A l’occasion de la parution du Dictionnaire de Géopolitique dans la collection Initial des éditions Hatier (voir l’article sur le Dictionnaire de géopolitique, Hatier, 2021)), nous avons invité les deux géographes qui ont dirigé l’ouvrage, Stéphanie Beucher, professeur de chaire supérieure au lycée Montaigne de Bordeaux, et Annette Ciattoni, professeur honoraire de chaire supérieure au lycée Louis-le-Grand à Paris. Le but de ce café géo était de faire une mise au point sur la géopolitique, d’expliquer sa nature comme sa grande attractivité depuis plusieurs décennies. L’effet de mode est incontestable mais en même temps le succès actuel de la géopolitique n’est-il pas lié à notre désir de comprendre les enjeux très complexes présents sur l’ensemble de la planète ? Micheline Huvet-Martinet a été la modératrice de ce café.
Renouveau et attractivité de la géopolitique
Stéphanie Beucher commence par poser la question : qu’est-ce que la géopolitique ? Elle rappelle la définition du géographe Yves Lacoste qui a joué un rôle important dans le renouveau de la problématique géopolitique à partir des années 1970 : « Par géopolitique, il faut entendre toute rivalité de pouvoirs sur ou pour du territoire. Toute rivalité de pouvoirs n’est pas nécessairement géopolitique. Pour qu’elle le soit, il faut que les protagonistes se disputent au premier chef l’influence ou la souveraineté d’un territoire. » Et de souligner comment les chercheurs en sciences sociales ont multiplié depuis ce moment les analyses dans ce domaine afin de comprendre les menaces mondiales et les incertitudes pesant sur des sociétés contemporaines très vulnérables.
La géopolitique apparaît ainsi comme une clé de lecture pertinente du monde actuel ce que soulignent l’abondance des productions scientifiques et médiatiques, le contenu des programmes d’enseignement, le rôle des réseaux sociaux dans l’actualité politique… Une présentation PowerPoint propose plusieurs exemples à partir de sources variées : des cartes tirées du Dictionnaire de géopolitique, des revues comme Diplomatie, des émissions de radio comme Géopolitique, le débat sur RFI, des réseaux sociaux (rôle dans l’organisation de la mobilisation lors du « Printemps arabe » de 2011, politique du tweet, etc.), des séries télévisées comme Chernobyl (la télévision russe diffusant sa propre version pour répondre au succès de la série américaine, voir l’article La série « Chernobyl » réécrit-elle l’histoire ? publié par theconversation.com, etc.
Une nouvelle démarche
Les chercheurs en sciences sociales tentent de comprendre la réalité des sociétés contemporaines, très vulnérables, soumises à des menaces mondiales, marquées par l’incertitude. Les risques, la compétition entre Etats, les menaces terroristes sont des composantes, parmi d’autres, d’un monde complexe et en transition (voir Les Transitions, Dossier n° 8139, CNRS Editions). Dans leur livre La guerre de vingt ans (Robert Laffont, 2021), Marc Hecker et Elie Tenenbaum, deux chercheurs à l’Institut français des relations internationales (IFRI), analysent vingt années d’une « guerre globale » qui touche à sa fin, mais ils concluent que « le djihadisme est là pour rester ». Dans leur ouvrage La France sous les yeux (Seuil, 2021), Jérôme Fourquet et Jean-Laurent Cassely, interrogent la société française d’aujourd’hui à l’aide de cartes très intéressantes.
La géopolitique participe à la compréhension de notre monde contemporain. C’est une approche nécessairement pluridisciplinaire.
L’histoire permet de prendre en compte les temporalités du territoire étudié. L’exemple de l’Amérique latine nécessite de rappeler la doctrine Monroe et la politique du big stick de Théodore Roosevelt pour mieux comprendre les tentatives actuelles du sous-continent de créer une structure qui soit moins dépendante des Etats-Unis (création en 2010 de la CELAC, Communauté d’Etats latino-américains et caraïbes). Mais la relation ambivalente avec le géant étatsunien est toujours un élément structurant de la géopolitique latino-américaine, malgré l’influence croissante de la Chine.
L’économie est indispensable pour apprécier les logiques de compétition et d’affrontement entre les territoires. Les questions financières jouent leur rôle dans ces logiques comme le prouvent la « guerre des monnaies » et l’utilisation des cryptomonnaies (en 2021, le Salvador adopte officiellement le Bitcoin (BTC) comme monnaie légale).
La sociologie est utile dans certains cas, par exemple pour comprendre la violence culturelle qui affecte les populations africaines lors de la propagation de la fièvre Ebola, des populations à qui l’on interdit de pratiquer leurs rites funéraires traditionnels au titre des précautions anti-infectieuses nécessaires pour enrayer l’épidémie.
Les sciences politiques permettent d’expliquer certaines situations politiques, telles que la guerre et la paix. Dans son livre Les sentiers de la victoire (Passés composés, 2020), Gaïtz Minassian revisite les trois dernières décennies de conflits armés et les impossibles victoires lors des interventions onusiennes ou des « guerres contre le terrorisme ». De son côté, Bertrand Badie déclare que « le monde n’est plus géopolitique » (sous-titre de son dernier livre, Inter-socialités, CNRS Editions, 2021) en soulignant que « les conflits actuels ne sont plus dominés par le choc des armées, mais alimentés par des phénomènes de souffrance sociale ». En fait, S. Beucher pense que le monde est plus géopolitique que jamais, mais cela implique de dépasser le seul cadre étatique d’analyse des relations internationales.
Et n’oublions pas le rôle des enquêtes journalistiques qui informent et analysent, parfois pour révéler des situations peu ou mal connues. Dans son livre L’enfer numérique (Les liens qui libèrent, 2021), Guillaume Pitron explique comment la révolution numérique a des conséquences catastrophiques pour notre environnement (depuis 2019, le web génère plus d’émission de carbone que le secteur aérien civil).
Et les géographes ?
Rappelons le rôle d’Yves Lacoste qui se considère comme un géographe spécialiste de géopolitique. Le but de la revue Hérodote qu’il fonde en 1976 est « avant tout de montrer la pertinence du raisonnement géographique pour analyser les conflits » (Dictionnaire de géopolitique, p. 308). S. Beucher souligne quatre composantes géographiques fondamentales dans la compréhension des problématiques géopolitiques : l’ancrage territorial, les représentations spatiales, l’analyse multiscalaire, la cartographie.
Le territoire, portion d’espace approprié, joue un rôle central dans l’identité actuelle de la géographie. Celle-ci est donc bien placée pour élaborer une réflexion sur le territoire qu’on peut considérer comme le concept-clé de la démarche géopolitique. Avec celle-ci le territoire n’est pas seulement envisagé « dans son étendue, ses composantes physiques et ses ressources, mais aussi comme le produit d’acteurs qui y vivent, le résultat que ces acteurs acceptent ou combattent depuis un passé plus ou moins lointain » (Dictionnaire de géopolitique, p. 308). Une projection de la carte des enjeux stratégiques dans l’Indopacifique montre les différents acteurs qui interviennent dans cette région du monde. Même si la France y a des intérêts multiples, du fait de la possession de territoires ultramarins, elle n’apparaît pas comme un partenaire majeur aux yeux de certains Etats soucieux de contrecarrer l’influence croissante de la Chine dans la zone (pensons à l’ « affaire des sous-marins » commandés puis décommandés par l’Australie à la France). Une carte très intéressante accompagne la précédente, celle des visions comparées de l’Indopacifique qui témoigne de l’importance des représentations spatiales dans les logiques géopolitiques (pour voir ces deux cartes, se reporter aux pages 356 et 357 du Dictionnaire de géopolitique).
Le raisonnement multiscalaire est une autre pratique fondamentale de la géographie. Or, la géopolitique invite à considérer des ensembles spatiaux de tailles très différentes et dont les configurations s’entrecroisent et se superposent (Y. Lacoste). Le géographe est à même de comprendre les liens entre les échelles et comment ces échelles s’imbriquent. Dans plusieurs numéros de la revue Diplomatie, l’ « Etat islamique » est analysé, à juste titre, à l’échelle mondiale, mais aussi aux échelles régionale et locale.
Quant à la cartographie, outil privilégié du géographe, elle apparaît indispensable dans le raisonnement géopolitique. La carte nécessite une mise en valeur de l’essentiel pour tenter d’expliquer la situation étudiée, elle demande également une problématique pertinente pour construire une réflexion (des choix de légende, de contenu et d’expression graphique) et, au final, pour donner une réponse à cette problématique. La projection d’une carte de la guerre économique mondiale a permis de localiser les principaux belligérants, les « champs de bataille », et les armes de la guerre économique (Dictionnaire de géopolitique, p. 342). En utilisant un langage « géopolitique », elle démontre de façon éclairante que la guerre économique peut être qualifiée, d’une certaine façon, de « continuation de la guerre par d’autres moyens ».
En conclusion de cette partie consacrée à la géographie, l’intervenante termine par un clin d’œil en évoquant le livre du géographe Philippe Pelletier, Quand la géographie sert à faire la paix (Editions Le bord de l’eau, 2017). Dans cet ouvrage, l’auteur réagit au livre d’Yves Lacoste, La géographie, ça sert d’abord à faire la guerre, paru en 1976, en affirmant que la géographie sert aussi à faire la paix, à penser les rivalités politiques sur les territoires pour mieux les réguler. Pour lui, la géographie peut jouer un rôle d’apaisement lors des situations conflictuelles sous quatre conditions que l’éditeur résume ainsi :
- Décrire les situations où des géographes contribuent à l’entente entre sociétés politiques rivales malgré les différends.
- Déconstruire les véritables enjeux économiques, écologiques, politiques et socioculturels sans verser dans ce déclinisme qui constitue des armes géopolitiques corollaires aux rapports de force.
- Montrer que sous les discours catastrophistes sur l’environnement (climat, sécheresse, déforestations, désertification…) existent des enjeux qui relèvent de la géopolitique et de l’idéologique.
- Enfin, livrer ces informations et ces analyses aux individus et aux peuples pour désamorcer les tensions instrumentalisées (du type « choc des civilisations »), en rappelant que certains pays multilingues et multireligieux vivent en paix.
La construction éditoriale du Dictionnaire de géopolitique
C’est au tour d’Annette Ciattoni, l’autre directrice de l’ouvrage des éditions Hatier, d’intervenir pour expliquer les choix éditoriaux du Dictionnaire de géopolitique qui a servi de support à ce café géo. Une mise au point utile a permis de présenter la conception et la réalisation d’un livre qui a le mérite d’aborder les aspects essentiels du sujet, en insistant sur la pluridisciplinarité de l’équipe d’auteurs, la pluralité de la nature des textes et la conception de nombreuses cartes originales en couleur. Pour plus de détails, nous renvoyons à notre compte rendu paru sur le site des Cafés géographiques .
Les questions de la salle :
1 – Si tout est planétaire, peut-on parler d’une dissolution du rôle de l’Etat ?
En réalité, avec la mondialisation le rôle de l’Etat a sans doute changé mais il reste très important, comme on l’a vu lors de la crise financière de 2007-2008 et de la crise sanitaire actuelle.
Quant à l’Etat-nation il s’est développé aux XIXe et XXe siècles avec l’affirmation du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. Mais, en réalité, la plupart des Etats actuels sont multinationaux ou possèdent une nation dominante. Aussi la réflexion sur l’Etat-nation ne peut faire l’impasse sur le sort des minorités.
Il faudrait également aborder la notion d’Etat fragile (ou failli) et celle d’Etat auto-proclamé (ou quasi-Etat).
2 – A propos de l’utilité de la géopolitique pour comprendre le monde d’aujourd’hui.
Un auditeur cite la parution du dernier numéro de la revue Hérodote consacré à la géopolitique d’une pandémie mondiale (la covid-19) pour souligner la vitalité de l’analyse géopolitique.
3 – Quels sont les débouchés professionnels de la géopolitique ?
S. Beucher évoque l’intérêt croissant de nombreuses institutions et entreprises pour le recrutement de personnes ayant des compétences géopolitiques, ou pour la formation de cadres dans ce domaine, par exemple pour le conseil en stratégie ou l’aménagement du territoire.
4 – Qu’en est-il de la démondialisation ?
La crise sanitaire a mis en lumière la dépendance de nombreux pays par rapport aux chaînes de production globalisées. Il faudrait définir clairement les termes de démondialisation, désindustrialisation, délocalisation et réindustrialisation pour s’y retrouver dans les stratégies productives mises en œuvre dans le monde. Des choix politiques sont indispensables pour éventuellement réindustrialiser et relocaliser, notamment dans les 27 pays de l’Union européenne.
5 – Même dans le monde complexe d’aujourd’hui, n’y a-t-il pas la possibilité de dire des choses simples comme la rivalité Chine-Etats-Unis et les difficultés des systèmes démocratiques ?
Certes, il y a des données géopolitiques évidentes pour décrire le monde actuel comme la rivalité des deux principales puissances économiques de la planète (Etats-Unis et Chine). D’autres phénomènes comme la crise des démocraties échappent à des grilles d’analyse simples. Sans doute, les principales démocraties mondiales connaissent des difficultés (populisme, formules participatives contre système représentatif traditionnel, etc.). En même temps, de nombreuses populations dans le monde aspirent à plus de démocratie (printemps arabes, mouvements démocratiques en Afrique, en Asie, en Amérique latine).
Compte rendu rédigé par Daniel Oster, relu par Stéphanie Beucher, janvier 2022.