L’Institut de géographie accueillait le 18 novembre 2023 Henry Jacolin (H.J), ancien diplomate, ambassadeur de France à Sarajevo pendant le siège (https://cafe-geo.net/henry-jacolin-lambassadeur-et-le-siege-sarajevo-1993-1995-paris-fauves-editions-2018/), fin connaisseur de la géopolitique du Caucase puisqu’il a assuré, de 2002 à 2005, la médiation du conflit du Haut-Karabakh en tant que co-président groupe de Minsk.
Qui sont les Arméniens et les Azeris ?
Les Arméniens, originaires de la région entre la mer Noire et la mer Caspienne se sont convertis très tôt au christianisme (dès 113 ap.J.C) faisant de l’Arménie le plus vieil Etat chrétien du monde. Ils ont été disséminés au cours de leur longue histoire autour de différents foyers dont les frontières ont évolué au gré des conquêtes des empires Perse, Grec, Romain, Ottoman, et Russe. Quant au XIXème siècle l’empire russe s’empare progressivement de la totalité du Caucase au détriment de l’empire ottoman, les Arméniens ont tendance à remonter vers le Caucase, préférant à l’autorité ottomane celle du Tsar prétendu protecteur des Chrétiens. En 1914, il y avait 1,8 million d’Arméniens dans l’empire russe dont 700 000 dans la région d’Erevan et 2 millions dans l’empire ottoman, répartis dans toute l’Anatolie et au sud jusqu’en Cilicie. Pour les Turcs les Arméniens sont une minorité encombrante et considérée comme une « cinquième colonne » qui mine la turcitude de l’empire. Les pogroms anti-arméniens ont été nombreux (ceux de1894-95, 1908 ont fait plus 25000 morts) avant le génocide de 1915, qui a fait de 1 à 1,5 million de victimes.
Les Azeris de la Transcaucasie sont proches des Turcs et turcophones ; musulmans chiites, ils sont aussi présents en Iran où ils constituent une très grosse minorité de 15 millions (sur 80 millions d’Iraniens).
La révolution bolchévique et la période soviétique (1917-1991).
En mai 1918, le Caucase est partagé entre trois républiques qui déclarent leur indépendance : l’Arménie, l’Azerbaïdjan et la Géorgie. Dès ce moment l’Arménie et l’Azerbaïdjan s’affrontent à propos du tracé de leurs frontières du fait de l’enchevêtrement des populations. La nouvelle Turquie pan-turque de Mustapha Kemal rêve de faire la jonction avec l’Azerbaïdjan en supprimant l’obstacle de l’Arménie ce qui conduit les Arméniens à préférer se soumettre aux Bolchéviques qui proposent dès 1921 la reconnaissance de l’autonomie du Haut-Karabakh (signifiant en turc « le jardin noir »), petit territoire montagneux de 4400km2 très majoritairement peuplé d’Arméniens (89%), au sein de la république soviétique d’Azerbaïdjan. Cette proposition est validée par Staline en 1923 : ce statut d’autonomie restera inchangé pendant 65 ans. Se pose dès lors le problème du Nakhitchevan, province d’Azerbaïdjan peuplée d’Azeris mais géographiquement séparée (enclave au sein de l’Arménie).
De 1923 à 1989, la situation est assez stable car l’ensemble de la région est administré par l’URSS et contrôlé par la police et les services secrets soviétiques ce qui malgré tout n’empêche pas des violences ponctuelles et récurrentes des deux côtés. La mémoire du génocide est restée vive en Arménie qui célèbre en 1965 à Erevan le cinquantenaire du génocide.
Avec la politique de Glanost et la Perestroïka de Gorbatchev, les tensions se font plus vives entre les deux républiques. En juin 1988, le Haut-Karrabakh se déclare en sécession ; 500 000 Arméniens quittent l’Azerbaïdjan suite au pogrom de Soumgaït.
La période post-soviétique est marquée par des tensions constantes et des guerres en 1991-94, 2016, 2020-21, 2023.
Les deux républiques auto-proclament leur indépendance en aout et septembre 1991 alors que le Haut-Karabakh, soutenu par l’Arménie, proclame sa propre indépendance (non reconnue par la communauté internationale ni même par l’Arménie) chasse les Azeris et entre en conflit avec Bakou qui envoie des troupes.
La guerre de 1991-94 : victoire de l’Arménie.
L’Arménie soutient les séparatistes Karabaki, les opérations militaires opposent Bakou et Erevan qui dispose d’une armée alors bien supérieure. Cette guerre fait des dizaines de milliers de victimes et génère d’importants transferts de populations : 200 000 AzebaIdjanais habitant en Arménie quittent le pays, 700 000 Azeris ont été réfugiés et 520 000 sont chassés des territoires entourant le Haut-Karabakh occupés par l’armée arménienne qui procède à un véritable nettoyage ethnique détruisant les villages de façon à bien marquer que ceux-ci ne pourraient jamais revenir dans cette région. Le cessez-le-feu de mai 1994 ne règle rien et le problème kharabaki devient un « conflit gelé » ou plutôt pour H.J un « conflit non résolu ». La défaite de 1994 a été vécue comme une humiliation en Azerbaïdjan et a alimenté un nationalisme anti arménien très virulent.
Pourquoi l’Arménie et l’Azerbaïdjan ont eu recours à la guerre sans pouvoir régler diplomatiquement le conflit ?
Plusieurs réponses à cette question. D’abord il s’agit d’un conflit entre deux droits : celui du respect des frontières héritées des accords d’Helsinki (1975) et celui du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. La très grande méfiance entre les deux peuples culturellement différents est nourrie par le souvenir toujours présent chez les Arméniens du génocide de 1915. La situation géographique enclavée et le tracé des frontières de l’Arménie sont un obstacle à la continuité du monde turc : il s’agit bien d’un conflit territorial et non pas religieux. De plus, la Russie conformément à sa longue histoire préfère entretenir la conflictualité entre les peuples.
De 1994 à 2020, début de la deuxième guerre, la tension est permanente, les incidents de frontières sont fréquents parfois violents comme en 2016 (« la guerre des 4 jours ») quand l’Azerbaïdjan de plus en plus ouvertement soutenue par la Turquie, parvient par des opérations militaires rapides appuyées sur des blindés et un armement lourd, à modifier la ligne de démarcation de 1994, témoignant ainsi des progrès considérables de son armée. En 2017 le Haut-Karabakh prend le nom de République d’Artsakh (hérité de l’ancien royaume d’Arménie).
Henri Jacolin et le groupe de Minsk (2002-2005)
Nommé en 2002 co-président du groupe de Minsk, avec un ambassadeur russe (Nikolaï Gribkov) et un américain (Rudolf Perina), H.J participe aux tentatives de règlement du contentieux Karabaki. Fondé en 1992 sous l’égide de l’OSCE, le groupe de Minsk était ainsi nommé car la Biélorussie avait proposé de l’héberger mais il ne s’est jamais réuni à Minsk. Au moment de sa nomination (2002), il y avait bon espoir que « les principes de Paris » conclus sous l’égide de Jacques Chirac en 2001, conduisent à un accord. Pendant trois ans les trois diplomates travaillent en totale liberté et en harmonie réfléchissant dans un premier temps à la situation sur le terrain pour analyser les raisons de l’échec des négociations en vue de les reprendre. Ils s’aperçoivent vite qu’ils doivent jongler avec trois grilles contradictoires de lecture de la situation. En effet, d’un côté il fallait identifier clairement les problèmes à résoudre : statut du futur Haut-Karabakh, retrait par l’Arménie des territoires occupés et leur reconstruction, retour dans leurs villages des déplacés Azéris, liaisons entre l’Arménie et le Haut-Karabakh mais aussi entre l’Azerbaïdjan et le Nakhitchevan, normalisation des relations Arménie-Azerbaïdjan avec garanties de sécurité pour les deux Etats. La deuxième grille faisait apparaitre deux méthodes opposées de négociation : l’Arménie qui maitrisait alors le terrain, exigeait une reconnaissance définitive du statut du Haut-Karabakh avant tout retrait des zones occupées alors que l’Azerbaïdjan qui redoutait une « chypriotisation » de la situation, voulait une négociation étape par étape. La troisième grille mettait en évidence deux conceptions opposées du temps : l’Arménie était convaincue de la pérennité de sa supériorité militaire alors que l’Azerbaïdjan, forte des ventes de son pétrole, était alors en capacité de financer le développement d’une armée moderne.
En 2003, les trois diplomates parviennent à rétablir les relations entre les deux Etats et organisent trois rencontres entre les deux Présidents ainsi que des rencontres régulières entre leurs ministres des Affaires étrangères (Elmar Mammadierov pour l’Azerbaidjan et Vartan Oskanian pour l’Arménie). En 2004 quatre rencontres toutes les cinq semaines sont organisées. Ceci permet de revisiter, en les contrôlant, tous les paramètres de la négociation, tenant compte des lignes rouges de chaque pays, alors que sur le terrain des observateurs militaires de l’OSCE veillaient au maintien du calme. Si l’Azerbaïdjan maintient ses positions, celles de l’Arménie évoluent alors acceptant de se retirer des territoires occupés en échange d’un statut pour le Haut-Karabakh, d’un référendum et de la mise en place de garanties de sécurité. Les diplomates insistaient auprès des deux présidents sur le fait que le temps jouait contre eux mais le message passait mal tant à Erevan qu’à Bakou pour des raisons de politique intérieure mais aussi en raison de l’énorme méfiance entre les deux protagonistes convaincus chacun de la mauvaise foi de l’autre. Le président arménien Kotcharian, originaire du Haut-Karabakh, n’avait guère la culture de la négociation et que le Président d’Azerbaïdjan Aliyev restait sur ses positions et cherchait à gagner du temps, chacun étant très soucieux de tenir compte de son opinion publique ; c’est pourquoi, les trois diplomates, lors de leurs voyages à Erevan ou à Bakou, prenaient bien soin de réunir ou recevoir la presse et, les milieux d’affaires pour expliquer le cours des négociations. Les trois diplomates qui rendaient régulièrement compte de l’évolution de la situation à leurs autorités de tutelle respectives et à l’OCSE prirent conscience qu’ils sous-estimaient la force des revendications nationalistes dans les deux Etats.
L’originalité de l’accord finalement concocté (mais non validé) tenait dans sa capacité de se mettre en place progressivement, commençant par le retrait des Arméniens par étapes des territoire occupés. Ce caractère évolutif permettait aux opinions publiques d’évoluer positivement, constatant les progrès engagés. Néanmoins, au final le groupe de Minsk n’est pas parvenu à empêcher le retour de la guerre.
La 2ème guerre (2020-21) : la revanche de l’Azerbaïdjan
De violents affrontements éclatent en septembre 2020 entre les forces azerbaïdjanaises et les séparatistes soutenus par l’armée arménienne qui recule et perd une partie des zones tampon. Un cessez-le-feu immédiat est proclamé mais quelques mois plus tard, la guerre reprend dans un contexte régional modifié par l’échec des négociations, par l’entrisme de la Turquie pour s’affirmer contre la Russie (par rapport aux opérations alors menées en Syrie), par le comportement assez trouble et méfiant de la Russie envers l’Arménie depuis la révolution de velours de 2018. La Russie s’affirmait l’alliée de l’Arménie davantage contre la Turquie que contre l’Azerbaïdjan. A noter enfin l’attitude de l’Iran préoccupé par la possible contagion des revendications séparatistes dans sa minorité Azéri.
Les opérations militaires sont rondement menées par Bakou qui mène une offensive en juillet 2021 au nord près du gazoduc sud Caucase (Bakou-Erzurum) le long de la ligne de démarcation. La capitale Stepanakert est bombardée et des opérations sont menées sur les zones tampon avec des drones fournis par la Turquie alors que l’armée arménienne réplique par des bombardements sur Gandja à proximité du gazoduc. A l’automne plusieurs cessez-le-feu obtenus par Poutine du 9 octobre au 29 novembre sont nécessaires pour stabiliser la situation et obliger les deux ennemis à négocier. L’Azerbaïdjan, avec le soutien turc, contrôle la zone frontière le long de l’Iran. La reprise de Choucha permet le contrôle du corridor de Latchin, reliant l’Arménie au Haut-Karabakh placé sous un quasi protectorat russe. La rétrocession de la région d’Agdam est une faiblesse par les creux constitués sur la ligne de démarcation. Poutine obtient de placer une force militaire russe d’interposition de 2000 hommes pour sécuriser les positions. L’Arménie se voit imposer l’obligation d’offrir à l’Azerbaïdjan une voie d’accès sécurisée par les Russes vers le Nakhitchevan.
Le bilan est clairement en faveur de l’Azerbaïdjan qui a su, avec le soutien turc, transformer sa victoire militaire en victoire politique. La Turquie et la Russie s’installent comme des puissances régionales incontournables alors que l’Arménie qui a fait sa révolution démocratique, reste vassale de Moscou. Le groupe de Minsk et l’OSCE ont échoué dans leurs médiations.
2022- 2023 : la 3ème guerre.
En 2022 la guerre continue. Après avoir lancé des offensives au sud dans la région de Syunik saisissant quelques territoires arméniens (200km2) proches de l’Iran, Bakou bloque le 12 décembre 2022 le corridor de Latchin mettant en état de siège les 120 000 habitants du Haut-Karabakh qui seront ensuite chassés de leur territoire en deux jours suite à une opération militaire éclair menée le 19-20 septembre 2023. Le 23 septembre la République du Haut-Karabakh s’autodissout et proclame que « toutes les institutions gouvernementales et organisations seront dissoutes au 1° janvier 2024 ». Fin de la partie.
Conclusions de cette longue aventure du Haut-Karabakh et de cette guerre éclair de 2023.
H.J s’intéresse aux acteurs politiques et note que les dirigeants du Haut-karabakh ont tous été des vétérans de la première guerre de 1994, couvés par les services de renseignement russe. Ils ont fait preuve d’une certaine hubris en se montrant très intransigeants : ils ont refusé sept plans de paix successifs, provoquant même parfois des tensions avec Erevan. Ils ont cru que la victoire de 1994 leur assurait à jamais la supériorité témoignant ainsi d’une certaine myopie face à la montée en puissance des forces militaires de Bakou financées par la vente des hydrocarbures.
La France n’a pas bougé même si elle a récemment proposé des armes à Erevan pour assurer sa sécurité. La Russie a toujours cherché, selon son habitude à maintenir un faible niveau de conflictualité pour mieux tenir en main la situation. Le conflit a permis à l’entente entre la Russie et la Turquie de s’affirmer sur le dos des Occidentaux. L’Arménie est maintenant directement menacée de devoir céder à Bakou sa région méridionale qui permettrait à l’Azerbaïdjan d’établir la jonction avec le Nakhitchevan.
Questions de la salle.
Comment se font les liaisons entre l’Azerbaïdjan et Le Nakhitchevan ? Il n’existe actuellement pas de route qui passerait par Meghri. La topographie à l’ouest permettrait de construire une route en plaine mais à l’est de Méghri le relief de hautes montagnes imposerait la construction d’une route de corniche. De ce fait, la jonction s’établit en passant par l’Iran à raison du passage de plusieurs dizaines de camions par jour. Il n’y a donc pas de problème de transit sur le terrain, le réel problème est la volonté de l’Azerbaïdjan d’obtenir un corridor de souveraineté à travers l’Arménie dans la province méridionale de Syunik.
Pourquoi la France est-elle plutôt pro-arménienne ? Il y a plus de 100 000 français d’origine arménienne en France qui a condamné le génocide de 1915.
Quels sont les objectifs d’Erdogan dans la région ? Clairement au nom de la turcitude, il s’agit de faire la jonction avec tous les peuples de Basse-Asie centrale anciennement soviétique qui sont turcophones à l’exception du Tadjikistan. Dans un premier temps (vers 2000), il s’agissait surtout d’objectifs économiques mais plus récemment les objectifs politiques ont pointé.
Quelles sont les relations Iran-Arménie ? Elles sont très bonnes et les Russes sont très intéressés à ce qu’elles le restent car ils peuvent ainsi établir des liaisons plus facilement pour entretenir le trafic de transit (notamment la livraison des drones iraniens utilisés contre l’Ukraine).
Quelle est la position de la Chine et de l’Inde dans ce conflit ? Aucune de ces puissances ne sont réellement présentes dans la région ; elles n’ont pas manifesté pour le moment de réel intérêt dans ce conflit.
L’Arménie n’a-t-elle pas été trop naïve vis-à-vis de son allié russe ? La Russie s’est montrée très molle dans son soutien de l’Arménie surtout après la révolution de velours de 2018, restant méfiante envers le processus de démocratisation en cours en Arménie. Elle préfère laisser le conflit en l’état ; diviser pour régner.
Compte rendu rédigé par Micheline Huvet-Martinet, relu par Henry Jacolin, décembre 2023