Le lac de Tibériade (photo de l’auteur)

Le lac de Tibériade (photo de l’auteur)

Loin des tensions de Judée, des frictions de Jérusalem, la Galilée ménage au voyageur des moments de repos, voire, sur ce mont, des béatitudes. En ce mois de mai 2014, vers 18h, les ombres des rares arbres s’étirent vers l’est et le soleil plonge vers la mer du couchant, la Méditerranée. Le lac de Tibériade, ou mer de Galilée, est l’ultime stock d’eau douce, le petit frère septentrional des grands lacs africains jalonnant le grand rift qui balafre le socle, de l’Afrique au Proche-Orient… Ces constats paisibles de nature permettent de retarder les questions vives qui hantent ces lieux et leurs environs.

Accordons-nous encore un sursis avec Ernest Renan : « L’horizon est éblouissant de lumière. Les eaux, d’un azur céleste, profondément encaissées entre des roches brûlantes, semblent, quand on les regarde du haut des montagnes de Safed, occuper le fond d’une coupe d’or » (Vie de Jésus, ch.VII). On a été là, durant quelques temps bibliques, dans l’antichambre du paradis.

Mais à l’horizon du sud-ouest se profile une butte allongée, une mesa, pastille de basalte venu du rift… Il s’agit des Cornes de Hattin. Le 4 juillet 1187, Saladin par la soif, les flèches et les sabres y anéantit l’armée des croisés. On sort de l’histoire dite sainte pour entrer dans le fracas millénaire de l’histoire des peuples.

Depuis un siècle la Galilée est entrée dans l’orbite des pionniers sionistes. L’un des premiers kibboutz, celui de Kinnereth, a été installé en 1912 sur les bords du lac, d’autres ont suivi car, là, existent des sols profonds une fois drainés, et l’eau douce du grand réservoir permet des miracles agronomiques. Un jeune géographe Jean Gottmann a soutenu en 1934 son diplôme d’études supérieures sur « L’irrigation en Palestine », publié en 1935 dans les Annales de géographie. Dans la question de l’eau se reflète, non sans un certain flou, la question foncière. Les pionniers adossés à des fonds financiers importants acquièrent des terres : « Ces terres ont été achetées à des propriétaires arabes qui ont su se faire payer des prix de plus en plus élevés : l’hectare de terre inculte valait 125-200 francs-or en 1913, 1 300-1 400 en 1925, jusqu’à 3 000 et 4 000 en 1929 ». Heureux ceux qui ont de la terre et de l’eau : c’est, sans scrupules exagérés, la béatitude du pionnier.

La ressource eau détermine la valeur du sol et oriente les systèmes de culture des fermes, notamment celles des kibboutz. Jean Gottmann décrit le premier cycle de spécialisation, celui des agrumes : oranges, citrons et pamplemousses. Après la plaine occidentale ces vergers s’installent sur les bords du lac de Tibériade, dans les années trente. Mais il voit un fruit nouveau : « Le bananier, cultivé dans les plaines, surtout dans le Ghôr, pourrait se développer bien plus ». Le Ghôr, c’est le fossé du Jourdain et son lac, celui que nous avons devant nous. Et cette bananeraie partiellement recouverte de filets protecteurs, sous ces cieux limpides, a intrigué le passant géographe qui ignorait l’étude de son illustre devancier.

Le bananier est originaire des tropiques très humides d’Indonésie. Aussi le Proche-Orient semi-aride semble être une terre peu promise pour cette musacée. La chaleur de la Galilée est suffisante pendant les mois de sa croissance mais les besoins en eau de ce végétal sont importants : il n’est pas un Méditerranéen de souche avec ses grandes feuilles qui transpirent, ses tiges à peine lignifiées, ses fruits tendres sans coque protectrice. Le bananier est un intrus au pays des oliviers, des amandiers, des caroubiers, ces arbres dressés par la sécheresse de l’air et du sol.

La ration d’eau moyenne nécessaire à un bananier pour croître et fructifier est de 120 à 150 mm/mois pendant une dizaine de mois, c’est le lac qui assure ce régime de soiffard. Et comme la plante est gourmande en engrais et vulnérable à de nombreux parasites traités par des produits phytosanitaires, on devine ce qui retourne au lac en résidus chimiques, même en tenant compte de l’expertise unanimement reconnue aux agronomes israéliens. Ces eaux d‘un azur céleste recèlent un stock de substances toxiques. La multiplication des bananiers a rendu problématiques les pêches miraculeuses…

Jean-Louis Tissier, décembre 2014.