Les quartiers centraux des grandes villes grecques sont depuis le 6 décembre 2008 le théâtre d’affrontements violents ; des sièges de banques sont mis à sac, des magasins sont pillés,des postes de police attaqués. Des foules considérables de jeunes et très jeunes gens manifestent. A l’origine de ces troubles, la mort d’un jeune homme à Athènes tué par une balle tirée par un policier.

Il y a d’une part ces événements, leur déroulement, cette vague qui s’est répandue dans tout le pays. Et puis il y a l’analyse qu’en fait la presse d’Europe occidentale et singulièrement celle de notre pays.

La presse est d’abord allée chercher dans le stock des stéréotypes. Par ignorance sans doute mais aussi par paresse. Dans le Journal du Dimanche du 14 décembre, Nicos Aliagas, un Grec, écrit: « Le Grec vit avec ses mythes depuis la nuit des temps, avec résistance et indolence ». Ce genre de lieu commun n’explique rigoureusement rien. Pas plus que cette affirmation : « le Grec est un animal politique ».Mais cette référence est véhiculée par les Grecs : « Vivez votre mythe en Grèce », proclamaient il n’y a pas longtemps  dans le métro parisien de gigantesques affiches éditées par le très officiel Office du Tourisme Hellénique, sur fond d’île cycladique coiffée d’une chapelle.

L’autre stéréotype est balkanique. Il a donné « balkaniser » et balkanisation ». Les Balkans seraient porteurs, depuis toujours, d’un mélange de violence et d’archaïsme.

Il s’agit d’un avatar d’un autre stéréotype, celui d’orientalisme, tel que décrit et décortiqué par Edward Saïd (« L’orientalisme, l’Orient créé par l’Occident. » Le Seuil 1980).

Dans les premiers articles consacrés aux événements de Grèce, ce cliché est partout présent. Dans l’éditorial du Monde du 10 décembre, on nous affirme que ces émeutes s’expliquent par « les déséquilibres d’une société passée en quelques années des Balkans à l’Europe ». Les Balkans sont donc vus comme extérieurs à l’Europe, bien que le mot même d’Europe et la jeune personne portant ce nom quand elle fut enlevée par Zeus  déguisé en taureau, soient issus de la Grèce elle-même. L’Europe et la mondialisation  ont ébranlé les « rapports archaïques » de la société grecque, rapports qui proviennentde ces héritages balkaniques.

Ce genre de renvoi aux origines balkaniques a l’avantage de dégager les responsabilités : on n’y peut rien ; ce qui a été sera.

 

Mais les articles changent de ton à mesure que les jours passent. L’exemple vient de haut. Lors d’un déjeuner  avec les députés UMP, le 10 décembre, Nicolas Sarkozy aurait exprimé « un souci de prévenir ce genre de situation dans notre pays »; dès lors les articles se multiplient qui rapprochent la situation en Grèce de celle des autres pays européens. Le 13 décembre on peut lire en première page du Monde : « La droite comme la gauche scrutent attentivement les événements de Grèce ».

La comparaison internationale devient progressivement plus fondée. On se réfère non plus aux Balkans, mais aux pays de l’Europe du sud.« Diplômés, mais déclassés, les jeunes de l’Europe du sud cumulent les difficultés » (Le Monde 13 décembre). La comparaison ne se fait plus en analysant les héritages de la domination turque, mais en soulignant les grandes similitudes dans les comportements démographiques, dans l’accès au marché du travail, dans l’installation de la crise économique mondiale.

Voici que le ministre français de l’Education Nationale reporte sine die les nouvelles dispositions affectant la classe de seconde, présentées auparavant comme une pièce essentielle de la réforme de l’enseignement secondaire. Crainte d’une contagion ? Serions-nous devenus nous aussi des Balkaniques ?

 

Par ce détour nous pouvons y voir un peu plus clair dans la situation grecque et faire la part de ce qui relève de particularités locales et de ce qui au contraire témoigne de l’enracinement de la Grèce dans son environnement européen et dans la crise mondiale.

Nous connaissons mal certains éléments déclencheurs. Dès les heures qui ont suivi la mort tragique d’Alexis Grigoropoulos, des groupes mobiles de jeunes coiffés de cagoules s’en sont pris à des sièges de banques et à des magasins. Qui sont ces « koukoulofori »(encagoulés). Ils ne se réclament d’aucune organisation, ne sont porteurs d’aucun slogan, ne font aucune déclaration. Ils sont probablement d’origine variée. : des lycéens convertis à l’action violente, des enfants d’émigrés mal intégrés venus de l’ex Union Soviétique, des anarchistes d’origine obscure. Les dégâts causés par les violences des émeutiers aux biens mais aussi aux personnes (les cocktails Molotov contre les policiers) sont considérables et –chose nouvelle- ne sont pas limités aux grandes villes.

Mais ces violences sont fort différentes de celles qui ont affecté nos banlieues. Elles se sont produites au centre des villes et le jeune Alexis était le fils d’un cadre et d’un commerçante propriétaire d’une bijouterie : sa famille est typique des  inquiétudes de la classe moyenne grecque.Il n’était pas un enfant d’immigré.

Toutefois, ne dissimulons pas les ressemblances : même événement déclencheur, même vide de la réponse politique, même absence de perspectives sociales.

Les violences expriment un profond malaise, qui s’étend aux étudiants de l’enseignement supérieur et au-delà à toute une classe d’âge. Ce malaise  provient des obstacles que les jeunes rencontrent pour entrer dans le monde du travail.

Comme dans les autres pays européens, la quasi-totalité de la classe d’âge termine les études secondaires. On a construit des collèges et des lycées jusque dans de petites bourgades. Mais tous n’accèdent pas à l’enseignement supérieur.L’accès à ce dernier dépend des résultats d’un concours annuel « panhellénique »qui se tient au mois de juin.En même temps qu’ils en passent les épreuves, les lycéens expriment des souhaits intéressant le champ de leurs futures études et le lieu où ils désirent les entreprendre. La réalisation de ces souhaits dépend de leur note et donc de leur classement. On peut souhaiter faire des études d’économie à Athènes et se voir proposer de la géographie à Mytilène ou de l’aménagement forestier à Xanthi en Thrace.Le recrutement des établissements d’enseignement supérieur n’est donc pas fondé sur la proximité. Les étudiants n’habitent pas chez leurs parents et se retrouvent à la cafeteria de la fac. La mobilisation politique en est grandement facilitée : on mijote là comme dans un bouillon de culture ; Le mouvement étudiant s’est donc diffusé très vite jusque dans de petites villes de 10.000 ou 20.000 habitants.

Les raisons ne manquent pas qui favorisent cette mobilisation politique.

Les examens panhelléniques se préparent tout au long de la scolarité au collège et au lycée. La solution ? Les « frondistiria », boîtes privées où on reprend l’après midi (payant) les cours du matin (gratuits) dispensés dans l’enseignement public. Dans les frondistiria nombreux sont les enseignants du public qui arrondissent leurs fins de mois. On trouve des frondistiria partout, même dans des villages de moins de 1000 habitants. Cette solution pèse lourdement sur les budgets familiaux. Certains parents dépensent là 500 euros par mois. On débat de cette charge dans les familles et les lycéens en ont une conscience précoce.

Faute de trouver une place dans l’université grecque ou faute d’être admis dans un secteur qui les intéresse, les étudiants se tournent vers les universités étrangères alors que de nombreuses places restent vides dansles sites universitaires périphériques. Les plus fortunés se dirigent vers l’Angleterre ou les Etats-Unis. Les plus modestes vont en Italie ou dans des pays balkaniques voisins. Depuis longtemps les Grecs vont étudier la médecine en Bulgarie ou en Roumanie. A leur retour leurs diplômes doivent être validés ce qui peut demander quelques années d’études supplémentaires.

Encore faut-il ensuite trouver sa place sur le marché du travail. Or la structure de ce dernier est particulière. La part des salariés dans la population active est la plus faible des pays de l’Union européenne, parce que dans le domaine agricole, dans le domaine commercial  ou plus généralement dans celui des services, le grand nombre de petites exploitations, de petits commerces, d’installations artisanales de faible taille conduit à privilégier la main d’œuvre familiale ou celle de proches recrutés sur la base de relations personnelles. Comment trouver un travail sans s’appuyer sur ce type de relations ?

La part des 18-25 ans au chômage est la plus forte de l’Union Européenne. Cette situation économique, mais aussi de vieilles habitudes familiales propres aux sociétés méditerranéenne (Espagne, Italie), conduit les jeunes à la recherche d’un emploi stable à rester chez leurs parents.

Ajoutons au tableau la situation économique d’ensemble. La Grèce a adhéré à l’Union Européenne, appelée alors Communauté Economique Européenne, en  1981, sept ans après l’effondrement de la dictature des colonels.Cette adhésion a grandement bénéficié à la Grèce. Dans le domaine de la production agricole elle a pu vendre à  prix relativement stable ses produits traditionnels (huile d’olive, raisins secs), et écouler ses fruits et légumes tandis qu’elle jouissait d’un quasi monopole du marché européen pour son coton.

La Grèce a surtout bénéficié des fonds européens pour ses équipements : le réseau routier très satisfaisant de la Grèce d’aujourd’hui et quelques ouvrages d’art majeur tels le pont sur le Golfe de Corinthe, doivent beaucoup à l’Europe. La Grèce a réussi à troquer sa drachme contre l’euro dès 2001. Cette opération s’est accompagnée d’une hausse sensible des prix. Ceux de l’hôtellerie et de la restauration se rapprochent de ceux de l’Europe de l’ouest, et font de la Grèce une destination touristique plutôt chère, qui subit désormais la concurrence de la Tunisie ou de la Turquie voisine Un exemple précis qui nous ramène aux événements actuels : une tasse de café à la cafeteria de l’université de Volos coûte 1 euro quand elle est facturée 0,40 euro à l’Université de Bordeaux et 0,60 à celle de Nanterre.

Or le montant des salaires reste modeste, dans un pays où de surcroît beaucoup de versements se font en liquide, ce qui facilite les opérations « au noir ». On parle des « 600 euros » pour définir les emplois auxquels peuvent prétendre les jeunes, au sortir de leurs études. Faut-il pour autant regretter la drachme ? On peut en douter lorsqu’on voit comment sont mises à mal les devises des pays européens restés en dehors de l’euro.

Le desserrement de la législation sur le crédit, depuis 2005, a amené les ménages grecs à s’endetter massivement. Tous les produits durables, depuis le réfrigérateur jusqu’à l’automobile, sont d’abord proposés à crédit. On ne mentionne pas le prix total, mais le nombre de mensualités et leur montant.

A l’échelle du budget de l’Etat,l’endettement de la Grèce atteint 90% de son Produit Intérieur Brut et n’a satisfait aux critères de Bruxelles que grâce à des contorsions statistiques. C’est précisément cet endettement, et le service de la dette qui en découle qui a amené le gouvernement conservateur au pouvoir depuis 2004 à une politique d’austérité devant laquelle évidemment l’opinion publique renâcle. Il ne s’en est cependant pas départi, et vient le 20 décembre de voter un budget 2009 de même inspiration. Jusqu’à la crise cependant, la Grèce, à l’abri dans l’espace monétaire européen, n’a pas eu de mal à trouver des bailleurs de fonds, russes en particulier.

Depuis le retour de la démocratie en 1974, la Grèce s’est donné un système fondé sur l’alternance au pouvoir d’un parti de droite, conservateur, Nea Dimokratia, et d’un parti socialiste de tendance social-démocrate, le Pasok. En dépit de leur affrontement rhétorique, ils s’accordent sur la manière de gérer l’Etat, ce qui rapproche la Grèce de nombre de pays européens. Ce relatif consensus déplace les oppositions politiques. Les élections de septembre 2007 ont amené à la Chambre une représentation renforcée ou nouvelle des extrêmes qui ne se satisfont pas du système binaire en vigueur. A gauche le KKE, Parti communiste grec, mal dégagé de son héritage stalinien, et la Coalition de la Gauche Radicale (SYRIZA), anticapitaliste, cependant qu’à l’extrême droite est apparu LAOS ou Alarme Populaire Orthodoxe.

Un discours populiste rassemble de plus en plus d’opinions convergentes sur le thème de « tous pourris ». La multiplication de scandales divers où, ces derniers mois, ont été impliqués aussi bien des ministresen exercice que des dignitaires de l’Eglise (affaire immobilière qui intéresse le monastère de Vatopediau Mont Athos) a nourri ce consensus. Le système clientéliste est fréquemment évoqué pour expliquer ces scandales. Ce qui contribue à faire glisser la responsabilité  des événements actuels d’une crise gouvernementale à une crise de l’Etat.

Cette crise est apparue en pleine lumière lors des incendies d’août 2007 dans le Péloponnèse, où plus de 70 personnes ont trouvé la mort. Ces morts auraient certainement pu être évités si le corps de pompiers et celui de la gendarmerie avaient été bien organisés. On a mis en cause à juste titre le mode clientéliste du recrutement de tous les employés des services publics, y compris ceux où la compétence technique devrait être le seul critère retenu.

 

Dans ces explications les héritages balkaniques pèsent moins que la structure des sociétés méditerranéennes.

On a pu évoquer la xénophobie de l’opinion grecque lorsqu’on a attribué les pillages de magasins à des éléments étrangers. Mais de quels étrangers s’agit-il ? En Grèce un premier groupe est constitué de Balkaniques, dans leur grande majorité Albanais, arrivés à travers les montagnes à partir de 1990 et qui ont pris une place très importante dans la population active et dans l’économie du pays. Ils font tous les travaux manuels non spécialisés dans l’agriculture, la construction et les services. Dans ce dernier secteur figure l’aide aux personnes âgées : un grand nombre de femmes albanaises bulgares ou moldaves s’occupent des vieilles personnes dépendantes. Ces étrangers sont, en dépit de certains discours peu amènes des Grecs à leur égard,bien intégrés et ne peuvent être soupçonnés d’avoir pris part aux pillages.

Il existe un autre groupe d’étrangers. Ces immigrés dont le flux est aujourd’hui beaucoup plus important (150.000 par an) provient d’Asie et particulièrement de pays en guerre, tels Irak et surtout Afghanistan. La Grèce se trouve ici dans une situation comparable à celle de l’Italie ou de l’Espagne. Ils débarquent en Grèce soit par terre soit par mer, grâce à des passeurs turcs et vont ensuite s’agglutiner dans le port de Patras, dans l’espoir de passer en Italie ; Il est vraisemblable que ce groupe flottant et sans ressources est disponible pour d’éventuels pillages.

 

Dans cet effort d’élucider l’origine des troubles qui affectent la Grèce, on a mis en évidence les effets de la structure des sociétés méditerranéennes, la difficulté à s’insérer dans la communauté européenne et enfin les conséquences de la mondialisation. A peu près rien n’est clairement attribuable à des caractéristiques balkaniques.

C’est que les Balkans sont en voie de dissolution.

Le mot est apparu au début du XIX° siècle et a trouvé sa pertinence jusqu’à la Seconde Guerre Mondiale. C’est ainsi que Jacques Ancel intitule en 1930 son ouvrage : « Peuples et nations des Balkans ». Mais après 1945 l’installation du rideau de fer et la politique des blocs tranche à vif dans les Balkans. Pierre George publie alors une « Europe centrale slave et danubienne » puis André Blanc une « Europe socialiste » où figurent la plupart des pays balkaniques.

Les Balkans sont réapparus à la faveur de l’effondrement des régimes communistes à partir de 1989 et durant la décennie des guerres yougoslaves. Pour la Grèce et ses voisins, les Balkans redeviennent un espace vécu quand des immigrants faméliques, portant leur baluchon au bout d’un bâton à l’instar des chemineaux du XIX° siècle, franchissent en Epire la frontière albano-grecque. Aujourd’hui le mot Balkan n’est plus employé que dans une acception plus restreinte, celle de « Balkans occidentaux » qui désignent l’Albanie et les Etats issus de l’ex-Yougoslavie. La Bulgarie et la Roumanie ne sont plus considérées comme balkaniques depuis qu’au 1er janvier 2007 elles ont rejoint l’Union Européenne.

Dans les événements qui affectent la Grèce en décembre 2008 c’est la place de cette dernière dans le processus de construction de l’Europe qui est  en cause ainsi que les effets de la mondialisation

Michel Sivigno
Paris, le 23 décembre 2008.