Pour traiter cette question, nous avons reçu Frédéric Encel au Café de Flore ce mardi 30 septembre 2025.  Docteur HDR en géopolitique de l’Institut français de géopolitique de l’université Paris VIII, Frédéric Encel est maître de conférences à Sciences Po Paris et professeur à la Paris School of Business. Il est l’auteur de La guerre mondiale n’aura pas lieu paru chez Odile Jacob en 2025.

Frédéric Encel. Photo de Micheline Huvet-Martinet

Daniel Oster évoque les chroniques de F. Encel dans l’Express et précise que la réunion d’aujourd’hui sera l’occasion de revenir de façon plus approfondie sur la définition de la géopolitique. On note actuellement un intérêt croissant pour la géopolitique liée à la complexité du monde actuel. Faisant référence à la diversité des analyses géopolitiques, Daniel Oster pose la question des arrière-pensées idéologiques.

Frédéric Encel rappelle avec une certaine émotion sa première intervention aux Cafés Géographiques en 2002, époque des préparatifs de la guerre d’Irak, C’était pour lui un autre monde et en même temps le même monde. Pour F. Encel, les grands fondamentaux ne changent pas depuis Sumer et la Haute-Antiquité.

Qu’est-ce que la géopolitique ?

Encel rend hommage à son maître Yves Lacoste, fondateur de l’Institut français de géopolitique et créateur en 1976, de la revue Hérodote. La géopolitique n’est pas une science mais une discipline qui s’appuie sur un socle épistémologique construit. Elle est faite d’histoire, de géographie, de droit international, de démographie, de sociologie. Elle est enseignée dans de nombreux pays. F. Encel a initié le premier master de géopolitique en Afrique, à Libreville au Gabon
Deux notions sont fondamentales : les représentations ou perceptions et les rivalités de pouvoir. Il est question de rapports de force sur des territoires ; la géographie y tient une place importante.

Déséquilibre ou nouvel équilibre ?

Le grand public accédant à la connaissance de milliers de faits à travers le monde croit percevoir une accélération. Les gens transforment les faits en événements et ils s’intoxiquent à la bouillie événementielle. Ne nous laissons pas entraîner dans ce torrent « événementiste » car les grands fondamentaux ne changent pas.

1-L’instrumentalisation du religieux au profit du politique.

Ramsès II le faisait déjà.
Après un siècle de tempérance, nombre de politiques instrumentalisent actuellement beaucoup le religieux. Cela aggrave la propension aux tensions.

2-La frontière

Les Cro Magnon entretenaient déjà la notion de limitation. A noter que la limite est indispensable à la définition d’un espace.

3-L’importance de la géographie.

Cela nous amène à évoquer les Paysages politiques de Yves Lacoste. Une côte déchiquetée intéresse tout autant le touriste que l’officier d’active. L’officier y mettra ses canons.
Au politique revient la part majeure. Une même géographie, fondamentale pour des raisons économiques, peut perdre de sa valeur dans un autre contexte politique.
Des tendances lourdes sur des temps longs concernent la plupart des Etats.

Les conflits contemporains.

On peut ici adopter une posture décliniste ou pessimiste mais alors on perd toute valeur analytique.

Conflit Ukraine- Russie

Si vous espérez un plan à court ou moyen terme, vous vous trompez. Il y a un fossé de représentations entre les nationalistes russes et les nationalistes ukrainiens et il n’est pas en train de se résorber. Si vous ne croyez pas au moins à un front gelé, vous pêchez par pessimisme. Il n’y a pas assez de potentiel militaire, pas assez de motivation à combattre. Ce conflit est localisé et il n’a pas dégénéré en guerre régionale, sinon la Biélorussie et la Turquie seraient en guerre. Le syndrome de 1914 n’existe pas aujourd’hui. On n’a pas deux alliances militaires multinationales se faisant face.

Taïwan

Durant les 26, 28 derniers siècles, la Chine n’a que très rarement fait la guerre. Elle n’affirme pas son impérialisme par la voie militaire. Xi Jinping prendrait-il le risque d’une guerre ? Ce serait alors en appuyant sur sa jugulaire puisque 96 % du commerce de la Chine se fait par la voie maritime. La Chine ferait-elle face à la très puissante force américaine ?

Proche -Orient

Mahmoud Abbas n’a rien fait et Netanyahou n’a pas toujours été au pouvoir. Ni la Ligue arabe ni la France n’ont eu un plan sérieux. Avec le plan Trump proposé ce jour, on a quelque chose de plus construit et soutenu par les Etats arabes. Depuis le 8 octobre 2023, toutes les enquêtes d’opinion montrent la défaite de la coalition actuelle en cas d’élections législatives en Israël, des élections qui auront lieu dans un an au plus tard. Le Hamas (des assassins apocalyptiques) est mort militairement. Au Moyen-Orient si vous perdez votre capacité à projeter de la force, vous ne pouvez gagner. Dans la plupart des pays arabes on a actuellement des régimes modérés. S’il y a volonté des autorités palestiniennes, il n’est pas impossible qu’on réenclenche un processus style Oslo.
« Optimistes comme pessimistes finiront par mourir. Ils n’auront pas eu la même vie. »
Shimon Peres ancien premier ministre et ancien président de l’État d’Israël.

D. Oster rappelle que dans son avant-dernier ouvrage Les voies de la puissance (Odile Jacob, 2022), Frédéric Encel définit l’importance des fondamentaux et dégage les grandes tendances de l’évolution de l’état du monde.
Depuis Trump, le groupe des BRICS s’est étoffé, un Sud global s’est affirmé. On pense y voir un peu plus clair. Certains sont convaincus que les choses sont plus simples, qu’il s’agit d’une remise en cause des règles établies après 1945. Alors, peut- on parler d’une désoccidentalisation ?
Dans le dernier numéro de la revue « La Géographie » (le n°1598 intitulé « Pouvoir ») Frédéric Ramel, le successeur de Bertrand Badie à Sciences Po, définit trois grandes tendances : une tension entre autorité et droit /autorité et force, l’extension des domaines de la guerre et une réactivation des récits civilisationnels. La Russie par exemple se définit comme la « civilisation des civilisations. »

F. Encel rejoint F. Ramel sur le premier point tout en précisant que cela n’est pas novateur.
Le droit est le fruit d’un rapport de forces passé. Un rapport de forces de nature diplomatique, militaire. Il y a des éléments naturels sur lesquels on pose des frontières. On aboutit à des conventions, des accords, fruit d’un certain rapport de force mais ces rapports de force changent.
Sur le deuxième point, l’extension du domaine de la lutte, on ne peut ignorer l’espace, le cyberespace mais la terre reste de très loin l’espace stratégique le plus important. Il faut penser aussi aux abysses (jusqu’à 11000 mètres de profondeur). Dans ces nouveaux espaces il y a quelque chose de plus mais ce n’est pas révolutionnaire. Il y a des victimes de la guerre hybride mais ce n’est pas vraiment la guerre. On en sera affaiblis mais les drapeaux russes ne flotteront pas en France, les soldats russes ne défileront pas à Paris. Il nous reste une justice indépendante de la force armée. Les mers sont un de nos rares atouts stratégiques. Notre ZEE s’étend à toutes les mers et océans sauf à l’Arctique. Il nous faut faire un effort herculéen pour la maîtrise des mers et pour renforcer notre capacité militaire.
Sur le troisième point, la réactivation du récit civilisationnel, il faut affirmer l’imposture de la notion de « choc des civilisations » proposée par Samuel Huntington en 1996. Il est difficile de définir les contours, les paramètres constitutifs d’une civilisation. Il est impossible de citer un seul cas de figure où un chef d’État a fait la guerre pour des raisons civilisationnelles. Ce n’est pas le cas dans le conflit Russie-Ukraine. Cela n’a pas été le cas entre Hutus et Tutsis. Il y a bien une réactivation des récits civilisationnels mais cela ne marche pas (5 à 6 millions d’hommes russes, des jeunes, se sont sauvés dès qu’ils ont compris l’imminence de la guerre.)

D. Oster : Peut-être peut-on dire que les ex-partisans du droit sont moins nombreux ?

F. Encel : Je me reconnais dans les valeurs européennes. Je suis profondément respectueux du droit comme valeur nominative mais je ne suis pas pacifiste. La puissance plus que le pacifisme permet de défendre la paix. Je suis plus républicain que démocratique. Je ne veux pas que ceux qui jouent avec la démocratie pour mieux la détruire l’emportent. La dissuasion est la meilleure alliée de la paix.

QUESTIONS DE LA SALLE

De nombreuses questions émanent d’un auditoire particulièrement nombreux en ce mardi 30 septembre 2025. A noter la présence de lycéens.

Sur le ressenti de la situation au Proche-Orient par la presse américaine
Les Etats-Unis d’Amérique continueront à soutenir Israël. Il ne faut pas oublier le poids des Evangélistes pour qui les Juifs sont un véhicule théologique pour mener au retour de Jésus et qui sont d’accord avec l’idée d’un Grand Israël. Pour constituer un Etat palestinien, il faut reconnaître le peuple palestinien. Les Américains n’y croient pas. Les Juifs d’Israël doivent être perçus comme une Nation avec sa terre, une langue et non pas comme un groupe religieux.

Sur la normalisation de la relation Israël / pays arabes.
Il faut rappeler les accords d’Abraham de 2020. Les Etats arabes qui ont signé des traités avec Israël ont décidé de maintenir la paix en dépit de la contre-offensive de Netanyaou après le 7 octobre 2023. Ils ont des ennemis communs (les islamistes radicaux, l’Iran) et il ne faut pas oublier la faiblesse des dirigeants palestiniens.

Sur la multipolarité
On revient à une situation qui peut ressembler à celle du XVIIIème siècle, à un monde multipolaire ou anarchique. L’Occident n’est pas remplacé par un « Sud global. »

Sur la relation OTAN / Russie
Trump et Poutine peuvent être associés à un virilisme fort et à un effondrement des valeurs. Ils apprécient tous deux les forces brutes et méprisent les faiblesses. La boussole de Trump est le mercantilisme absolu. Poutine est un idéologue. Leur rapport à la guerre les différencie. Poutine fait la guerre ; Trump est contre. Ce n’est pas parce que deux régimes se ressemblent qu’ils ne feront pas la guerre. Ce n’est pas parce que deux régimes sont démocratiques qu’ils ne seront pas en tension mais ils prendront d’autres voies que la guerre.

La Russie est-elle plus dangereuse que la Chine ?
On peut se poser des questions sur la qualité de l’équipement militaire chinois. La Chine n’a pratiquement pas d’alliés sauf la Corée du Nord et dans une certaine mesure la Russie, On ne doit ni sous-estimer ni surestimer la Chine.  Quant à la Russie, son armée est pathétique et ne serait pas capable de mener la guerre à l’OTAN. Son économie s’inféode à la Chine. Poutine teste en permanence notre ligne rouge. Il n’a pas préparé son armée avant d’attaquer l’Ukraine car il pensait que nous ne réagirions pas. Il pensait que, comme en Tchétchénie, en Géorgie et en Crimée, il n’y avait pas de risques en Ukraine. Il a cependant une grande qualité géopolitique : il n’est pas suicidaire.

Sur la situation politique en Israël 
Yaïr Lapid et Naftali Bennett, au centre, s’entendent bien sur le socle d’une autonomie palestinienne. Ils considèrent que les ultraorthodoxes doivent participer à la conscription ce qui va entraîner leur départ. Ceci est très positif pour Israël.

Sur l’Europe puissance
Elle ne pourra se faire que si on bâtit un tandem moteur franco-britannique. Au Conseil de sécurité de l’ONU, ce sont 2 vétos sur 5. On a en commun un vaste empire maritime.  Si on obtient l’aide financière du chancelier allemand, cela peut marcher.

Que dire des conséquences de la cyberguerre et d’un monde où Trump réalise son projet de boucler antimissile
Les terrains de guerre seront infestés de guêpes (les drones). Il y a de plus en plus de composants électroniques et d’exosquelettes mais tout peut basculer dans l’autre sens si on en fabrique aussi.  Ces nouvelles guerres seront-elles plus destructrices que celles de la fin du XXème siècle ? C’est ce qu’il y a dans la tête de celui qui tient l’arme qui fait la différence. La machette a été l’arme la plus destructrice de la fin du XXème siècle faisant 7 à 9 millions de morts en Afrique.

Et la question des otages israéliens détenus dans la bande de Gaza ?
Netanyaou n’est intéressé que par l’argent. Il a laissé entrer l’argent du Qatar.  Il pensait que le Hamas aimait l’argent. C’est une erreur de nature criminelle, une erreur de représentation catastrophique. Le Hamas et Natanyaou ont mésestimé si lourdement l’adversaire que l’un des deux va mourir. Israël va ressortir bien plus puissant de cette guerre.

 

Claudie Lefrère-Chantre, octobre 2025.