Humair, Cédric & Tissot, Laurent (dir.), 2011,Le Tourisme suisse et son rayonnement international (XIXe-XXe siècles). « Switzerland, the playground of the world », Lausanne, Antipodes.

Quels facteurs ont permis à la Suisse de devenir l’une des destinations les plus prisées, attirant l’essentiel de la demande européenne au XIXe siècle et se maintenant parmi les grandes puissances touristiques depuis ? L’ouvrage dirigé par Cédric Humair et Laurent Tissot, enseignants-chercheurs respectivement à Lausanne et Neuchâtel, tente d’expliquer cette « soif » que la Suisse a attisée chez les Anglais dès la fin du XVIIIe siècle, puis les autres Européens.

La longue et dense introduction de Cédric Humair énumère les raisons les plus connues – et pas forcément décisives. La Suisse se fait d’abord connaître des touristes anglais contraints de la traverser pour rallier l’Italie. Elle profite ensuite de l’influence du Romantisme, les Alpes et leurs merveilles naturelles devenant un objet d’inspiration pour les écrivains européens, avant que n’y élisent domicile malades de la tuberculose et autres adeptes de l’aérothérapie. S’ajoutent les bons rapports entretenus par les élites anglaises et suisses. Enfin, les Suissesapprennent à développer une « culture de l’accueil » (p. 16), et ce d’autant plus que les principales régions touristiques du pays, restées en marge de l’industrialisation, comptent parmi les plus pauvres.

Se développe ainsi un « système touristique suisse », dont les huit contributions explorent deux composantes majeures :le soin apporté à l’image accueillante du pays et sa diffusion et la qualité de l’offre technique proposée aux visiteurs.

Les auteurs montrent comment le tourisme a modifié l’espace helvétique et ses représentations. D’une part en favorisant des politiques d’aménagement susceptibles de correspondre aux horizons d’attente des touristes, horizons eux-mêmes façonnés par un important travail de propagande en direction des étrangers comme des Suisses eux-mêmes – voir la contribution de Roberto Caravaglia sur l’utilisation de la publicité radiophonique. Le tourisme a également joué un rôle moteur dans le développement économique et technique du pays, stimulant notammentl’offre de transport – voir les textes de Stefano Sulmi sur la navigation sur le lac Léman et de Marc Gigase sur les crémaillères – et profité en retour des évolutions techniques des deux siècles passés. Celles-ci ont en effet transformé l’espace touristique jusque dans les hôtels, comme le rappelle la contribution de Julie Lapointe Guigoz, puisque la généralisation des ascenseurs à la fin du XIXe siècle a fait monter le « bel étage », le plus prisé, du rez-de-chaussée au sommet des palaces (p. 127).

Les textes soulignent aussi à quel point l’évolution de l’offre et de la demande touristiques ne peuvent être dissociées de questions a priori assez lointaines, montrant l’imbrication du tourisme dans la société dans son ensemble. Ainsi par exemple des attaques de certains moralistes contre les établissements de jeu de l’Arc lémanique, décrites par Mathieu Narindal, ou encore des réticences d’une partie de la population face à des avancées techniques jugées trop audacieuses et susceptibles de mettre en danger les sites naturels (p. 195).

Au sein de textes pour certains très factuels et tendant à laisser au lecteur – puis à Laurent Tissot, auteur de la conclusion – le soin de repérer les récurrences et les logiques d’ensemble, on retiendra,pour finir,un point saillant qui constitue l’un des intérêts majeurs de l’ouvrage. Alors que l’introduction pose la question des avantages comparatifs de la Suisse, les contributions mettent bien en évidence la manière dont les professionnels du tourisme, aidés activement par l’État et d’autres acteurs économiques, ont su s’adapter en permanence aux évolutions de la demande, voire les stimuler, faisant de leur succès un phénomène autorenforçant. Se mêlent l’expérience accumulée, la disponibilité d’une main-d’œuvre adaptée car formée, des infrastructures de qualité, la recherche de l’innovation et la complémentarité et l’émulation entre les acteurs impliqués. À quoi il faut ajouter les interactions avec des secteurs liés indirectement au tourisme, où l’innovation est stimulée par celui-ci.

C’est en somme un cluster à grande échelle que décrivent tour à tour les auteurs, puisant dans diverses périodes quelques étapes de l’entretien d’une croissance endogène, montrant que l’intéressant n’est pas tant de comprendre comment fut enclenché le cercle vertueux que ce qui lui a permis de continuer à tourner.

Manouk Borzakian (Laboratoire Chôros, EPFL)