN dans laquelle G.W Bush voulait faire entrer l’Ukraine. N.Sarkozy était pour mais Merkel contre. Il est finalement décidé en 2008 que « l’Ukraine sera un jour membre de l’OTAN ». Pour C.M, c’est le début de l’engrenage infernal du problème ukrainien. Les mauvaises relations N.S/A.M ne le sont pas seulement sur le plan personnel mais elles le sont aussi sur le fond car les positions ne sont plus les mêmes : en effet Angela Merkel veut poursuivre sa politique allemande active vers l’est.

A partir de 2012, les relations personnelles de François Hollande et Angela Merkel sont aussi très mauvaises alors que les économies allemande et française continuent de diverger davantage.

E. Macron intéresse A. Merkel un temps, mais ses deux discours de la Sorbonne et de la Pnyx brisent son image. Les Allemands, plus préoccupés par le déficit français, comprennent mal les ambitions européennes d’E. Macron qu’ils prennent pour un intellectuel. La compétition Macron-Merkel est avivée par l’arrivée de Donald Trump, anti-allemand que Macron « cajole » dans un premier temps.

Conclusion : le point de vue de C.M sur les leçons à tirer :

  • L’Europe depuis l’après-guerre, c’est, dans la continuité de la déclaration Schumann de 1950, celle de la réconciliation France-Allemagne
  • Peu de politiques communes ont été menées en dehors de la PAC. Ce sont les Allemands qui ont poussé aux convergences budgétaires et monétaires.
  • Il n’y a pas eu de solidarité franco-allemande forte car ces deux pays ont été progressivement « noyés » dans un cercle de plus en plus large et hétérogène avec des pays de plus en plus prêts à contester le couple franco-allemand à l’image de ce que pensent souvent les Polonais.
  • Le Brexit a été très dommageable
  • L’Europe actuelle est très éloignée du rêve originel. Elle peut être un facteur de divisions entre ses membres comme on l’a vu au moment de la guerre de Yougoslavie ou au moment du Brexit avec les positions de l’Ecosse et de Irlande.
  • L’entreprise initiale de rassembler les peuples a vu les liens entre ceux-ci se distendre par l’exaspération entre ses membres. Il aurait fallu imposer des règles plus strictes de solidarité et notamment l’interdiction de sortir de l’Union après y être entré.
  • L’UE n’a pas de politique étrangère. A 27 membres, l’Europe est impotente et la conduite d’une politique extérieure commune est impossible car il faut de la souplesse. Il n’y a pas de politique commune ni vis-à-vis de l’Ukraine, ni dans le conflit israélo-Hamas.
  • L’Allemagne est très frustrée, voire irritée de ne pas siéger au Conseil de sécurité de l’ONU alors que c’est le cas de la France

Questions de l’auditoire

Elles ont permis à C M d’apporter les précisions, les explications et les compléments suivants :

  • Le Brexit est catastrophique car le trio France-Allemagne-G.B. était très opérationnel dans certains dossiers. Les Anglais étaient franchement pro-européens au moment de leur entrée. C.M. pense qu’on a commis des erreurs à leur égard en se faisant parfois entrainer par l’Allemagne. On a sans doute imposé des règles trop communautaires. L’Europe est devenue progressivement « à la carte » pour les Anglais.
  • La coopération diplomatique n’a rien à voir avec la coopération économique et commerciale. La politique étrangère demande de la discrétion et du poids. La diplomatie c’est l’art du sur-mesure, donc c’est la spécialisation. Il faut connaitre les interlocuteurs, parler leur langue. La diplomatie c’est la continuité. Il ne faut pas briser du jour au lendemain des grandes alliances.
  • Toute la construction européenne est fondée sur le respect des intérêts nationaux. Le problème en ce moment, c’est l’exacerbation des nationalismes.
  • Les Italiens sont les plus européens de tous les Européens, mais de façon passionnée et presque doctrinale. Il faut aussi compter avec la fierté et l’instabilité italiennes car les Italiens se comparent toujours aux Allemands. L’échec du traité d’Amsterdam en 1997 pour former une espèce de conseil de sécurité à quatre (Allemagne, France, Italie, Grande Bretagne) plus l’Espagne et la Pologne est lié en partie à l’attitude nationaliste de l’Italie qui s’est emportée contre l’Espagne.
  • L’Allemagne doit être connue. Il faut parler l’allemand. L’Allemagne a toujours des gouvernements de coalition et donc il faut en tenir compte quand on négocie. Il faut toujours avoir en tête que l’industrie est capitale pour elle et que cela interfère dans sa diplomatie.

C’est là que Claude Martin termine sur une pirouette : « Il faut faire des Airbus dans tous les domaines car là on a un intérêt commun ».

    Marie-Thérèse Le Corre           janvier 2024