Laurent Carroué, La France. Les mutations des systèmes productifs, Armand Colin, 2013, 235 p.

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Système productif plutôt que secteur de production

Désindustrialisation, chômage de masse, consolidation d’un « modèle de croissance faible en emplois » (p.48) et largement extraverti (en 2009, 25 % des firmes du CAC 40 n’ont pas payé d’impôts en France)… S’il est un ouvrage au cœur de l’actualité économique française, c’est bien celui-ci. Spécialiste de la mondialisation, Laurent Carroué livre une précieuse analyse géographique. Plutôt que de juxtaposer une étude descriptive des différents secteurs économiques, l’auteur les décrypte, dans leur diversité, à travers la notion de systèmes productifs — au sens d’« ensemble des facteurs et des acteurs concourant à la production, à la circulation et à la consommation de richesses » (p.3).

Leur étude passe par le recours à une approche multi-scalaire dans le sens où l’étude de toute production économique se fait « en mobilisant à l’échelle locale le terme de potentiel productif, à l’échelle subrégionale le terme de tissu productif, et aux échelles régionales et à l’échelle nationale le terme de système productif » (p.27). L’objectif heuristique de l’auteur consiste donc à proposer une lecture globale de la sphère économique française, à l’aune du foisonnement de ses acteurs, de l’importance de son ancrage territorial et de l’impact pluriel des stratégies économiques à l’œuvre aujourd’hui.

L’un des principaux intérêts de l’approche systémique réside dans le fait que le vieux triptyque sectoriel (primaire, secondaire, tertiaire) hérité des analyses de Colin Clark disparaît — tant la porosité entre les différents types de production économique est grande — au profit d’une association entre sphère de production (elle-même divisée en éléments productifs et péri-productifs) et sphère de reproduction sociale. Il est alors possible de différencier « quatre bases économiques : productives, résidentielles, publiques, sociales » (p.13).

Des systèmes inscrits dans un complexe jeu d’échelle

A partir de ce cadre conceptuel, l’ouvrage insiste d’abord sur la « complexification croissante du schéma productif » (p.16), dont l’approche territoriale rend aisément compte. Trois évolutions majeures récentes le caractérisent : ses évolutions propres – « marquées notamment par le déclin de la fonction de fabrication » – (p.130) », « la montée des fonctions internationales de gestion des grandes firmes […ainsi que] les difficultés croissantes de la base productive française à résister à la pression concurrentielle » (p.129).

En effet, les processus productifs se déploient désormais à l’échelle du monde. L’exemple de l’aéronautique est connu : Airbus est l’archétype de la firme travaillant selon une logique de « Made in World » (p.64) puisque près de la moitié des équipements entrant dans la production d’un avion assemblé à Toulouse sont importée. Du reste, environ 50 % des exportations françaises relèvent de flux intra-firmes. Plus largement, la France souffre d’un recul net du made in France : 55 % des biens de consommation en France sont importés alors que la part des composants produits dans l’espace national et entrant dans les processus de fabrication ne cesse de décliner (75 % en 1999 contre 69 % en 2009).

Au sein du territoire national, la ville est, sans nul doute, la principale bénéficiaire des mutations récentes des systèmes productifs. 131 unités urbaines couvrent 5 % du territoire national mais concentrent 62 % de l’emploi national et deux tiers des emplois de la sphère productive. Plus spécifiquement, les métropoles rayonnent grâce à des « fonctions stratégiques » (p.23) directement inhérentes à « l’innovation et à l’intellectualisation croissante de la production » (p.20). Elles profitent du « déséquilibre croissant au sein de la sphère productive entre productions concrètes, fonctions abstraites et fonctions d’intermédiation […et de la] disjonction croissante entre production, conception/recherche et gestion » (p.45). L’impressionnante montée en puissance de la finance internationale les a notamment tout particulièrement favorisées, en devenant par exemple le lieu d’implantation prioritaire des grandes BFI (Banque de financement et d’investissement).

Creusement des hiérarchies territoriales d’abord aux dépens des territoires de l’industrie

Les mutations du système productif contribuent donc à accentuer certaines logiques d’organisation des territoires : métropolisation, hiérarchie régionale et intégration des espaces économiques moteurs dans une logique de réseaux internationaux.

La première gagnante de ces évolutions a été la région Ile-de-France. Au cours des vingt dernières années, elle a accaparé un tiers de la croissance économique nationale et dispose aujourd’hui « de dix fois plus de cadres des fonctions métropolitaines que Lyon, qui vient en 2e place et de 14 fois plus que Toulouse qui vient en 3e place » (p.106). Fixant un tiers des investissements étrangers, polarisant les fonctions stratégiques de commandement économique, elle concentre les populations à hauts revenus (un tiers de contribuables de l’ISF vivent en Ile-de-France) et la population active la plus qualifiée. Une analyse multi-scalaire isole plus précisément des quartiers (le pôle de commandement de la Défense), des aires départementales (les Hauts-de-Seine qui concentrent un quart de l’économie francilienne) où richesse et fonctions économiques stratégiques s’incarnent plus spécifiquement.

Toutefois, il serait fallacieux de conserver à l’esprit la vision surannée d’une totale dissymétrie Paris/Province. Celle-ci est contredite par l’avènement d’une « France autonome » (p.57) puissante et structurante. Un croissant périphérique, articulé autour de métropoles technopolitaines (Lyon, Grenoble, Toulouse, Bordeaux, Nantes, Rennes…), assure aujourd’hui 54 % de la création nationale d’emplois et s’impose dans l’appareil économique national par ses industries techniciennes. En outre, partout les villes moyennes et petites contribuent à l’organisation des territoires grâce à leur spécialisation fonctionnelle sur « la sphère de la reproduction sociale publique et privée » (p.100).

Néanmoins, cette dynamique d’intégration est loin de profiter à l’ensemble du territoire national. Car « sous les effets à la fois de la mondialisation, de l’hypertrophie des marchés financiers et des politiques néolibérales mises en œuvre ces dernières décennies, la France a connu une forte montée de ses inégalités socio-économiques et territoriales » (p.36). D’ailleurs, les stratégies économiques d’organisation et d’implantation des unités de production et de direction reposent sur « un puissant triptyque : hiérarchisation, ségrégation socio-fonctionnelle et stratégie d’évitement » (p.21)

Certains espaces jadis économiquement structurants (grands bassins industriels) sont donc en crise cependant que des aires déjà ségréguées plongent plus avant dans une marginalisation aggravée. Emblématique de l’effondrement de la sidérurgie lorraine, la ville de Longwy perd 30 % de ses habitants entre 1969 et 2009. Dans les Vosges, la crise du textile fait sombrer de petites villes (Remiremont, Saint-Dié, Epinal).

Le déclin de certains grands bassins industriels et de leurs villes afférentes est d’autant plus grave que nombre de secteurs productifs sont en difficulté. En effet, « le tissu productif français présente une structure de plus en plus duale avec une spécialisation très étroite (aéronautique, armements, agro-alimentaire et pharmacie) sur les secteurs de haute technologie à forte valeur ajoutée face aux difficultés des secteurs de base (chimie) et surtout des biens d’équipement (mécanique, robotique) et à l’abandon quasi-complet de pans entiers (textile) de l’industrie » (p.63). Qui plus est, la France pâtit d’un tissu productif excessivement dépendant de grandes firmes (186 entreprises assurent la moitié des exportations du pays) et manque d’un efficace Mittelstand à l’allemande. La France a de plus sacrifié l’investissement productif et voit sa production industrielle stagner (alors qu’elle a progressé d’un tiers outre-Rhin depuis 1998). Les chefs d’entreprise doivent donc comprendre qu’un important effort d’investissement s’impose : aujourd’hui « si l’effort public en R&D est d’un tiers inférieur [en France par rapport à l’Allemagne], l’effort privé est presque moitié inférieur » (p.135). D’ailleurs, les stratégies entrepreneuriales françaises et allemandes sont radicalement inversées, ceci expliquant notamment une désindustrialisation accrue de la France alors qu’elle est largement contredite outre-Rhin. En effet, les Konzerne ont non seulement « gardé le contrôle des segments et fonctions les plus stratégiques mais ils n’ont cessé de moderniser leur appareil industriel en Allemagne même afin de répondre aux nouvelles demandes mondiales » (p.159). Est-ce la conséquence d’une financiarisation excessive de l’économie française qui pousse les entreprises à consacrer « deux fois moins d’argent à leurs investissements nets qu’à la rémunération des propriétaires de leur capital » ? (p.70).

Les territoires industriels sont également directement impactés par l’extraversion de l’économie française. Son ouverture commerciale au monde s’est accrue (les échanges internationaux représentent 27 % du PIB national aujourd’hui contre 10 % au début des années 1970), mais a priori à ses dépens puisque le solde commercial national est particulièrement dégradé. Certes, les groupes étrangers se sont massivement installés en France : ils y emploient 15 % de l’emploi salarié. Toutefois l’internationalisation de l’économie française est aussi synonyme de fragilités : les firmes étrangères ont tendance à délaisser la France en tant que site de production et les transnationales françaises emploient désormais davantage de salariés hors de France (4,7 millions) qu’en France (profitant ainsi de coûts de production abaissés et de conditions fiscales souvent plus avantageuses). Pour les territoires de production, le choc est souvent rude. Soit ils peuvent profiter de firmes durablement ancrées dans leur tissu productif respectif (à l’image du pharmacien castrais Pierre Fabre dans le Grand Sud-Ouest), soit ils sont mis en concurrence avec le reste du monde et deviennent victimes de délocalisations.

Entre aggravation des clivages de richesses et logiques de redistribution

Subséquemment, aussi bien sur le plan social que spatial, la dynamique de « désouvriérisation » (p.53) et de « désindustrialisation » (p.62) qui frappe la France économique entraîne crise et chômage. Les secteurs traditionnels de l’industrie lourde ont perdu 2,5 millions d’emplois entre 1989 et 2011. Mais certains points forts traditionnels de l’économie française sont aussi directement frappés par le processus de déclin productif, à l’image de l’automobile française, gravement affectée par les choix de groupes nationaux qui ont largement délocalisé leurs productions — à l’instar de PSA à hauteur de 62 % et de plus de 80 % pour Renault.

Néanmoins, il ne faut pas résumer la France économique à une simpliste dichotomie entre territoires centraux et espaces déclinants. Car, les liens qui les unissent sont nombreux. D’une part par les mobilités humaines qui existent entre eux : 2 % de la population française changent de région de vie tous les ans. Et les principales unités urbaines françaises orientent vers des espaces plus périphériques 78 % des navetteurs, 63 % des retraités, 75 % des flux de résidences secondaires et contribuent ainsi à la redistribution de plus de 100 milliards d’euros.

D’autre part, leur complémentarité transparait au travers des systèmes redistributifs organisés par l’Etat et par l’importance de l’économie présentielle avec « les entreprises de biens et de services destinés à satisfaire les besoins des ménages résidents et les touristes » (p.188). D’ailleurs, en France une dualité existe entre les territoires relevant d’abord de l’« économie productive c’est-à-dire globalement la production de richesse, des autres qui se spécialisent dans l’économie résidentielle c’est-à-dire la captation de richesses » (p.14). Leurs liens relèvent d’un « système de solidarité interterritoriale, qui est au cœur de la cohésion nationale [et qui] dépend donc du dynamisme économique et social des grandes régions économiques motrices » (p. 34). D’ailleurs, certains territoires voient plus de 2/3 de leurs emplois directement inhérents au seul secteur de la reproduction sociale. Tel est le cas des territoires à dominante publique largement orientés sur la « sphère administration publique, enseignement, santé et action sociale » (p.198) et, par conséquent, portés par les transferts financiers que l’Etat organise. A l’échelle régionale, celle-ci caractérise surtout les campagnes périurbaines et rurbaines, les littoraux, les campagnes du rural profond et certaines villes au profil caractéristiques. A l’exemple des cités marquées par la fonction militaire, telles les communes mosellanes de Bitche et Dieuze, et directement fragilisées par les coupes récurrentes dans le budget de la défense et le processus de rationalisation des bases de l’Armée française.

L’impérieuse nécessité d’un Etat stratège

En conséquence la France doit relever un enjeu économique de taille : relancer croissance et industrie en changeant « de paradigme de croissance d’un côté, d’organisation fonctionnelle, productive et hiérarchique des territoires de l’autre » (p.85). Elle doit aussi faire face à une impérieuse question de cohésion sociale et spatiale avec le risque d’« atomisation de la société et de fragmentation des territoires » (p.37). Celui-ci est posé alors que les inégalités explosent et que les politiques redistributives sont de plus en plus idéologiquement contestées et réduites dans leur ambition. Il s’ensuit une remise en cause du modèle français d’autant plus franche que « la structure française de la richesse et du pouvoir [devient] en ce début de 21ème siècle, formatée sur un modèle quasi-oligarchique qui explique en partie en retour la crise du modèle et du pacte politique, social et territorial républicain » (p.38).

Conséquemment, pour répondre à ces enjeux de fond, Laurent Carroué met en avant la nécessité de relever quelques défis majeurs. Le premier consiste à « répartir à l’échelle nationale de manière économiquement juste et socialement et territorialement juste les efforts à fournir pour assurer un équilibre financier des ressources publiques » (p.84). Le deuxième doit permettre de « remettre le système financier à la place qu’il n’aurait jamais dû quitter : financer une croissance économique, sociale et territoriale efficace, durable et solidaire […grâce à la] mise en place de nouvelles régulations économiques et financières communautaires et internationales, la lutte contre les produits dérivés, l’encadrement des fonds spéculatifs, la mise au pas des paradis fiscaux » (p.84). A l’échelle européenne, le premier défi à relever est celui d’un vrai reformatage du logiciel financier qui récuserait la logique financière ayant transformé l’Euroland en « zone mark élargie » et qui mettrait alors fin aux principes de « concurrence fiscale et de dumping social » (p.84) qui fracturent l’Union européenne. La France doit également construire « un nouveau modèle de développement durable [… grâce à une] révolution scientifique et technologique » (p.85). Le défi prioritaire consiste donc en la ferme réhabilitation des « fonctions de pilotage d’un Etat stratège ».

Car la relance économique du pays suppose notamment de « s’appuyer géographiquement sur les nombreuses potentialités des territoires locaux et régionaux […] tout en rééquilibrant une métropolisation de plus en plus déséquilibrée, excluante et au total trop peu efficiente » (p.86) et, d’autre part, de porter une « attention particulière […] aux districts industriels, aux clusters et aux systèmes productifs locaux » (p.138). A la correction des déséquilibres spatiaux il convient aussi de surimposer l’élargissement d’un éventail entrepreneurial marqué par « une très forte concentration sectorielle » (p.135).

En outre, l’Etat ne peut faire l’économie d’une réflexion sur les soutiens octroyés au secteur privé de l’économie « sans réelles contreparties » (p.135) tout comme sur la « large inadéquation entre le découpage administratif des régions et départements et la structurations des territoires par les système(s) productif(s) » (p.110). Il devra aussi trancher un débat lancinant mais stratégique : « les territoires de la production de richesse doivent-ils continuer à financer les territoires à dominante sociale ? » (p.200). D’ailleurs, l’Etat ne peut être indifférent à la désindustrialisation du pays et au risque de délitement de sa souveraineté économique alors que « plus de 45 % du capital des firmes du CAC 40 sont aujourd’hui dans des mains étrangères et que la direction des entreprises françaises a évolué au profit de logiques de plus en plus gestionnaires et financières contrairement à l’Allemagne » (p.160).

In fine, voici un maître-livre : un constat économique implacable mais nuancé, un propos remarquablement construit et argumenté, et politiquement mobilisateur. A lire absolument et à méditer nécessairement !

Stéphane Dubois, février 2015