Comment peut-on avoir une concentration touristique inégalée avec une architecture sans équivalent (bulle de rêve, de débauche, de démesure), et en même temps une aire urbaine de plus de 2 millions d’habitants qui habitent à l’ombre des casinos ? Dans quelle mesure l’aspect touristique déforme le revers de Las Vegas ? Par Pascale Nédélec, professeure agrégée de géographie en CPGE au lycée Janson-de-Sailly (Paris), normalienne, docteure en géographie, compte rendu des Cafés Géo de Saint Brieuc du 17 septembre 2021.

L’un des objectifs du Café Géo est de voir ce qui est vrai dans nos représentations de Las Vegas. Une vidéo tournée à Las Vegas lors du confinement en 2020 montre une grande avenue urbaine bordée de grands bâtiments à l’architecture que beaucoup considèrent comme kitsch : comment se fait-il que tous ces casinos soient côte à côte dans un contexte concurrentiel ? Pourquoi a-t-on un tel poids du tourisme là-bas, pourquoi les casinos sont-ils très présents dans nos représentations ?  Peut-on résumer Las Vegas au quartier des casinos ? Las Vegas est pourtant similaire à de nombreuses villes. L’environnement est banal, on y croise des personnes qui font leur jogging, qui décorent leur jardin pour Halloween, qui vont au supermarché, à l’église (mormone)… Las Vegas est, au-delà des clichés, une vraie ville. Pourtant on peut difficilement s’éloigner des actions touristiques : la banalité urbaine est toujours dans l’ombre des casinos (publicités de corps dénudés, personnages déguisés…).

I. “The fastest growing metropolis“ : quel est le facteur d’attractivité de cette aire urbaine ?

Las Vegas a connu l’un des taux de croissance démographique parmi les plus élevés des Etats-Unis entre les années 1990 et 2005.
Las Vegas est située dans l’Ouest des Etats-Unis, dans le Sud du Nevada, à l’Est de la Californie. Il se situe dans le comté de Clark. La géographie politique est assez complexe car il n’y a aucune municipalité portant le nom de Las Vegas tout court. Le Strip n’appartient pas à une entité communale, mais relève directement du territoire du comté de Clark : parler de Las Vegas est ainsi un abus de langage, une simplification de la réalité de cette grande aire urbaine à son seul quartier touristique, appelé le Strip. Le Strip s’est développé dans le comté et non dans le cadre d’une commune afin d’échapper notamment aux impôts municipaux.
Las Vegas est une ville très récente ; fondée officiellement en 1905, elle compte en 1910 3 000 habitants. Las Vegas est une invention du 20è siècle… À partir de la deuxième moitié des années 1930, la population augmente progressivement avant d’atteindre un million d’habitants à la moitié des années 1990, puis 2 millions dans les années 2010. Cette croissance s’explique par l’offre d’emplois, surtout dans le domaine touristique à partir des années 1970, l’héliotropisme, le prix de l’immobilier, intéressant proportionnellement aux prix californiens : on peut y acheter une maison deux fois plus grande pour le même prix, ou deux fois moins cher pour la même superficie. L’aire de Las Vegas est l’une des plus attractives du pays pendant à peu près 20 ans, jusqu’à la crise des subprimes qui freine cela, même si l’augmentation démographique a progressivement repris après la crise.
Comme Las Vegas est au Sud-Ouest des Etats-Unis, il y a peu de contraintes spatiales : peu de contraintes en termes de droit foncier, en particulier. Las Vegas est située dans un désert, conditionnant l’étalement urbain à la possibilité d’un raccordement aux réseaux d’eau. A l’inverse, dans le quart Sud-Est, il n’y a pas de problème d’accès à l’eau donc l’étalement urbain a beaucoup progressé. La croissance de Las Vegas est liée à des investissements fédéraux : de nombreuses bases militaires sont situées dans le Sud-Ouest, attractif pour les militaires et leur famille. Le Sud-Ouest offre de très grandes superficies et des conditions climatiques optimales pour les entraînements militaires.
A quoi ressemble Las Vegas ? À l’exception du centre vertical (Strip), le reste de l’espace urbain est composé de maisons relativement basses. À Mountain’s Edge, on trouve par exemple de grandes maisons (jusqu’à 450m2), avec souvent 2 garages, plutôt pour les classes moyennes. L’architecture y est très banale. La rhétorique italienne est très appréciée pour les noms de lotissements. Les quartiers résidentiels de Las Vegas ont donc un caractère très banal, classique, qui ressemblent à beaucoup d’autres endroits de l’Utah, du Nouveau-Mexique, du Nevada… Ici, le lien avec le tertiaire (économie résidentielle) est très important, sans oublier le rôle essentiel de la voiture pour l’organisation de l’espace.

II. Une banalité urbaine jusque dans les inégalités socio-spatiales

Où habitent les mieux dotés financièrement ? Ce sont les quartiers les plus extérieurs qui sont les plus riches. Cela peut paraître contre-intuitif mais c’est propre aux villes des Etats-Unis. Le centre n’est pas un élément de distinction sociale : on cherche les grands espaces, la non proximité. Le panorama est un privilège : Las Vegas étant située dans une cuvette, on ne veut pas aller dans le centre. En revanche, en piémont des collines on a une vue sur le désert, sur la montagne, et sur le centre au loin.
Au centre de l’aire urbaine se concentrent les populations non blanches. Ici, le centre est à majorité hispanique. C’est au centre que les revenus sont les plus faibles. Les quartiers les moins recherchés sont composés de petites maisons avec moins d’investissements paysagers, pas de panorama. Très peu de Noirs habitent à Las Vegas car la ville leur a été pendant très longtemps hostile. La discrimination est telle que jusque dans les années 1990-2000, peu de population noire souhaitait s’y installer. Les emplois de faible qualification ont été appropriés par les Hispaniques arrivés depuis les années 1970 (nous sommes à 450 km de la frontière mexicaine). Quand Samy Davis Junior, un acteur noir pourtant ami proche du célèbre Frank Sinatra, venait dans les années 1960, il n’avait pas le droit de dormir dans les casinos, mais seulement dans des hôtels bas de gamme, conséquence de la ségrégation raciale à l’œuvre dans la ville…

III. Le tourisme, seul moteur de la croissance urbaine ?

Pourquoi les casinos sont là ? Nous sommes au milieu du désert, dans une région qui semble à première vue sans autres secteurs économiques. Il faut revenir à la conquête de l’ouest au milieu du 19ème siècle. A ce moment, la zone qui était le far west, avec des pionniers, des colons, avait une présence de l’État assez faible. Les acteurs avaient donc tendance à profiter de cette licence juridique (prostitution, paris, jeux de dés, de cartes….) et à faiblement respecter la loi. Cet esprit de cowboy se retrouve dans les réflexions politiques des habitants qui habitent là-bas aujourd’hui.
Le boom minier n’était pas suffisant, et n’a duré qu’une cinquantaine d’années. Quelle autre action économique proposer ? Capitaliser sur les jeux d’argent. C’était une idée audacieuse, dans un pays majoritairement très puritain (prohibition, interdiction de consommer l’alcool, etc…). Au Nevada, on peut faire ce qu’on n’a pas le droit de faire ailleurs (consommation d’alcool sur la voie publique…)!. En 1931, la légalisation définitive de tous les jeux d’argent est actée dans la loi du Nevada. Jusque dans les années 1970, le Nevada était le seul Etat à proposer légalement des jeux d’argent. Il y avait une demande aux Etats-Unis. Il était donc possible de le faire à Las Vegas sans conséquence.
Parmi les investisseurs, il y avait les groupes mafieux, ce qui peut expliquer le côté sulfureux de Las Vegas. Les criminels venaient blanchir leur argent légalement dans cet État. Mais à la fin des années 1970, cela s’arrête et la ville devient plus propre. Part ailleurs, des lois autorisant les jeux d’argent sont adoptées dans d’autres États, ce qui fait baisser le monopole et la criminalité. Aujourd’hui, seuls deux Etats interdisent les jeux d’argent : l’Utah et Hawaï.
Désormais, la spécialisation touristique s’est diversifiée. On peut venir chercher à Las Vegas la démesure. Les acteurs sont les institutions de promotion touristique, qui saisissent finement ce point d’action sur les représentations collectives. Deuxième élément que l’on vient chercher : l’architecture. Un terme a été inventé, « l’architecture divertissement » (architainment). C’est la thématisation qui fait l’attractivité importante de Las Vegas. Le meilleur exemple est le casino qui réplique Venise, avec la lagune reproduite qui se poursuit jusqu’à un grand centre commercial. Le plafond est peint en bleu pour faire croire qu’on est à l’extérieur ! Il y a des lampadaires, des bancs publics, une reproduction des pavés. Consommer devient la principale action touristique. Las Vegas est devenue le modèle d’expérience immersive où l’acte de consommation se fait dans un univers qui vend du rêve. Ce modèle est reproduit dans d’autres lieux touristiques de pays développés. Las Vegas influence la conception d’autres lieux.

IV. “The entertainment capital of the world“

Le succès ne repose plus uniquement sur les jeux d’argent. Depuis le début des années 2000, moins de la moitié des dépenses touristiques vont aux jeux d’argent. Le shopping, les spectacles (Céline Dion…), attirent davantage les touristes. Las Vegas est une destination touristique capable d’évoluer, qui n’a jamais perdu le contact avec les touristes. Sa capacité d’invention est permanente afin de répondre aux attentes. Cela se voit avec des créations récentes : rue piétonne “The Linq Promenade“, “The Park Plaza“… On peut ainsi observer l’apparition des espaces apparemment publics sur le Strip. À l’échelle locale, il y a une inversion de la construction des hôtels casinos qui regardent désormais vers l’extérieur. Il n’y a aucune notion du temps dans les casinos, tout se faisait à l’intérieur, ceci est remis en question depuis une dizaine d’années d’où l’essor des espaces publics en extérieur.

V. Mythes et réalités de la spécialisation touristique

Comment comprendre la construction du rapport à l’espace pour ces habitants qui ont sans cesse à jongler avec les deux facettes de la ville ?
Le tourisme et le BTP sont les deux piliers de l’économie végasienne.  Un tiers de la population active dépend directement du tourisme (restauration, hôtellerie…). Las Vegas est n°1 aux Etats-Unis, 29 % des emplois relèvent du secteur des loisirs et de l’hôtellerie, devant Orlando.  Les quartiers touristiques végasiens sont des enclaves fonctionnelles. Les quartiers touristiques sont très petits face à l’ensemble de l’aire urbaine. Le poids dans l’économie est donc disproportionné par rapport à l’emprise spatiale (1 % de l’aire urbaine). On ne peut donc pas réduire Las Vegas aux casinos ; les travailleurs dépendent des secteurs qui gravitent autour du tourisme.

VI. Une aire urbaine vulnérable ?

Comment la ville a réussi à se maintenir jusqu’à présent ? Comment l’avenir avec ces deux piliers économiques est-il envisageable ?
La croissance économique du tourisme est incontestable et ininterrompue, grâce aux capacités d’évolution. Il n’y a eu que deux petites inflexions, en 2001 avec les attentats et en 2007-2008 avec la crise des subprimes qui a fragilisé temporairement les acteurs de la construction. Désormais, on cumule 40 millions de visiteurs par an, 85 % en provenance des Etats-Unis et qui reviennent régulièrement. Il s’agit surtout de quadragénaires, en couple, avec un budget jeu entre 300 à 400$; ce sont surtout des classes moyennes, même si tous les budgets sont possibles.
Las Vegas a connu un effondrement de la fréquentation touristique dû au Covid : 3,5 millions  de visiteurs par mois avant le Covid, suivi d’une chute totale puis d’une reprise très rapide. A peine un an et demi après, on retrouve 3 millions de visiteurs en juillet 2021. Le tourisme est sensible à la conjoncture, mais les crises ont toujours conduit à un retour des visiteurs et elles n’ont jamais remis en cause la spécialisation touristique.

Mais socialement, la crise du Covid est difficile : explosion du chômage, beaucoup de personnes ont perdu leur logement. Las Vegas est une des villes des Etats-Unis qui a le plus fort taux de chômage, plus de 33 % en avril 2020. La spécialisation touristique est synonyme de chômage élevé lors des crises. La spécialisation peut être une source de fragilité, même si, pour l’instant, il n’y a pas de remise en cause structurelle.

L’économie végasienne est résiliente : le profil des visiteurs a changé (surtout des gens qui viennent en voiture pour ne pas être proches des autres dans les avions). L’immobilier, deuxième pilier de l’économie, a connu un record en 2020 car les prix étaient faibles et les prêts immobiliers étaient très bon marché.

Enfin, réduire la consommation en eau est un enjeu stratégique. 60 % de la consommation d’eau sont liés aux usages domestiques dans l’aire urbaine de Las Vegas. Les habitants voulaient une pelouse alors qu’ils habitent dans le désert. La municipalité a effectué un travail important sur ce point. On note une diminution de la consommation totale alors que la population a augmenté. Il y a eu une politique de réaménagement des jardins privés, en promouvant le xeriscape (paysage adapté à la sécheresse) avec des cactus et en supprimant les pelouses. Le district de l’eau pense à interdire les pelouses injustifiées; de la pelouse synthétique est déjà installée dans les casinos. Le lac Mead sert de réservoir d’eau grâce à un barrage mais la sécheresse entraîne le dessèchement du Colorado. Ceci est dû au changement climatique de manière générale et aux autres États qui ont accès au Colorado. Le problème de l’eau n’existe que depuis les années 1970 car, auparavant l’essentiel des ressources en eau était tiré des nappes phréatiques.

 

Compte rendu rédigé par Louise L’Hostis, étudiante en khâgne au lycée Renan à Saint-Brieuc, relu par Pascale Nédélec