Changer de capitale ? Une idée bien étrange pour la plupart des Français concevant Paris comme leur capitale intangible. C’est pourtant 70 exemples de changement de capitale (et la liste n’est pas exhaustive) que Frank Tétart, géopolitologue, et Pierre-Alexandre Mounier, historien, ont répertoriés dans leur dernier ouvrage, Atlas historique des capitales déplacées (1). C’est un sujet entièrement nouveau que nos deux intervenants ont exploré et sont venus nous présenter au Flore mardi 25 novembre 2025.

Frank Tétart (à gauche) et Pierre-Alexandre Mounier au Flore le 25 novembre 2025. Photo de Micheline Huvet-Martinet
Jusqu’à maintenant aucun ouvrage de synthèse n’a été écrit sur le sujet, ni en anglais, ni en français. Les auteurs ont constaté les liens entre le choix d’une capitale et la construction d’un Etat-nation. Aussi leur travail porte-t-il sur la période contemporaine, c’est à dire postérieure à la Révolution française. Pour comprendre les motivations des changements de capitale au sein d’un Etat, ils ont adopté un plan thématique (modernité, centralité, risques, échecs).
Modernité
Choisir une nouvelle capitale (ville nouvelle ou ville déjà existante) peut signifier la volonté de se démarquer d’un passé que l’on rejette soit à cause de son régime politique, soit à cause d’une domination coloniale.
Dans le premier cas, on peut évoquer l’abandon d’Istamboul, capitale cosmopolite d’un Empire ottoman multiethnique, au profit d’Ankara qui n’était qu’une petite ville au cœur de l’Anatolie lorsqu’elle a été choisie par Mustafa Kemal Atatürk en 1923 comme capitale de la nouvelle République de Turquie. Le changement a pris du temps car la ville manquait d’infrastructures et de logements, mais c’était une façon de couper les ponts avec un passé condamné.
Au Japon, Kyoto peut être considérée comme capitale jusqu’en 1868 car l’empereur y résidait depuis le VIIIème s. A cette date le Japon sort de sa politique d’isolement volontaire, se tourne vers le monde et se modernise sur le modèle occidental (révolution de Meiji). L’empereur modernisateur, Mutsuhito, choisit alors un nouveau lieu de résidence, Tokyo, appelée jusqu’alors Edo.
La volonté de faire entrer un pays dans une nouvelle modernité peut aussi amener un gouvernement à moderniser une capitale jugée trop vétuste. C’est le cas du Caire, mégapole galopante depuis quelques décennies, qui connait des problèmes considérables de transport. Le nouveau site choisi pour la future capitale de l’Egypte laisse perplexe. Située à moins de 50 kms à l’est de la capitale actuelle en plein désert, la « Nouvelle capitale administrative », dont la construction a commencé en 2016 sur la décision d’Al Sissi, rencontre déjà des difficultés techniques (approvisionnement en eau, en électricité…), financières …et ne permet pas le désengorgement du Caire (les logements au coût très élevé ne sont pas accessibles à la majorité des Cairotes). Actuellement le sort de la future capitale reste flou.
Lorsqu’un Etat nait après une longue période d’occupation étrangère ou de colonisation, le choix d’une capitale est aussi essentiel à sa nouvelle identité.
L’actuelle Albanie a subi, au Moyen Âge, de nombreuses dominations dont celle de Venise avant qu’elle ne devienne une province ottomane à la fin du XVème s. Cette situation dura jusqu’en 1913 quand la Première Guerre balkanique lui donna son indépendance. Choisie comme capitale par le gouvernement provisoire en 1920, Tirana a été confirmée dans cette fonction par Enver Hoxha, nouveau dirigeant de la République populaire d’Albanie en 1946 après avoir été annexée par l’Italie de 1939 à 1944. La capitale se devait d’être une ville vide de toute réminiscence ottomane ou italienne.
Après la disparition de l’Empire des Indes britannique, le jeune Etat pakistanais voulait se construire avant tout comme un Etat musulman. Alors quelle capitale choisir ? Karachi, port cosmopolite, était peuplée de trop d’Hindous. Lahore était trop proche de l’Inde…Islamabad, au contraire, traduisait la volonté de fonder le pays sur la religion ; de plus sa localisation était plus centrale.
Centralité
L’adoption d’un critère géographique, la localisation de la capitale au centre du pays, peut témoigner de la volonté de neutralité du pouvoir dans un nouvel Etat où les conflits internes ne sont pas encore apaisés.
Lorsque les Etats-Unis furent créés à la fin du XVIIIème s, la capitale aurait dû être Philadelphie mais les émeutes urbaines dissuadèrent les dirigeants de ce choix. Témoignant des affrontements entre Nord et Sud, plusieurs capitales tournantes se succédèrent avant que George Washington ne fasse le choix d’un espace à côté de sa propriété en 1787. Washington, capitale fédérale ne fait pas partie des Etats américains. Elle a un statut spécial : Washington D.C. (District of Columbia) et ses habitants n’élisent ni représentants, ni sénateurs.
Ce souci de neutralité a été aussi celui des dirigeants du Nigéria lorsqu’ils ont transféré, en 1991, la capitale de Lagos, mégapole côtière, fondée par les Britanniques, à Abuja au centre du pays. Le pays le plus peuplé d’Afrique a une population très diverse sur les plans ethniques et religieux (musulmans au nord, chrétiens au sud, animistes au sud-ouest) et les rivalités entre les communautés sont fréquentes. Le recentrage de la capitale prend ici un sens de neutralité politique.
Il a fallu 150 ans pour que les Brésiliens déménagent leur capitale de Rio de Janeiro, ville atlantique célèbre mondialement pour ses plages, son carnaval, son Pain de sucre… à Brasilia implantée au centre du territoire, en plein cœur de la savane. De nombreuses commissions ont dû travailler avant de se mettre d’accord. Inaugurée en 1960, la ville nouvelle est l’œuvre d’un architecte, Oscar Niemeyer et d’un urbaniste, Lucio Costa. Depuis cette date, l’activité économique du pays a été rééquilibrée au profit du centre même si le sud-est en reste le cœur.
Le cas de la Nouvelle-Zélande est particulier car le pays est constitué de deux grandes îles principales, l’île du Nord et l’île du Sud. Comment choisir une capitale en position centrale ? Le colonisateur britannique avait d’abord opté pour Auckland, port bien protégé mais assurant mal le contrôle des deux îles, avant de donner le statut de capitale nationale à Wellington, située au sud de l’île du Nord face à l’île du Sud, en 1865.
Notion de risque
On peut distinguer deux types de risques, politiques et naturels.
- Le choix d’une capitale peut résulter des inquiétudes d’un pouvoir politique à l’égard d’une population contestataire.
C’est le cas de Rabat, choisie comme capitale administrative du Maroc à la suite d’émeutes en 1912 à l’époque du protectorat français. Elle est restée capitale après l’indépendance.
Yangon (ex-Rangoun) a été la capitale de la Birmanie (ou Myanmar) à l’époque britannique, puis après l’indépendance. Mais cette mégapole de plus de 4 millions d’habitants, habitée par une population jeune prompte aux mouvements sociaux, a fait peur à la junte militaire au pouvoir qui décide de transférer la capitale au centre du pays, en pleine forêt, à Naypydaw en 2005. C’est sur les conseils d’astrologues que le chef de l’Etat, Than Shwe, aurait choisi le lieu pour assurer la pérennité de la capitale dont l’inauguration a eu lieu précisément le 6 novembre 2005 à 6h37…
- Les modifications environnementales sont aussi sources d’inquiétudes pour certaines capitales.
Située au nord de l’île de Java, la capitale de l’Indonésie, Djakarta, est une ville géante d’une dizaine de millions d’habitants qui s’étale dans une zone marécageuse à la confluence de plusieurs rivières. Le développement économique rapide qui a suivi l’indépendance a amené la construction de quartiers d’affaires aux nombreux gratte-ciels. Cette urbanisation provoque l’enfoncement rapide de la ville (plusieurs centimètres par an) dont une partie se trouve déjà au-dessous du niveau de la mer. Le gouvernement a donc décidé, en 2019, de transférer la capitale à Nusantara dans l’île de Bornéo. Le nouveau palais présidentiel a été inauguré en août 2024 mais la cité est encore à l’état de chantier. Le changement de capitale répond aussi à la volonté de favoriser les transmigrations à l’intérieur de l’archipel. Il faut désengorger Java où se regroupent 57% de la population indonésienne, alors que l’île connait de graves problèmes de pollution et de manque d’eau potable.
- Les intervenants évoquent aussi le cas de capitales provisoires, en liaison avec une histoire politique mouvementée.
Le tout jeune royaume d’Italie a une première capitale, en 1861, Turin, puis une deuxième en 1865, Florence (malgré l’avis des Florentins), avant d’adopter Rome qui possédait tous les atouts : centralité, dimension historique, neutralité.
Les guerres ont aussi provoqué des changements provisoires de capitale. Alors que la Belgique était presqu’entièrement occupée par les Allemands pendant la Première Guerre mondiale, son gouvernement s’installe à Sainte-Adresse, en Normandie, qui devient capitale administrative du royaume d’octobre 1914 à novembre 1918. Pendant la Seconde Guerre mondiale, la « France libre » du général de Gaulle devenue « France combattante en 1942, a deux capitales successives, Brazzaville puis Alger.
Echecs
Plusieurs projets de transfert de capitale n’ont pas abouti.
En Argentine plusieurs projets ont proposé d’abandonner Buenos Aires comme capitale car trop excentrée et regroupant trop de pouvoirs. Mais on a renoncé au déménagement pour des raisons économiques.
Beaucoup de Coréens souhaitent changer de capitale car Séoul, mégapole multimillionnaire, est trop engorgée. Une ville nouvelle, Sejong, a été réalisée au centre du pays. Inaugurée en 2012, la ville est devenue de facto la capitale administrative du pays mais les fonctionnaires refusent d’y emménager. En Malaisie ce sont les élus qui ne veulent pas quitter Kuala Lumpur.
Il y a enfin le cas d’Etats dont on considère qu’ils ont plusieurs capitales.
L’Afrique du Sud a trois capitales : Le Cap, capitale législative (présence du Parlement), Pretoria, capitale de l’exécutif (résidence du président et des ministères), Bloemfontein, capitale judiciaire (siège de la Cour suprême d’appel). On pourrait ajouter une quatrième capitale, Johannesbourg qui est le poumon économique du pays.
Le cas israélien est complexe. Un an après la proclamation de l’Etat d’Israël en 1948, Jérusalem a été désignée capitale du nouvel Etat et les organes de l’Etat (Knesset, pouvoirs exécutif et judiciaire) y sont installés. Mais pour l’ONU et la grande majorité des Etats du monde, c’est Tel-Aviv qui est internationalement reconnue comme capitale. A de rares exceptions les ambassades étrangères y résident, mais la décision de Donald Trump, en 2017, de déplacer l’ambassade américaine de Tel-Aviv à Jérusalem a fait grand bruit. Pour être légitime, une capitale doit être reconnue comme telle par les autres Etats.
Les Pays-Bas connaissent aussi une situation un peu particulière car si Amsterdam est la capitale, le gouvernement et la plupart des institutions nationales siègent à La Haye.
Questions
- Une première remarque : la capitale iranienne ne devra-t-elle pas déménager bientôt à cause de la sécheresse historique dont la ville de Téhéran souffre ?
- Pourquoi choisir Bonn comme capitale provisoire de la République fédérale allemande en 1949 ?
Alors que Francfort, ville importante avant la guerre, avait été presqu’entièrement détruite, Bonn offrait des possibilités d’hébergement. Ce fut le choix d’Adenauer. La réunification de l’Allemagne a rendu à Berlin sa place de capitale mais Bonn conserve encore plusieurs ministères fédéraux
- Comment expliquer le choix de Berne comme capitale de la Suisse ?
Pendant longtemps les Suisses ont eu une capitale tournante (lieu de réunion de la Diète), mais la domination française exercée à partir de 1798 transforma le pays en un Etat unitaire. Il fallait donc trouver une capitale. C’est finalement Berne qui a été choisie en 1848 pour sa localisation entre les mondes francophone et germanophone.
- Moscou redevient capitale de la Russie soviétique en mars 1918. Saint-Pétersbourg devenu Petrograd puis Leningrad semblait trop tournée vers l’Occident et les Bolcheviks craignaient les mouvements ouvriers qui pourraient déstabiliser le nouveau pouvoir.
- La centralité d’une capitale est-elle un gage de neutralité ?
Il faut distinguer la centralité géographique de la centralité de la zone habitée. La notion de neutralité implique qu’on trouve un espace qui convienne à tout le monde.
- Une nouvelle capitale n’implique pas obligatoirement une ville nouvelle. Les villes crées ex-nihilo sont rares. Le déménagement des capitales se fait le plus souvent dans des villes existantes.
1) F. TETART et P.-A. MOUNIER, Atlas historiques des capitales déplacées, Autrement, Paris, 2025
Michèle Vignaux Novembre 2025
