« Si la montagne et la mer étaient naturellement belles, on se demande bien pourquoi il aurait fallu attendre le XVIII° siècle pour les juger telles… » (in A. Roger. 2009)
Le but de ce texte est d’analyser les représentations spatiales de la montagne et de la neige dans le film de Stanley Kubrick, Shining (1980). Si l’hôtel Overlook dans lequel se déroule ce film a donné lieu à de multiples analyses, l’idée qui sous-tend cette analyse est que le cadre précis de cet hôtel est inséparable de celui – montagnard – qui l’entoure, que le film reprend de nombreux mythes liés à la montagne, et que la dichotomie intérieur / extérieur est un des ressorts de l’action.
Stanley Kubrick est souvent considéré comme un cinéaste de la folie (G. Deleuze 1985) : Alex d‘Orange mécanique (1972), Carl, l’ordinateur HAL de 2001, l’odyssée de l’espace (1968) ou la « grosse baleine » de Full metal jacket (1987) sont quelques-uns des personnages atteints de ce mal. De fait, tous ses films ont un profond pouvoir de déstabilisation des spectateurs. Leur accueil lors de leur sortie est un excellent révélateur de ce phénomène : hormis la réception favorable et assez unanime de Barry Lyndon (1975), notamment du fait de ses qualités esthétiques, les critiques furent souvent mitigées, par exemple lors de la sortie d’Orange mécanique, de Full metal jacket, de Shining ou d’Eyes Wide Shut (1998). Or, ces mêmes films étant aujourd’hui considérés par la critique comme des classiques, et pour certains comme des chefs d’œuvre, on peut supposer que la réaction immédiate lors de leur première vision fut le malaise, l’incompréhension, voire le vertige.
Ce qui fait par ailleurs la particularité des films de Stanley Kubrick, c’est l’omniprésence des paysages (A. Gaudin 2014, D. Ziegler 2010…), que ce soit dans Barry Lyndon (notamment les campagnes européennes au temps de la Guerre de sept ans), dans Orange mécanique (la froideur des paysages urbains), dans Docteur Folamour en 1964 (le survol des montagnes russes)… Je rappellerai que tout paysage est par essence une représentation procédant de choix plus ou moins conscients. Mais ici, au cinéma, ce fait est particulièrement porteur de sens : ce que l’on voit est imaginé, sélectionné, non par nous, mais par le réalisateur. De ce fait, tout film induit un dialogue entre ce réalisateur et le spectateur, qui répond à une « esthétique de la réception » (H. R. Jauss 1990) : pour être efficace, le film doit correspondre aux « horizons d’attente » du spectateur mais aussi provoquer ce dialogue. Le paysage diégétique est donc le produit d’une co-construction qui passe par un processus d’encodage par le réalisateur (qui nous donne des clés, des codes pour que l’on aille dans le sens du scénario) et de décodage par le spectateur. C’est ce décodage qui est ici fondamental car il est une libre réinterprétation en fonction de valeurs culturelles et de choix inconscients du spectateur (S. Bourgeat et C. Bras 2014). Ce qui n’est évidemment pas neutre si l’on veut représenter la folie à l’écran. Stanley Kubrick utiliserait ainsi l’espace de manière à ce que nous captions inconsciemment l’incohérence des comportements de ses héros et les territoires de leur folie, en jouant notamment avec nos représentations de la montagne, elles-mêmes issues de données culturelles anciennes et fortement ancrées au sein de chaque spectateur. Le malaise ressenti lors de la première vision du film serait en partie la conséquence de ce traitement de l’espace.
I- La montagne : enclavement et isolement
Du fait de son immensité, de ses dimensions, la montagne est souvent considérée comme un lieu grandiose, et parfois comme un cadre enchanteur, comme un lieu d’harmonie (J-P. Bozonnet 1992, B. Debarbieux 1989, M. Chadefaud 1988). L’on retrouve ainsi dans le film de nombreuses représentations classiques de la montagne, correspondant à ce fond culturel largement partagé.
Au début du film la voiture des héros serpente le long d’un lac, dans un paysage de montagnes ensoleillées, de forêts… « C’est éblouissant » dit Wendy. À l’intérieur, une famille américaine typique (le père : Jack ; la mère : Wendy ; le fils : Dany) et que l’on devrait imaginer – a priori – heureuse de se retrouver dans cet environnement. Cependant la musique inquiétante de Wendy Carlos est, dès la première image du film, porteuse de tensions. La prise de vue par hélicoptère accentue le malaise : souvent penchée, elle procure déjà un premier vertige sur ces versants. De même le regard de Jack et surtout la discussion familiale à propos de cette montagne interrogent le spectateur : il y est question de « pionniers au temps de la ruée vers l’or » autrefois isolés par la neige (image prémonitoire…) et condamnés à l’anthropophagie pour rester en vie. Le discours est donc limpide : il va être question de se rendre en montagne, dans un milieu hostile.
Une autre des représentations classiques de la montagne est celle d’un lieu enclavé et complètement isolé : « ce site a été choisi pour son isolement et la beauté du paysage » (le Directeur présentant le lieu à Jack). Ceci est souligné par les mêmes travellings sur la route (deux scènes distantes de 16 mn dans le film). Il s’agit d’une route unique de « 40 km » (le film ne montre jamais de bifurcation), de plus en plus étroite ; cette voie d’accès à l’hôtel parcourt un paysage de cascades certes grandioses mais surplombe aussi des précipices menaçants… Ces images tournées dans le Colorado et représentatives des grands espaces américains, ce qui donne du sens à la discussion sur le « temps des pionniers », soulignent par leur immensité, par les pentes, par le dénivelé que les trois protagonistes sont des êtres minuscules, perdus dans ce grand espace, et ne sont finalement que des jouets de mondes qui les dépassent. L’isolement est renforcé par le fait qu’il n’y a presque pas de circulation, si ce n’est la voiture des héros. Cette route, par sa linéarité, par sa longueur, par la répétition de la scène (le spectateur aura compris l’isolement du lieu) va constamment s’opposer à deux hétérotopies, à deux « géographies imaginaires », selon l’expression de Pierre Jourde : le monde fermé de l’hôtel, replié sur lui-même, mais également celui du labyrinthe végétal, autre héros du film, enclavé dans ce milieu montagnard, et symbole d’un univers dont on ne peut sortir.
Lorsque la neige sera tombée et la route coupée, le seul lien entre l’hôtel et le monde extérieur sera alors la radio. Lorsque Jack la coupera, l’enclavement sera complet. Pour parcourir la route, il faudra affronter, comme Dick Hallorann, le cuisinier, tous les dangers. Celui-ci croisera d’ailleurs sur sa route une autre coccinelle accidentée, écrasée par un semi-remorque, témoignant de la réalité du danger et de l’hostilité du milieu. Et la montagne se révélera, malgré les efforts de Wendy, un piège redoutable déjouant toute stratégie de secours (Wendy : « nous avons une chenillette. Nous pourrons peut-être descendre de la montagne avec. J’appellerais d’abord les gardes forestiers (…) Comme ça ils pourront venir à notre recherche au cas où l’on serait bloqué »).
Par ailleurs, dans Shining, la solitude est recherchée par le héros qui, tel un moine des temps modernes, se rend « au désert », autre vision classique de la montagne. Jack Torrance est en effet parti s’isoler, certes avec sa famille, dans cet hôtel pour écrire (le Directeur : « la seule chose qui peut devenir éprouvante, ici au cœur de l’hiver, est une terrible sensation d’isolement ». Jack : « eh bien, ça tombe à pic (…), j’ai un nouveau très gros roman en préparation et cinq mois de tranquillité, c’est tout ce que je demande »). La montagne serait donc ici un lieu propice à la méditation, au ressourcement ; mais elle est aussi pensée par Jack et Wendy comme un moyen de resserrer des liens familiaux quelque peu distendus du fait de l’alcoolisme de Jack et des violences qu’il avait perpétrées contre Dany. Ce désert est donc un purgatoire (une autre image classique de la montagne) dans lequel Jack Torrance vient purger sa peine et son retard d’écriture.
La montagne a enfin des vertus sanitaires. Elle est un lieu de ressourcement, de purification et l’hôtel est au tout début du film en partie vu comme un sanatorium (Wendy : « je crois qu’on droit être plus près du sommet, l’air y est tellement plus vif »). Mais cette représentation idéale ne va pas fonctionner longtemps car l’enclavement matériel lié à la montagne va très vite se doubler d’un isolement psychique. C’est l’ennui qui arrive en premier (la balle de baseball que Jack fait ricocher contre le mur du salon dans un bruit assourdissant), mais aussi la solitude.
II- Territoires du dedans et du dehors
L’isolement montagnard joue son rôle classique et, dès l’arrivée des frimas (Saturday), l’espace se rétracte du dehors vers le dedans puis sur quelques pièces. Le symbole absolu est la neige qui tombe à l’extérieur et la tempête qui gronde et que l’on voit par la fenêtre, par exemple lorsque Dany et sa mère regardent bien au chaud la télévision… Une situation qui pourrait traditionnellement évoquer nos représentations d’une montagne rassurante, comme un cocon et d’un hiver somme toute confortable, mais ce qui n’est pas du tout le cas dans le film (Document 1).
La scène (à 51 mn 35) se déroule dans une ambiance bleutée et dans un clair-obscur assez effrayant, la lumière venant de l’extérieur et non de l’intérieur et de la télévision ; la tempête est singulièrement éclairée, alors même que des images insistaient quelques minutes auparavant sur le brouillard et le blizzard. L’inquiétude est renforcée par la musique obsédante, par la banalité de l’action se déroulant à l’écran et par le faux raccord (la télévision fonctionne sans fil), ce qui donne aussi à la scène son aspect irréel (fantomatique ?).
Un des traits essentiels du film est en effet que les polarités intérieur-extérieur s’inversent rapidement : l’intérieur, la chaleur sont paradoxalement beaucoup plus menaçants que l’extérieur, le froid, la tempête, souvent filmés de nuit. L’opposition intérieur-extérieur est classique chez Kubrick. Mais cette dichotomie dedans / dehors, analysée dès 1985 par Gilles Deleuze pour son interface (Kubrick serait le représentant d’un « cinéma du cerveau »), est ici portée à son paroxysme : « dans « Shining », comment décider de ce qui vient du dedans et de ce qui vient du dehors, perceptions extrasensorielles ou projections hallucinatoires ? » (G. Deleuze. 1985 p. 267).
À l’intérieur de l’hôtel, les trois protagonistes occupent des lieux sensiblement différents : Wendy investit les réserves, la salle des chaudières et les cuisines, Dany parcourt les couloirs sur son tricycle et accessoirement la pièce d’apparat, tandis que Jack se recroqueville dans le salon d’apparat (pour écrire ?) mais aussi dans le bar de la salle de bal. Seul lieu de rassemblement, les appartements privés de la famille apparaissent de moins en moins dans le film, si ce n’est évidemment et surtout la salle de bain dans l’antépénultième scène du film. Le spectateur assiste donc à une territorialisation progressive de l’hôtel, chaque personnage s’appropriant au fur à mesure tel ou tel lieu.
La mise en scène renforce cette impression, ce qui a par exemple été montré par Rodney Ascher (2012). L’univers de Wendy n’attire a priori que peu de remarques et semble conforme à la réalité des lieux. Le monde de Dany (Tony ?) est en revanche beaucoup plus complexe : la scène obsédante de ses tours de tricycle se répète à trois reprises. Si le premier se contente de poser le principe scénaristique, le troisième circuit commencera au rez-de-chaussée, et, par un tour de passe-passe du réalisateur, se terminera à l’étage du dessus, alors même que, comme il se déroule dans la seconde partie du film, le spectateur connaît maintenant – au moins intuitivement – la disposition des lieux. Ce qui accentue le vertige et nous montre donc une nouvelle fois l’importance de cet étage. Le monde de Jack pose les mêmes problèmes. L’agencement de la salle de bal occupée par Jack et surtout des toilettes adjacentes sont parfois illogiques ; quant à la fenêtre du bureau du directeur dans lequel Jack pénètre à plusieurs reprises, elle a alimenté toute une littérature. Ces procédés de transformation de l’espace dans un but de déstabilisation du spectateur sont classiques au cinéma et avaient par exemple déjà été utilisés par Roman Polanski dans Rosemary’s Baby (1968), grâce à un appartement modifié au fur à mesure du film, et contradictoire d’une scène à l’autre. Ce dispositif, reconstruit par Laetitia Delafontaine et Grégory Niel lors d’une exposition à Montpellier en 2007 puis analysé par Patrice Maniglier (2010), avait pour but de renforcer le malaise spatial du spectateur et de lui faire adopter la « perspective du diable ». Ici, plus précisément, Shining nous donne à voir trois représentations sensiblement différentes d’un même espace : à l’univers rationnel de Wendy s’oppose celui fantasmatique de Jack et celui prémonitoire de Dany / Tony. À chacun son territoire et ses pôles d’attraction : la monde réel pour Wendy[2], les couloirs et la chambre 237 pour Dany, la salle de bal pour Jack, son bar et ses bourbons, les toilettes et la discussion avec Delbert Grady, le meurtrier des fillettes.
L’extérieur pose des problèmes sensiblement différents. Au cinéma, outre Shining, de nombreux films ont pris comme décor la montagne ou les paysages enneigés. Mais la neige est dans ces films moins souvent un acteur à part entière qu’un cadre apaisant ou inquiétant : le blanc manteau dont la beauté formelle peut cacher tous les dangers. Elle agit souvent comme le révélateur, le déclencheur d’une situation. On pense ici par exemple à Snow Therapy (2014) où le fait avalanche est certes l’acteur essentiel, mais très bref, du scénario. Or, Shining ne montre que très peu d’images classiques de neige, si ce n’est au début du film. L’utilisation du blanc par Stanley Kubrick est d’ailleurs moins destinée à montrer l’extérieur (la neige est souvent bleutée. Document 2) que des thématiques de l’intérieur : le halo blanc/bleu qui nimbe les deux fillettes assassinées ou encore la surexposition des scènes de la chambre blanche/verte montrant la jeune/vieille femme, belle/monstrueuse créature, sans doute issue des visions de Jack.
Document 2 : Images et ambiance de neige dans Shining
La première scène (à 46 mn 22s) représente une bataille de boules de neiges entre Wendy et Dany, et une ambiance a priori de bonheur familial. La seconde (à 1 heure 53 mn 27s) montre Wendy, couteau à la main, paniquée et tentant de sortir de l’hôtel : la neige l’empêche d’ouvrir la porte. Les deux scènes présentent les mêmes couleurs bleutées, très différentes des représentations classiques de la neige. Sur la première image, le toboggan neigeux qui jouera un rôle essentiel vers la fin du film nous est déjà signalé à l’arrière-plan. Dans la seconde, l’opposition intérieur / extérieur nous est explicitement signifiée.
En revanche, la neige est un danger. Non pas un danger classique (point d’avalanche ici) mais c’est cette neige qui va piéger Dany (ses traces dans le labyrinthe) avant de perdre son père qui meurt congelé dans ce même labyrinthe. Mais c’est aussi la neige qui sauve Dany à deux reprises : en lui permettant de s’échapper par la fenêtre de la salle de bain et en lui indiquant la sortie du labyrinthe.
Le thème du labyrinthe est un des leitmotiv du film, mais c’est aussi et surtout lui qui fait la liaison entre l’extérieur et l’intérieur : il y a d’abord le véritable labyrinthe (concret, visible, végétalisé), en extérieur où tout commence (sans neige) et où tout finit (dans la neige) et dont le plan apparaît à plusieurs reprises dans le film… un labyrinthe dont la maquette, à l’intérieur de l’hôtel, est examinée avec attention par Nicholson : une véritable toile d’araignée filmée en vue aérienne ; il va être difficile de s’en échapper. Mais il y a aussi un second labyrinthe : celui représenté par ce même hôtel, immense (Wendy à Dick : « cet endroit est un si énorme labyrinthe qu’il me faudra tracer une piste de miettes de pain chaque fois que j’y entrerai »), fait de ces longs couloirs à la moquette orange… et aux figurés géométriques. Le film est donc bien conçu comme une suite de cartes topographiques, de parcours géométriques ou en boucle, revenant toujours au même endroit, et passant toujours à l’intérieur devant la chambre 237, et à l’extérieur dans et autour du labyrinthe. Tout cela évoque un dernier thème. C’est en parcourant ces couloirs sur son tricycle que Dany nous plonge dans un troisième labyrinthe, celui-ci purement fantasmatique : que comprendre à tout ça, en tant que spectateur ?
Shining est donc un film ternaire du point de vue du temps qu’il fait (beau temps puis neige puis tempête), du fait de son triple labyrinthe, de ses trois personnages parcourant trois espaces différents et du fait d’un triple huis-clos : huis-clos car piégés dans la montagne sans secours si ce n’est la frêle voix de la radio / huis-clos dans cet hôtel infernal sans possibilité de sortir / huis-clos fantasmatique : que se passe-t-il à l’intérieur du cerveau de Jack Torrance ?
III- légendes noires et dialogue des esprits maléfiques
Pour finir, osons un raisonnement par l’absurde : et si l’hôtel Overlook avait été situé dans un autre espace, également désertique (Sahara, désert de Gobi, grand nord canadien ou sibérien, une île déserte…) aurait-on obtenu le même film ? Autrement dit, la montagne de Shining est-elle un simple prétexte pour isoler les protagonistes ou joue-t-elle un rôle fort en tant que telle ? Notons d’abord le faible nombre de films d’horreurs ayant eu pour cadre une oasis, un désert et finalement un lieu trop atypique, l’horreur ayant fondamentalement besoin de paysages du quotidien, peu dépaysants, pour pouvoir inquiéter. Il s’agit en effet d’un genre cinématographique dans lequel la familiarité mais aussi le mythe doivent toujours avoir un rôle clé. Or, Stanley Kubrick, en choisissant le cadre des Rocheuses du Colorado, joue avec notre familiarité avec le milieu et avec nos représentations de la montagne (P. Claval 1998. J. Chevalier et A. Gheerbrant 2012. F. Walter. 1983) en insistant sur ses légendes noires, ce qui donne beaucoup plus de force au film. La haute-montagne hivernale est un milieu fondamentalement hostile, et l’isolement montagnard engendre la folie. C. Abry et al (1988) ont montré depuis le Moyen-Age la persistance en montagne, et ce jusqu’à nos jours, des « dialogues des esprits maléfiques » (ici par exemple entre Jack et Delbert Grady), dialogues qui mettent « en scène démons, mais aussi sorcières et revenants » aux intentions dévastatrices : soit porteurs de catastrophes (éboulements… ou tempête, comme dans le film) soit amènent les individus à la folie et à la mort. Un thème que l’on retrouve constamment dans les romans de Charles Ferdinand Ramuz, comme La grande peur dans la montagne en 1926 (J. Berney. 2006), ou encore Derborence (1936)… Le thème de La grande peur dans la montagne est d’ailleurs assez curieusement similaire au scénario du film : il ne faut pas aller sur telle montagne où se sont déroulés autrefois des événements tragiques[3]. Et le fait d’y aller provoquera le retour de la tragédie, la mort des protagonistes et l’apparition de créatures de l’au-delà.
Tout autant que l’hôtel dont elle n’est pas qu’un simple cadre, la montagne de Shining est donc fondamentalement un « mauvais pays » (F. Dagonet 1993), peuplé de fantômes d’un temps passé et probablement habité par le diable[4]. C’est aussi parce que ces légendes noires font partie d’un fond culturel largement partagé, et que le spectateur les perçoit de façon inconsciente, que Shining est marquant. Le traitement de l’espace, en apportant à plusieurs reprises la sensation de vertige, contribue au malaise ambiant.
Seule l’île est un véhicule comparable de tels mythes, d’où la citation en exergue de ce texte. Elle est d’ailleurs un support relativement plus fréquent que la montagne pour les films d’horreur[5]. Imaginons un instant… L’isolement et l’enclavement auraient été similaires : après de longs travellings sur un océan déjà inquiétant, un navire aurait déposé nos trois protagonistes sur l’île ; ce navire ne revenant pas, il n’y aurait eu aucun moyen de sortir du lieu. À l’extérieur, une tempête (tropicale ou pas, c’est selon) les aurait obligé à rester à l’intérieur de l’hôtel. Le film aurait sans doute pu fonctionner aux détails près (l’opposition chaud-froid par exemple).
L’île présente en effet les mêmes référents culturels d’angoisse, d’isolement (terme venant d’ailleurs du mot île[6]), mais aussi et surtout de merveilleux. Et dans nos représentations, elle est beaucoup plus associée à ce merveilleux que la montagne (J. Chevalier et A. Gheerbrant 2012) : souvent vue comme un monde perdu (l’Atlantide), elle est le lieu du sacré (la quête du Graal), mais aussi de paix et un refuge pour le naufragé (Robinson Crusoé). La montagne véhicule certes aussi de telles références positives, mais de façon sans doute moins prégnante ; c’est l’image d’un « méchant pays[7] » qui domine et qui fait d’elle le support idéal pour le film de Stanley Kubrick : la montagne est donc un des acteurs essentiels du film.
Serge Bourgeat
Enseignant. Académie de Grenoble.
serge.bourgeat@wanadoo.fr
Bibliographie
– Christian Abry, Alice Joinsten et Jacques Berlioz. Le dialogue des esprits maléfiques dans la montagne (Savoie, Dauphiné et Valais roman). In La haute-montagne. Vision et représentations. Le monde alpin et rhodanien. 1988 n° 1-2.
– Rodney Ascher. Room 237. Documentaire américain, Tim Kirk production. 2012.
– Anthony Barthélémy. Emission Faux raccords n° 42 saison 2 ; 17 juin 2011. www.allocine.fr
– Jérôme Berney. La Grande Peur dans la montagne de C. F. Ramuz ou la naissance d’une légende. A contrario 1/2006 (Vol. 4), p. 53-70.
– Serge Bourgeat et Catherine Bras. Le monde de James Bond : logiques, pratiques et archétypes. Annales de géographie. 2014 n° 595-596.
– Jean-Paul Bozonnet. Des monts et des mythes. L’imaginaire social de la montagne. Presses universitaires de Grenoble. 1992. 294 p.
– Michel Chadefaud. Aux origines du tourisme dans les pays de l’Adour. Thèse d’État. Pau 1988
– Jean Chevalier et Alain Gheerbrant (sd). Dictionnaire des symboles. Coll Bouquins. Robert Laffont. 2012.
– Paul Claval. Les mythes, l’espace et les lieux. In Dominique Guillaud, Maorie Seysset et Annie Walter. À Joël Bonnemaison. Le voyage inachevé. ORSTOM. 1998. Pp 127-134
– François Dagonet (sd). Mort du paysage ? Philosophie et esthétique du paysage. Coll Milieux. Champ Vallon 1993.
– Bernard Debarbieux (s.d.) Quelle spécificité montagnarde ? Revue de Géographie alpine. 1989 N° 1, 2, 3
– Gilles Deleuze. L’image temps. Cinéma 2. Ed de Minuit. 1985.
– Hugues Derolez. Vers la folie et au-delà. Stanley Kubrick, entre ordre et chaos. Vodkaster. 2011. http://www.vodkaster.com/actu-cine/stanley-kubrick-entre-ordre-et-chaos/655736
– Alexandrine Dhainaut. Shining, un film autobiographique ? Il était une fois le cinéma. http://www.iletaitunefoislecinema.com/chronique/4456/shining-the-shining1980
– Raphael Enthoven. La folie. Fayard. 2011.
– Antoine Gaudin. L’image-espace : propositions théoriques pour la prise en compte d’un « espace circulant » dans les images de cinéma. Miranda, n° 10. 2014.
– Bernard Ibal. Pour Blaise Pascal et pour Stanley Kubrick : espace repère ou espace mystère ? Conférence à l’ISC Paris. 2013.
– Hans Robert Jauss. Pour une esthétique de la réception. 1990. Tel Gallimard. 2002
– Patrizia Lombardo. Vertige de l’espace au cinéma : de Kubrick à Lynch et Scorcese. In Architecture émotionnelle. Matière à penser, sd Barbara Polla et Paul Ardenne, Ed. Le Bord de l’eau/La Muette. 2011.
– Patrice Maniglier. La perspective du diable : Figurations de l’espace et philosophie de la Renaissance à Rosemary’s Baby. Actes Sud. 2010.
– Alain Roger (sd). La théorie du paysage en France (1974-1994). Champ Vallon 2009.
– François Walter. Lecture symbolique d’un espace insulaire «Le Robinson suisse» de J.-D. Wyss. Geographica Helvetica. 1983. N° 3
-Damien Ziegler. La représentation du paysage au cinéma. Bazaar and co. 2010
[2] Monde réel et univers rationnel a priori… Pourtant on peut là aussi en douter, Stanley Kubrick aimant brouiller les pistes. Dans la fin alternative du film, après la mort de Jack, le directeur de l’hôtel, rend visite à l’hôpital à Wendy et lui affirme que la police a enquêté à l’hôtel et n’a rien trouvé de particulier, et qu’elle a probablement « imaginé » ce qu’elle a vécu.
[3] D’ailleurs « l’emplacement [de l’hôtel] est censé être situé au-dessus d’un cimetière indien et je crois bien qu’il a fallu repousser quelques attaques d’indiens pendant les travaux ».
[4] La toponymie recense encore de très nombreuses « Montagne du diable », « Diablo », « Infernet », « Vaudaine » (Vallis damnada)… en France, aux Etats-Unis, en Allemagne, au Canada…
[5] Citons pêle-mêle les deux versions de L’île du Docteur Moreau, Survival of the dead, Le phare de l’angoisse…
[6] En prolongeant la comparaison, l’isolement de Robinson Crusoé n’amène pas à la folie, mais à un ressourcement, à la découverte paradoxale de l’autre (Vendredi) et même à « l’élaboration théorique et à la modélisation de la mise en valeur » (D-F. Walter. 1983)
[7] Citation ici tirée de divers textes du XVIII° siècle à propos de l’Oisans. Musée dauphinois de Grenoble.
merci pour ce bel article de géocinéma. J’ai retrouvé qqs points concordant avec les 8 salopards de Tarantino. C’est un moyen original pour aborder des notions de géo avec les élèves.
Tout à fait d’accord avec cette comparaison avec le film de Tarantino. Dans le même ordre d’esprit, on peut aussi penser au « Grand silence », western mythique avec Trintignant et Klaus Kinsky. « Les films de neige » présentent en effet souvent des points communs : la blancheur (immaculée ?), le calme, la pureté des paysages… cachant / recouvrant la violence et – au cinéma – permettent le contraste entre calme et action / entre abjection des situations et beauté des paysages…
Merci pour ce bel article ! Précision pour les scènes extérieures : elles ont été filmées en grande partie dans le Montana et l’Oregon.