Les deux invités du Café Géo du jour sont aussi les auteurs d’un ouvrage titré La mondialisation des pauvres, paru en 2018 au Seuil (collection La République des idées) avec en sous-titre : « Loin de Wall Street et de Davos ». Olivier Pliez, du CNRS, est directeur d’une unité de recherche interdisciplinaire de l’Université Toulouse Jean-Jaurès, Armelle Choplin vient de quitter l’Université Paris-Est Marne-la-Vallée pour prendre un poste de professeure associée au département de géographie de l’Université de Genève, après avoir passé 3 ans en affectation à l’Institut de Recherche pour le Développement au Bénin.

 

Les présentations faites, Élisabeth Bonnet-Pineau décrit, en guise de sommaire, une situation à la fois transcontinentale et bien ciblée sur la Méditerranée qui offre un exemple historique d’une économie de comptoirs et d’échanges qui fera l’objet de la première partie en soulignant le glissement qui s’est opéré de la Méditerranée occidentale vers le Méditerranée orientale. Dans un second temps, ce sont les « pauvres » dont on étudiera les routes qu’ils parcourent avec une forte intensité de circulation et d’échanges en Afrique occidentale. Puis on accordera une attention particulière au « miracle Yiwu », le plus grand marché de gros du monde situé à 2h de train de Shanghai. Enfin le corridor urbain du Golfe de Guinée en Afrique occidentale entre Accra et Lagos concentrant pas moins de 30 millions d’habitants est le théâtre d’échanges multiples. L’exemple du ciment, véritable or gris, symbole de modernité et de réussite sera pris comme exemple significatif d’une stratégie de filière à la tête de laquelle se trouvent de riches hommes d’affaires.

Un appel à définitions

 

Tout part du titre, où s’impose le mot pauvre. Olivier Pliez précise que le titre du livre a été formulé par la Maison d’édition Le Seuil. Il n’a jamais eu l’impression de travailler sur les pauvres en tant que catégorie. D’ailleurs son analyse porte davantage sur les classes moyennes émergentes sortant justement de la pauvreté si l’on s’en tient à la consommation. Armelle Choplin précise quant à elle qu’ils ont pu imposer un sous-titre, rappelant qu’il faut aller « loin » des grandes firmes et des villes globales de Saskia Sassen pour comprendre la mondialisation en opérant un décentrage au profit des espaces plus périphériques, là justement où vivent une grande partie des pauvres. Comment la mondialisation parvient au plus près de ceux-ci ? Sont-ils acteurs de la mondialisation en même temps que victimes ?

 

Pour circonscrire la notion de mondialisation telle qu’elle se déploie dans l’ouvrage, Olivier Pliez convoque les acteurs du champ de recherche dans lequel elle s’inscrit : celui, défini simultanément dans les années 1990 et des deux côtés de l’Atlantique par les sociologues Alejandro Portes et Alain Tarrius, de la mondialisation par le bas. Les deux chercheurs constatent qu’au sein des économies de l’après choc pétrolier de 1973, quelques immigrés trouvent les ressources pour être ici et là-bas en même temps, tantôt en possédant un passeport leur permettant de franchir les frontières, tantôt en jouant sur les différentiels de prix d’un pays à l’autre. De ces observations de l’intensification des circulations naît la figure du « porteur de cabas », remplissant son sac de toile de vêtements pour le transférer dans les pays pauvres aux marchés émergents.

 

Elisabeth Bonnet-Pineau invite les auteurs à définir aussi la pauvreté. Les pauvres souvent considérés comme » les exclus de la mondialisation ». Si celle-ci est certes source de profondes inégalités, cela ne veut pas dire que les pauvres n’en font pas moins l’expérience, et ce y compris dans des espaces « en marge » ou « off the map ». S’intéresser aux pauvres, c’est découvrir des espaces discrets s’inscrivant dans les interstices de l’économie mondiale.

 

Armelle Choplin souligne que la mesure de la pauvreté par les données chiffrées (être très pauvre, c’est vivre avec moins de 1,9 dollars US par jour) aboutit à enfermer dans une catégorie extrêmement hétérogène les populations considérées comme pauvres par les seules données statistiques. En effet un grand écart existe entre celui qui vit avec rien et celui qui vit avec 1,9 dollars. De même, la classe moyenne est comprise entre 2 et 10 dollars US par jour, ce qui fait une grande différence. Il faut en outre tenir compte des contextes nationaux pour comprendre la subjectivité de cette notion. Deux axes sont abordés dans le livre quant aux pauvres : d’une part, les espaces de pauvreté ; d’autre part, les espaces investis pour le marché qu’ils représentent.

 

D’un lieu à l’autre : les « espaces discrets de la mondialisation » (O. Pliez)

 

Hommes, femmes, parfois avec enfants, tous le plus souvent très inventifs, utilisent des moyens de transport relativement fiables et sûrs. Les pauvres se déplacent de lieu en lieu et sont « saisis » sur les routes se livrant aux pratiques du commerce. Les exemples de réussite d’individus vivant ici et de familles vivant ailleurs, gérant les entrées d’argent, peuvent, d’après Olivier Pliez, se multiplier à volonté. Mais il a fallu du temps, admet-il, pour donner à ce thème une dimension géographique, en choisissant des lieux, en imaginant qu’ils puissent faire partie des routes, qui constituent elles-mêmes des parties de trajectoires individuelles. Il raconte à ce titre l’histoire d’un couple qui s’est formé à Salloum, bourgade égyptienne frontalière de la Libye exemplaire des contrastes entre la mondialité du lieu, placé sur une route commerciale partant de la Chine, de Dubaï ou de la Turquie, et son caractère villageois, celui d’une « bourgade bédouine » de cinq mille habitants. Lui venait du Caire, où il vendait des fruits et légumes, pour y ouvrir un restaurant. Elle venait d’Alexandrie, d’où elle faisait la navette, seule ou avec son mari. Ils ont quitté leurs époux respectifs, se sont mariés, ont poursuivi leurs activités mais la jeune femme a fini, de conversation en conversation avec des hommes, par perdre sa réputation – et sa place dans un milieu où elle pouvait gagner entre 100 et 150 dollars par jour.

 

Armelle Choplin profite de cette mention de la Chine pour préciser qu’il ne s’agissait pas, pour eux, d’en partir pour étudier ses modes de présence à travers le monde, mais plutôt de suivre les routes pour remonter aux sources et connecter entre eux les différents lieux de la mondialisation. Les deux géographes confirmaient leurs premières observations par leurs retours dans les lieux parcourus, afin d’y constater quelques années après les changements en matière de consommation, les transformations spatiales, à toutes les échelles, de façon moins illicite que « discrète », pour reprendre le terme qui a donné l’expression façonnée par Olivier Pliez ces dernières années.

 

Elisabeth Bonnet-Pineau demande quel rôle les musulmans du monde arabe ont joué dans les échanges avec la Chine ? Olivier Pliez dresse une chronologie des routes commerciales tissées par le monde musulman. Entre 1970 et 1980 le marché d’approvisionnement des commerçants maghrébins transnationaux se situait à Gênes, Marseille, Vintimille, Barcelone, puis tout bascule au profit d’Istanbul, à l’intersection des routes maghrébines, proches-orientales et soviétiques. C’est à ce carrefour ou « hub » que les commerçants entendent parler de Dubaï, puis de la Chine. Les attentats de 2001 ont favorisé le basculement vers l’Asie. Et la Chine a su jouer cette carte en faveur des acheteurs musulmans présents du Maghreb jusqu’en Asie centrale, au bon moment.

 

Ainsi s’explique la centralité croissante de Yiwu, ville chinoise située à deux heures de route de Shanghai. En un sens, « Dubaï a construit Yiwu » mais Yiwu est devenu plus important que Dubaï aujourd’hui, car elle s’est internationalisée pour sortir de la concurrence des marchés de gros chinois, en s’appuyant sur les minorités musulmanes du pays.

Aujourd’hui, Yiwu est le plus grand marché de gros du monde, directement relié à Shanghai et Hong Kong, doté de panneaux multilingues et de quartiers ethniques. Avec deux millions d’habitants la ville de taille modeste. Et la qualité des produits issus du marché chinois est parfois plus haute qu’on ne le pense, ajoute Armelle Chopin : si Yiwu pâtit d’une réputation liée au « bas de gamme », c’est tout de même en Chine que sont produits la quasi-totalité des smartphones. Il y a aujourd’hui toutes les gammes. Bien sûr, si l’on pense au business de la fripe, on découvre une grande diversité des provenances, des qualités et des prix, de la plus chère à la moins chère, les produits de moindre qualité proviennent de Chine et sont destinés aux marchés  » des Suds ». Mais le don de vêtements usagés s’intègre aussi à un business tout à fait fructueux en direction des Suds et même si les vêtements proviennent d’Occident, ils sont généralement fabriqués en Chine également…

 

Au pays du ciment

 

Elisabeth Bonnet-Pineau invite les intervenants à développer l’exemple du ciment qui contribue à l’émergence économique et à la fabrique de la ville tout en consacrant la réussite d’entrepreneurs

 

Armelle Choplin retrace la route qu’elle a elle-même suivie pour mieux comprendre l’engouement pour cet « or gris » que représente le ciment. Entre Accra et Lagos, sur 500km, le ciment apparaît en effet comme un signe de richesse tout autant que le moteur de l’urbanisation de ce corridor urbain, marqué par la couleur gris-béton, et qui est appelé à devenir la plus forte concentration urbaine d’ici 2050.

 

A travers cet objet du quotidien s’invente la ville de demain. A Cotonou, une affiche annonce un concours pour gagner douze parcelles et 150 tonnes de ciment, offerts par l’opérateur de téléphonie mobile. Tout près s’ouvre un dépôt de ciment 24h/24. la concurrence est forte dans le milieu, animé par quelques grandes fortunes, dont Aliko Dangote, homme le plus riche d’Afrique, qui fait trembler les Européens de Lafarge-Holcim et Heidelberg. Ses camions sillonnent les routes inondant le marché ouest-africain. Aliko Dansote maîtrise toute la filière.

Aujourd’hui, en Afrique de l’Ouest littorale, la demande est très forte et la marge de progression est encore grande. Bien sûr, le « bétonnement » de la ville et le devenir des gravats après construction interrogent quant à la durabilité de cette urbanisation, dont les habitants des maisons en ciment sont les premiers à constater les limites tant la chaleur est intenable. Le modèle de réussite évolue donc vers celui d’une maison cimentée et climatisée. Armelle Choplin se demande pourquoi ces sociétés devraient-elles être plus frugales que les nôtres, qui bénéficient du chauffage et de la climatisation ? La construction en dur est aussi un symbole du droit à la ville, affirme-t-elle, dans un contexte africain où certaines constructions individuelles demeurent illégales, menacées de destruction et leurs habitants, de déguerpissement : ces constructions correspondent bien souvent aux maisons traditionnelles en bambou dans lesquelles les Européens voient un modèle écologique.

 

Figures et paradoxes de la diversité

 

Élisabeth Bonnet-Pineau interroge les intervenants quant à leurs méthodes diversifiées et inventives. Alors qu’Olivier Pliez tire, de sa grande collection d’exemples, l’histoire d’un entrepreneur transnational d’origine turque ayant réussi à faire fortune avec ses restaurants et la richesse d’un carnet d’adresses multinational, Armelle Choplin rebondit en donnant quelques cas de communautés bien implantées en Afrique de l’Ouest, comme celle des Libanais ou des Indiens, qui fournissent un entre-deux-gammes prisé par les classes moyennes. Attention cependant : tous les Libanais ne sont pas riches. Mais certaines dominent l’économie locale comme l’investisseur libanais à l’origine du projet Eco Atlantic à Lagos par exemple.

 

La diversité est aussi celle des appartenances étatiques aux organisations internationales, qui ne sont pas sans poser des problèmes de convertibilité des monnaies, comme le souligne Olivier Pliez. La place frontalière permet l’échange d’argent sur les devises de deux pays voisins néanmoins ; mais ces pratiques, profitant des monopoles d’Etat sur les marchandises, ont atteint leur paroxysme dans les années 1980-1990. Elles continuent toutefois d’alimenter des légendes transnationales de dettes à honorer à l’autre bout du monde, comme le relate le chercheur à travers une histoire qui relie Guangzhou à l’Algérie. Armelle Choplin rapporte, à ce titre, le poids croissant du paiement par téléphone mobile en Afrique, dont les sociétés peu bancarisées (ou alors sans le savoir, via l’opérateur mobile) s’aventurent à virer des sommes colossales vers leurs mobiles. Le Nigéria est connu cependant pour ses pannes d’électricité, malgré sa figure de géant de l’électricité.

 

Le mot de la fin revient à Olivier Pliez, qui mentionne la possibilité, à Yiwu, de se lancer dans le commerce d’importation en investissant de petites sommes, par l’achat d’un demi-container.

Mondialisation, capitalisation et diversification de sociétés marchandes semblent donc être les maîtres-mots de ce Café Géo qui s’ouvre sur les questions de la salle :

 

Q : Dans quelle mesure les ethnies jouent-elles un rôle (y compris en Afrique de l’est) dans l’insertion des personnes à cette mondialisation ? Aliko Dangote appartient par exemple à la tribu des Haoussas.

R : Oui, l’appartenance ethnique et religieuse joue un grand rôle. Les Haoussas sont de grands commerçants. Dans le livre, nous parlons de « Monsieur Mèches », un homme béninois Yoruba, qui a commencé à transporter des cartons de mèches de cheveux et qui possède aujourd’hui des usines avec 10 000 employés au Nigéria. On retrouve des parcours semblables chez les Soninkés, en Mauritanie, et les Zaghawas au Soudan.

 

Q : Qu’en est-il, là-bas, de l’industrie lourde ?

R : Il se trouve que « Monsieur Mèches » – dont la fille veut s’illustrer à son tour dans la production de serviettes hygiéniques et de couches – a aussi une société agro-alimentaire de cube de condiments, une sérieuse concurrente de Maggi. Honda, aussi, possède au Nigeria une fabrique de générateurs. Mais ces espaces ouest-africains sont d’abord des espaces de circulation avant d’être des espaces de production.

 

Q : Comment y circule la drogue ?

R : Les sociologues, qui ont travaillé sur ces questions avant les géographes, ont relevé l’importance du problème de la réputation : les commerçants qui en sortaient, pour entrer dans le commerce de la drogue par exemple, se retrouvaient rapidement marginalisés. Les antécédents du trafic de drogue, à savoir le trafic de cigarettes (voir à ce titre les travaux d’Emmanuel Grégoire et de Julien Brachet au Niger, contemporains de ceux d’Olivier Pliez dans le sud de la Libye), nourri par les mafias du sud de l’Europe, n’impliquaient pas comme lui l’alimentation d’autres trafics comme celui des armes. Or aujourd’hui la donne a changé, et des basculements se sont opérés du côté du trafic de drogue et des armes en Libye après huit ans de guerre civile : « ce que j’ai pu dire sur Salloum doit encore exister, mais je sais que Salloum est aujourd’hui aussi évoqué pour le trafic d’armes », avertit donc Olivier Pliez.

Armelle Choplin renvoie quant à elle aux travaux de Judith Scheele (et à son livre « Saints and smugglers » sur l’espace frontalier (Algérie/Mali) de Bordj Badji Mokhtar sur la « fraude haram/fraude halal ».

 

Q : en Côte d’Ivoire, j’ai vu des marchés tenus par des « nanas Benz », si riches qu’elles roulaient en Mercedes Benz. Existent-elles toujours ?

R : Il y a justement une partie du livre sur les pagnes qu’elles vendent ! Les femmes restent très présentes et revendiquent, à travers leurs activités, un statut social, politique, tout en faisant face, sur le marché du tissu, à la concurrence indienne et chinoise.

 

Q : Je m’attendais à ce qu’on parle davantage de migrations. Les Chinois, par exemple, créent-ils des entreprises sur place pour éviter que les Africains émigrent ?

R : Nous avons moins parlé d’immigration ou d’émigration que de migrations ou de mobilités transnationales, assez fidèlement, somme toute, à la tendance de ces dernières années à supprimer le préfixe « im » ou « é », qui peut ne pas toujours convenir, il est vrai. Notre approche voulait éviter de centrer la réflexion sur l’Europe, car il s’avère que les jeunes ne veulent pas forcément y aller ; elle tenait aussi à mettre en valeur les innovations et les investissements dont sont capables les migrants du fait de leurs expériences accumulées lors de migration.

 

Q : Comment cartographier ces routes commerciales changeantes ? C’était l’objet d’un dossier pour la revue Mappemonde portant sur les migrations. Les réseaux commerciaux sont-ils dans le même cas ?

R : Comme toute cartographie de mouvements, les réseaux commerciaux pâtissent – mais profitent – d’une labilité très forte. Quelques places marchandes structurantes peuvent être repérées cependant sur des cartes à différentes époques ; mais il faut dans ce cas prendre en compte non seulement le caractère spatial de ces réseaux, mais aussi leur caractère social, c’est-à-dire leur fondement sur des liens de confiance et de réputation qui s’établissent dans la durée.

 

Q : Quelles sont les incidences des politiques menées par l’Union Européenne en matière d’échanges commerciaux, et notamment du dispositif Frontex ?

R : La création de l’organisation internationale de la CEDEAO (Communauté Economique des États d’Afrique de l’Ouest) en est la première conséquence : elle est en effet appuyée fortement par l’UE. La circulation s’effectue d’abord là-bas.

A ce titre, Achille Mbembe, dans Le Monde, parle de la nécessité pour l’Afrique de se penser comme continent pour revoir la circulation en son sein même. A noter que Frontex a des impacts sur les migrations, mais pas toujours sur les échanges ; à noter aussi que la circulation ne coule pas de source dans la CEDEAO qui reste, pour les « circulants », un espace strié (renvoi à « Suivre la route », Armelle Choplin et Jérôme Lombard).

 

Compte rendu rédigé par Mélanie Le Guen et par Elisabeth Bonnet-Pineau, relu par les deux intervenants, avril 2019