Remarque introductive du Dessin du Géographe 
Cet article a été retenu car on peut le classer dans la catégorie des « cartes mentales », auxquelles notre page web s’est déjà intéressée (voir le dessin n°57). Il s’agit du compte rendu d’un exercice de terrain, un TP destiné à tester une méthodologie et une taxonomie en cours de mise au point : une ‘analyse des informations reçues par les sens du chercheur au long d’un parcours géographique, urbain en l’occurrence (dans la ville de Saint-Dié-des-Vosges). Sa traduction graphique repose sur une taxonomie et une légende détaillées qui en font un type de dessin nouveau pour notre publication numérique et intéressant pour le rapport sensible qui s’établit entre le chercheur et  l’espace parcouru. Au plan du dessin,  l’accumulation des notations sur un fond de carte demande un apprentissage de la légende et court le risque d’une lisibilité difficile dans la superposition des figurés. Il reste ensuite à interroger les formes et les logiques de l’organisation de l’espace qui sous-tendent et produisent ces impressions, afin de comprendre (à cette grande échelle) l’espace vécu tel que défini et analysé par Armand Frémont (à l’échelle de la région). 

A l’occasion du Festival International de géographie à Saint-Dié-des-Vosges, nous avons conduit un parcours urbain d’une heure trente pour vivre une expérience poly-sensorielle (vue, ouïe, odorat, toucher). Il s’agissait de marcher et de se rendre disponible à l’environnement immédiat. Une vingtaine de participant.e.s devaient au fur et à mesure de la promenade compléter une carte à l’aide d’une sémiologie spécifique. Nous présentons ici quelques réalisations. Elle se situe en continuité et en complément avec le croquis panoramique[1] réalisé à Saint-Dié en 2012 qui n’avait pu explorer les qualités esthétiques ressenties ni la lumière, au contraire de la carte polysensorielle présentée ici.

Cartographier l’espace par le corps : expérience itinérante

Cet atelier a consisté à faire vivre aux festivaliers une expérience spatiale et cartographique in situ. Le corps est au centre de l’expérimentation. Les participants sont conduits à évaluer la médiation sensorielle et à prendre ainsi conscience de la dimension corporelle de l’expérience spatiale. L’outil cartographique est mobilisé : il permet la spatialisation de l’engagement du corps, mais également, en s’inspirant de la cartographie sensible (Olmédo, 2016,  «  Pour une cartographie affective des récits des femmes de Sidi Youssef Ben Ali (Marrakech, Maroc) » in M. Fournier, (sous la dir.). Cartographier les récits, PU Blaise Pascal, Clermont-Ferrand), il peut documenter le rapport aux lieux.

La marche à pied donne accès à une expérimentation directe et immersive, elle est ici plébiscitée comme un moyen d’apprentissage et de production de nouvelles connaissances en sciences sociales (Thomas,2007 : La marche en ville. Une histoire de sens. L’Espace geographique, Tome 36/1) mais également une façon de connaître le monde par le corps (Le Breton, 2020. Marcher la vie. Un art tranquille du bonheur. Paris: Éditions Métailié). Elle se présente comme une méthode d’investigation.

Cet atelier repose sur l’expérimentation en parallèle de processus sensible et cartographique. Il s’agit d’accompagner, par la carte, l’introspection sensorielle. En effet, se projeter dans l’espace à l’aide de son corps, c’est un impératif pour penser, selon nous, le rapport à l’espace et aux autres.
Au début du parcours, une proposition de sémiologie graphique adaptée a été présentée aux participants. Ce format de parcours à pied, assimilable à une expérience spatiale ordinaire, s’adresse également aux enseignants en quête de dispositifs didactiques propices au renouvellement de l’enseignement et de l’apprentissage de la géographie, aussi bien en primaire que dans le secondaire. En effet l’enquête directe sur le terrain s’avère favorable à la découverte des modes d’habiter et des organisations spatiales, des questions qui sont au cœur des géographies scolaires : l’inventaire par le dessin proposé ici est une première étape de l’analyse qui permet de poser de « bonnes » questions de la recherche.

Cartographie perceptive, sensorielle et émotionnelle : la sémiologie graphique et les résultats

Notre dispositif s’appuie sur une sémiologie graphique qui permet de combiner simultanément ou séparément, en fonction des besoins, les perceptions corporelles, les sensations et les émotions. Le processus cartographique envisagé suit la logique suivante : les participant.e.s déterminent le sens corporel sollicité tout en qualifiant son intensité, puis se concentrent sur les sensations associées, enfin une émotion peut également être ajoutée au signe construit. Des mots-clefs sont à disposition afin de mieux retranscrire le ou les ressentis. Nous retrouvons certaines difficultés sémiologiques mentionnées auparavant par Roger Brunet (1980, La composition des modèles dans l’analyse spatiale. L’Espace géographique, 9/4) pour l’analyse spatiale, dans le cas de la chorématique.

Figure 1 : Légende proposée pour la graphie perceptive, sensorielle et émotionnelle

 

Figure 2 : Tracé et stations du parcours.

 

Figure 3 : carte de P1[2]

Figure 4 : carte de P2.

Participant

Iconographie

Hypothèses interprétatives

P1

Plusieurs matériaux sont entremêlés (végétal et minéral en particulier) aux sensations et aux émotions. Les sensations exprimées sont la joie, l’étonnement (skate parc), la peur (carrefour routier).
La vue est sollicitée à trois endroits, le skate parc, l’aire de jeux pour enfants, et la passerelle sur la Meurthe. Beaucoup de sonorités représentées sur les axes routiers, mais également au skate parc et autour du carrefour. Le dénivelé de la butte est mentionné. P2 a ajouté une feuille d’arbre en chemin.

P2 semble sensible au toucher, y compris à la rugosité et a mobilisé trois sens au total le toucher, la vue et l’ouïe. Les émotions sont principalement positives. En revanche, les voies routières et le carrefour sont négativement connotés (peur). Il y a une initiative pour collecter des traces paysagères (feuille d’arbre).

P2

Deux émoticônes exprimant le beau à hauteur de la butte et de l’aire de jeux. Le végétal est très présent. L’itinéraire est tracé. Le bien-être est signalé au skate parc, à la chute d’eau et à la passerelle. Trois soleils expriment la joie au skate parc, au jardin Simone Veil et près de la chute d’eau. L’ouïe est mentionnée au skate parc et près des voies de circulation. Enfin le toucher est fortement représenté par les signes de rugosité sur les espaces urbains, associé au minéral.

L’ensemble du parcours semble avoir procuré des sensations agréables et positives. On remarque également l’attention portée au relief environnant à une autre échelle (contrairement à la majorité des participants).

Parcours commun, singularisation de l’expérience

Une récurrence est notable dans l’appréhension positive du parcours. Certains lieux font l’unanimité auprès des participants : l’aire de jeux, la butte, la chute d’eau. En revanche le skate parc suscite des perceptions et des émotions contrastées. Les perceptions sensorielles ne sont pas toutes mobilisées et pas de la même manière. La vue reste prépondérante, puis vient l’ouïe. Certains participants ont mobilisé le toucher et l’odorat, mais restent minoritaires. De même, le carrefour routier entraîne un jugement plutôt négatif mais pas de manière unanime. Selon les réalisations, des indications toponymiques ont été précisées ou non. Cela révèle le besoin, parfois, de mentionner des points de repère. Un participant a spécifié les catégories d’usagers du skate parc et de l’aire de jeux : respectivement les enfants et les adolescents. La réminiscence, les souvenirs sont parfois apparus. Cela semble jouer un rôle clé, soit positivement, soit négativement selon les expériences de l’espace dans les biographies des individus. Par conséquent, on reconnaît dans ces résultats la singularité de l’expérience spatiale et de la spatialité, propres à chaque participant (Joublot Ferré, « Un kilomètre du jardin à la canopée. Espace vécu et expérience spatiale », L’Information géographique, 2020/3, 84).
La sémiologie a soulevé un certain enthousiasme par son caractère inédit pour représenter l’expérience corporelle et sensible. En revanche, la maitrise de la légende qui a requis l’articulation de trois niveaux différents s’est révélée difficile.
La procédure a été vécue comme plaisante par la majorité, et donnant le sentiment aux participants, d’après leurs propos, de pratiquer de la géographie sur le terrain.
La brièveté du temps imparti (une courte après-midi) à la pratique d’une méthode jusque-là inconnue des participants a certainement limité le résultat des rendus graphiques. On peut cependant en retenir quelques pistes d’amélioration. Du point de vue de la sémiologie, nous pensons apporter les modifications suivantes :
– réduire le nombre de niveaux et de degrés ;
– importer certains symboles topographiques classiques ;
– ajouter les dynamiques et les interactions sociales.
La démarche proposée a permis aux participants d’être des acteurs conscients de l’expérience spatiale, en l’espèce poly-sensorielle. La dimension des interactions sociales a été très importante et mériterait de figurer sur les cartes. Ce dispositif contribue à l’augmentation des compétences spatiales et par conséquent à une forme de capacitation, à l’enrichissement de l’attention et du rapport sensibles au monde.

Joublot Ferré Sylvie, Bachmann Julien, géographes formateurs, HEP Lausanne

sylvie.joublot-ferré@hepl.ch , julien.bachmann@hepl.ch

[1] http://cafe-geo.net/wp-content/uploads/Dessin_du_Geographe_n34.pdf

[2] Nous utilisons le code suivant afin de garantir l’anonymat pour nommer les travaux : P1, P2.