Café GEO d’Annecy du 2 avril 2015 avec Frédéric Giraut (Professeur à l’Université de Genève)

Régionalisation et emboîtement des échelles : approche politico-administrative

Le re-découpage régional français -maintenant approuvé- est à mettre en relation, comme partout, avec les phénomènes d’identité (ou de rejet) et de jeu de pouvoirs entre échelons. Quelles sont alors les particularités du système français. Les régions administratives sont des collectivités territoriales avec leurs budgets, leurs compétences et leur conseil ; elles s’inscrivent au sein d’un véritable édifice territorial dans un système historiquement centralisé et se construisent comme une reproduction du système présidentiel,

Petit jeu des spécificités territoriales françaises : que répondent les personnes présentes lorsqu’on leur demande les caractéristiques originales du système français ?

  • Mailles de base très fines et esprit de clocher avec 36.000 communes héritées d’une longue tradition d’encadrement paroissial
  • Il existait un rapport étroit entre une base départementale et un centralisme national, jusqu’à ce qu’on assiste au processus de décentralisation, lequel reconnaît une clause de compétence générale, dans le transfert de compétence qui se traduit par une autonomie généralisée des niveaux les uns par rapport aux autres.
  • L’expression de « mille-feuilles » est employée sur le nombre de niveaux emboîtés

FG : Tout d’abord, il faut souligner que ce n’est pas une spécificité française, loin de là, nos voisins italiens, allemands et espagnols possèdent le même nombre de niveaux administratifs. Cependant, il est vrai que les intercommunalités, par exemple, constituent une structure administrative supplémentaire, alors qu’elles sont issues d’une volonté de regroupement -et donc de simplification. C’est finalement plus une question de compétence, de hiérarchie et de subsidiarité que de nombre de niveaux.

FG : Une particularité absolue de la France est son système électoral et de représentation. Il y a un décalage systématique entre les cadres de représentation et ceux de la décision politique issue de la délibération. Le scrutin par circonscription est généralisé : le canton pour les conseillers départementaux, les départements pour les conseillers régionaux (pourtant élus à la proportionnelle) et pour le Sénat, les un peu plus de 500 circonscriptions pour l’élection des députés. Seul le niveau municipal ne connaît pas ce décalage avec une élection de ses conseillers dans le cadre de toute la juridiction. Mais le transfert de compétences vers le niveau intercommunal avec des délégués communaux recrée encore à ce niveau le décalage entre circonscription d’élection et cadre de décision. Aussi à tous les niveaux, du local au national, l’intérêt général est pensé à partir du prisme des intérêts locaux partiels de la circonscription des élus ou délégués. Au niveau national, la chambre haute du Sénat est prévue pour cela, alors que l’Assemblée Nationale devrait se prémunir des intérêts locaux ou régionaux particuliers, mais le scrutin par circonscription y impose également le référent local et souvent rural.

  • Régionalisation, en tant que découpage en entités pertinentes : approche académique et théorique

La Géographie, depuis son tournant régional vidalien post-déterministe, produit des découpages savants à des fins pédagogiques, pour ordonner la description de l’espace, ou à des fins opérationnelles et politiques pour permettre son contrôle et/ou son administration.

Ainsi qu’il s’agisse de cartes de géographie régionale scolaire ou de cartes à des fins administratives ou politiques, les divisions proposées par les géographes se présentent toujours comme optimales et cohérentes issues d’un savoir faire spécifique qui permet de regrouper des lieux dans des ensembles régionaux auxquels ils appartiennent « naturellement », même si la justification est fonctionnelle ou culturelle. Les arbitrages rendus pour arriver à un certain nombre d’entités et à leurs limites sont rarement explicites, il s’agirait plutôt d’un dosage expert, d’un compromis savant et optimal. Pourtant toute régionalisation privilégie des critères et procède à des choix entre des critères et des variables qui sont parfois contradictoires.

Le petit jeu de la régionalisation idéale : A quoi ressemble la vôtre ?

Il s’agit de comprendre les critères de découpage de celle-ci, il faut que les régions soient cohérentes et pertinentes. On remarque d’ailleurs à ce propos la critique des institutions nord-américaines par le bio-régionalisme, soit le découpage régional selon les fonctionnements environnementaux comme alternative à un découpage arbitraire issu de la grille coloniale. Ce qui nous permet d’insister : tout n’est pas compatible, même si les contradictions ne sont pas explicites (l’arbitrage en est masqué).

Critères proposés :

  • identité culturelle (linguistique notamment) ou historique
  • développement économique : aire métropolitaine, aires productives… On identifie alors des spécialisations ou des dynamismes
  • analyse des réseaux et des axes structurants (Que faire de la continuité ? Hiérarchisation et polarisation comme base de découpage ?)
  • critères physiques, comme en Rhône-Alpes, dont le nom est évocateur de ces référents environnementaux : un massif que l’on retrouve dans un autre nom de région et un fleuve pourtant transrégional et même transnational.

Grande variété de critères possibles avec des contradictions potentielles, pourtant les découpages sont souvent présentés comme une synthèse optimale qui relève du « bon sens » et de l’équilibre, bref de l’alchimie. Alors qu’il résulte en réalité d’arbitrages et de compromis avec des choix radicaux qui ont été faits entre deux logiques antagonistes : celle qui privilégie l’homogénéité comme principe de cohérence et celle qui privilégie la complémentarité. Cet antagonisme peut se décliner dans trois registres différents entre lesquels il faut également arbitrer

  • registre culturel et historique
  • registre économique
  • registre environnemental

La combinaison de ces deux principes de cohérence et des trois registres fonctionnels donne la table de régionalisation suivante qui permet d’identifier les logiques qui prévalent dans une opération de découpage

  HOMOGÉNÉITÉ COMPLÉMENTARITÉ
Définition générale Association de lieux sur la base de leur ressemblance, l’unité est identitaire Associations de lieux dissemblables et complémentaires, l’unité est fonctionnelle
Application à l’environnement Logique de massif Logique de bassin-versant
Application culturelle « Homeland », espace d’une communauté Polis, espace d’une collectivité
Application économique Terroir ou région spécialisée Bassins d’emplois ou de vie, région polarisée

Mais force est de constater que les découpages arbitraires peuvent faire sens avec le temps

  • La carte française

Dans le cas du découpage régional français, on passe d’un découpage récent qui a lui même procédé par associations de critères potentiellement contradictoires comme le nom de régions l’indique à une carte simplifiée par regroupement de régions et non par redécoupage. Néanmoins, des arbitrages sont nécessaires, sur le regroupement ou non de pôles métropolitains concurrents comme Toulouse et Montpellier ; il y a aussi le problème général de la structuration des marges  des bassins polarisés et notamment les marges faibles et peu structurées à la périphérie du bassin parisien.

A l’issue de ce redécoupage, on se trouve toujours face à un antagonisme entre de vieilles juridictions (départements, communes) et une « nouvelle modernité territoriale (régions, intercommunalités). Cette guerre des territoires anciens et modernes est un argument biaisant le débat par de multiples caricatures. La simplification de la carte régionale a été motivée par des impératifs économiques avec la division par deux des coûts de fonctionnement (espérée), sans que le système ne soit pour l’instant profondément simplifié : après avoir parlé de la suppression des départements, on vient d’élire leurs assemblées dans un cadre électoral rénové. La force du projet présenté est avant tout économique, il n’est pas question de pertinence géographique, ni même de réflexion d’ensemble sur l’édifice territorial, puisque l’agrandissement des régions rendra plus difficile la suppression des départements.

Ce redécoupage a cependant un mérite pour la géographie régionale, il montre qu’il peut être conçu sans avoir recours à des justifications autres que celle de la rationalisation des coûts de gestion et en laissant donc ouverte la question de la cohérence géographique des entités qui se construira par le projet. Autrement dit la cohérence régionale, elle, n’est pas ici prédéfinie mais procédurale.

Compte rendu établi par Marion Lévis et François Duclos (HK lycée Berthollet Annecy), revu par F. Giraut.

Références:

« Fabriquer des territoires: utopies, modèles et projets » H.D.R. de Frédéric Giraut, 2005

La refonte du territoire suisse, un particularisme ?”, Le Temps, Mardi 19 octobre 2010

Lectures conseillées :

Martin Vanier, Le pouvoir des territoires – Essai sur l’interterritorialité, Economica, 2008 (Réédité en 2010)

Borne, D., Scheibling, J., & Piercy, P. (2014). La France, le fait régional. Hachette Éducation.