La route après l’apocalypse

Mad Max: Fury Road (George Miller, Australie/États-Unis, 2015)

Mad Max: Fury Road (George Miller, Australie/États-Unis, 2015)

Avant l’apocalypse, la route est le lieu de l’échappée : celui qui veut s’abstraire des contraintes de la société telle qu’elle est, affirmer sa liberté d’individu face à ce qu’il perçoit comme une oppression, peut se faire nomade. En mouvement permanent, il s’oppose à la logique sédentaire occidentale et la manière dont elle assigne aux individus des rôles c’est-à-dire aussi des lieux ou territoires. Max Rockatansky, en 1979, dans le premier volet de la désormais tétralogie de George Miller, incarne cette tension : flic enragé, gonflé d’adrénaline et ivre du son des cylindres de la V8 Interceptor avec laquelle il traque les pires bandits sillonnant les routes australiennes, il n’en goûte pas moins la douceur de la vie familiale auprès de la jolie Jessie et de leur bébé.

Mais, entre le premier Mad Max et le deuxième (1981), la fin de notre monde – et, parallèlement, la destruction de la famille de Max – a eu lieu, dans un brumeux mélange de pénurie de pétrole, d’effondrement de l’état de droit et d’invasion de queers en tous genres et de freaks diversement difformes et répugnants. Que faire, alors, de la logique de la route et de la tension sédentarité/nomadisme après l’apocalypse ? Dans Mad Max: The Fury Road, avec toujours autant d’imagination et d’énergie dans l’écriture et la mise en scène, et avec des moyens revus très à la hausse (150 millions de dollars de budget, tout de même), Miller, en une sidérante course poursuite de deux heures, actualise sa réponse et revisite (furieusement) la route et le désert.

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Pour Max, désormais solitaire, cynique et occupé à assurer sa propre survie et rien d’autre, le mouvement est devenu nécessité, évidence. Le désert que parcourt « le guerrier de la route » n’est pas seulement fait d’aridité mais aussi et surtout de désolation, c’est-à-dire de souvenirs de la disparition de ce qui a été – thème central des films post-apocalyptiques, revers des westerns classiques. L’errance dans ce wasteland, une étendue et non plus un territoire, approprié par un groupe social, entérine un monde sans monde, sans projet collectif ni individuel, avec la (sur)vie comme valeur ultime et horizon.

A ce vide moral et existentiel, sur lequel se fonde le libertarisme de Max, s’oppose le fondamentalisme d’Immortan Joe, chef de guerre impitoyable tenant sous coupe réglée des hordes d’assoiffés auxquels il distille ce qu’il faut de ses réserves d’eau, tout en entretenant une armée de guerriers sanguinaires. Ces derniers, comme dans toute bonne dictature théocratique, combattent en rêvant de ressusciter d’une mort glorieuse, en l’occurrence devant les portes du Valhalla – même si leur drôle de maladie du sang leur donne bien moins des airs de guerriers vikings que de zombies. L’intégrisme, en compensation d’un ici qui n’a pas ou plus grand-chose à offrir – et pour cause : le pouvoir religieux lui-même s’emploie à disqualifier toute tentative de transformer l’ordre social –, dessine une géographie de l’au-delà, un ailleurs impalpable mais, évidemment, désirable.

Reste un troisième horizon possible, un ailleurs pas tout à fait hors du monde, écho de la carte postale d’une plage ensoleillée, talisman et ultime espoir des compagnons de route de Max dans le deuxième opus. Ici, c’est l’impératrice Furiosa, cadre repentie du régime, qui décide de fuir en compagnie du harem de Joe, avec l’espoir de rallier le Green Place, souvenir de son enfance et espoir de renouveau démocratique et alimentaire. Reste à trouver cette oasis dont plus rien n’atteste l’existence. Le film dira que la quête du Paradis sur Terre n’a pas beaucoup plus de chances d’aboutir que celle du royaume céleste, à ceci près que c’est d’avoir voulu le rejoindre qui provoque la réaction en chaîne aboutissant à un changement véritable ici.

Finalement, la route n’a pas tout à fait perdu son sens de lieu de l’émancipation, à ceci près que le trajet retour fait aussi partie du processus et permet de prendre conscience qu’il vaut mieux s’attaquer à ce qui est, pour le changer, que de croire aux utopies perdues. Même dans le désert le plus aride, même alors que le monde semble figé par les intérêts de quelques puissants – producteurs d’eau, de pétrole et de munitions, chacun dans sa citadelle : tout un programme –, il reste quelques espaces pour croire à autre chose.

Compte rendu : Manouk Borzakian, EPFL, Lausanne

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Pour aller plus loin :

  • Sur la fin du (c’est-à-dire de notre) monde et l’opposition entre monde et (sur)vie, lire Après la fin du monde. Critique de la raison apocalyptique, de Michael Fœssel (Seuil, 2012).

  • Pour une lecture genrée et politicienne du film, voir le texte de Philippe Corcuff : http://rue89.nouvelobs.com/rue89-culture/2015/05/23/aimez-politique-oubliez-sarkozy-melenchon-allez-voir-mad-max-259344