Les trois principaux centres militaires d’essais, objets du présent article, étaient situés en Algérie et apportèrent à la France des possibilités très intéressantes pour développer et mettre au point, après la Seconde guerre mondiale, son expertise spatiale et nucléaire. Nous passons en revue ce que furent leurs activités qui, conformément aux accords d’Evian de 1962, furent arrêtées entre 1965 et 1967.

Le Centre Interarmes d’Essais d’Engins Spatiaux (CIEES)

Dès 1946, l’Etat-Major français avait compris la nécessité de faire évoluer la stratégie militaire en y incluant l’espace et l’atome. La conquête de l’espace passa par la construction de missiles initialement inspirés par les V1 et V2 allemands. Mais, en parallèle à ces travaux, on suscita fin 1947 des vocations (surtout au sein des régiments et écoles d’artillerie) pour constituer les premières sections appelées à aller servir trois ans, sans retour en métropole, à… (secret militaire) ? Ce fut à Colomb-Béchar.

Cette ville était déjà correctement desservie par deux voies ferrées, une piste allant jusqu’à Kenadza (mine de charbon), une piste d’aviation en terre puis ensuite en béton pour les avions à réaction civils et militaires. Soit tout un ensemble propice aux exigences d’installation d’un centre militaire : éloignement, isolement, secret, facile à défendre.

L’Etat-Major y a retenu 3 zones pour installer 3 champs de tir qui disposeront chacun, à terme, de leur terrain d’aviation : Béchar, pour les essais type V1 et Air-Air ; Ménouar, à 70 kilomètres au sud, pour les tirs de petites et moyennes fusées ; Hammaguir, à 120 kilomètres au sud, destiné aux gros engins.

Les premiers tirs sont effectués fin 1948 à Béchar, où une première logistique de suivi des engins a été mise en place. Mais ces engins sur rampe sont encore mal maîtrisés et l’un d’eux explosera au décollage (1 mort, 1 blessé grave). Les conditions initiales de vie et de travail étaient dures et pas les meilleures pour développer ce nouvel aspect des armes françaises. Mais le CIEES eut la chance d’avoir pour chef le Colonel Michaux, homme très exigeant pour lui-même comme pour ses hommes. Il est vraiment celui qui a permis au CIEES de se construire et de « décoller ».

A Ménouar, on testa des fusées à propergols liquides. Elles conduiront à la définition du 1er étage de la fusée Diamant, qui mit en orbite le 26 novembre 1965 le premier satellite français (Astérix A1).

La base d’Hammaguir, opérationnelle en 1952, comprenait 4 aires de lancement : 2 pour les fusées sondes (type Véronique), 1 pour les missiles sol – air et 1 (Brigitte) pour les gros engins comme le 4200 (à propergols solides) d’une portée de 120 kilomètres ou le 4500 dont un vol, prématurément interrompu par une panne technique, causa dans son vol erratique une grande frayeur à des spectateurs qui n’avaient pas respecté les consignes de sécurité.

Aire de lancement de la fusée Diamant

Conformément aux accords d’Evian, les 3 bases de Colomb-Béchar furent transférées à l’Algérie en 1967, après 4 lancements réussis de la fusée Diamant entre 1965 et 1967. Le relai fut assuré par le CEL (Centre d’Essais des Landes) pour les engins militaires et Kourou, en Guyane, pour les lancements de satellites par les fusées Ariane.

Le Centre saharien d’expérimentations militaires de Reggane (CSEM)

Le 18 octobre 1945 le général de Gaulle avait créé le Commissariat à l’Energie Atomique (CEA). La décision d’accéder au nucléaire militaire est prise le 5 décembre 1956. Le Groupe mixte des expérimentations nucléaires, présidé par le général Ailleret, choisit le 10 mai 1957 une zone de 108 000 km2 au sud-ouest de Reggane, qui est alors classée terrain militaire. Les raisons de ce choix ? « …l’absence totale, je dis bien totale, de vie animale ou végétale…Il apparaissait clairement que ce serait l’endroit idéal pour y faire des explosions nucléaires sans danger pour les voisins, puisqu’il n’y en avait pas…l’absence de vie était bien entendu l’élément essentiel en faveur du choix de ce site… ». Ces propos du général Ailleret prêtent aujourd’hui à sourire car nous savons tous que les nuages radioactifs ne restent pas stationnaires au-dessus du site d’explosion mais s’en vont quelque fois très loin !

Les travaux d’aménagement commencent fin 1957. Le commandant du Centre et les familles civiles logeront à Reggane-Ville tandis que le base vie (Reggane-Plateau) rassemblera plus de 1 500 personnes (militaires des trois armes, civils du CEA, de la DAM, des entreprises de construction…ainsi que la main d’œuvre locale) (cf. note 1). Tous les services nécessaires y sont progressivement installés. Les transports aériens utilisent plusieurs aérodromes provisoires avant que le définitif, avec sa piste de 2 400 mètres, n’entre en service en mai 1958.

Porte de l’Enfer

Dès son retour aux affaires en 1958, le général de Gaulle assure une priorité absolue à l’entreprise en disant que la bombe atomique sera « un moyen politique de s’asseoir à la table des Grands ». La DAM (Division des Applications militaires) est créée le 12 septembre 1958.

Pour les tirs, les postes de commandement de l’armée et du CEA sont installés à Hamoudia, à 45 km au sud-ouest de Reggane-Plateau. Le champ de tir lui-même se situe au sud d’Hamoudia. Le Point Zéro (PZ) en est à 16 km. C’est là que seront érigés les pylônes de 106 m, supports des engins expérimentaux. A 900 m du PZ, les caméras et instruments de mesure se trouvent dans un très grand blockhaus en béton. En complément, 9 points d’observation (M01 à M09) disposent d’instruments enterrés dans des caissons.

En 1959, 4 avions Vautour sont transformés en version PP (prélèvement poussières) par adjonction sous l’aile gauche d’un bidon tronqué dont l’entrée comporte une tuyère de prélèvement, ouverte par le navigateur lorsque l’avion traverse le nuage de l’explosion. Ces avions ont été rendus étanches. Leur pressurisation, assurée normalement par prélèvement d’air au niveau des compresseurs des réacteurs l’est ici par emploi de bouteilles d’air comprimé, afin d’éviter toute entrée dans l’appareil d’air contaminé.

En complément à ces 4 Vautour, un Mistral télécommandé effectue un travail similaire grâce à une tuyère fixée sous son aile droite. Au sol de nombreux dispositifs sont mis en place pour tester les effets souffle et chaleur des bombes. Après chaque tir, les avions PP ayant traversé le nuage subissent une décontamination totale par aspersion d’eau sous pression. Les équipages sont soumis à des douches abondantes.

Les appareils et équipements tests passifs, après examen de leur état et de leur contamination, sont enterrés. Les essais suivants auront lieu à In Eker, qui fut préparé parallèlement à l’utilisation de Reggane. Le CSEM restera militairement occupé jusqu’en 1967, en vertu des accords d’Evian. Dans le cadre de mes fonctions à In Amguel, je me suis rendu plusieurs fois à Reggane en 1964. L’essentiel du dispositif était constitué par un détachement de la Légion (4ème REI). Il y avait aussi une compagnie de l’Infanterie légère d’Afrique (les Bat’d’Af), quelques éléments de l’armée de l’air pour le fonctionnement de l’aéroport et des services d’intendance.

Le Centre d’expérimentations militaires des oasis à In Amguel (CEMO)

Le CEMO prend la suite du CSEM. Sa création a été lancée en parallèle avec celle de Reggane, afin de remplacer les essais aériens, aux retombées très critiquables, par des essais souterrains a priori « inoffensifs », mais également pour éviter trop de problèmes politiques avec les pays voisins de l’Algérie, mécontents des risques liés aux essais aériens. La structure du CEMO est donc similaire à celle du CSEM et les problèmes à résoudre sont les mêmes : création d’un aérodrome, approvisionnement en eau et électricité, ravitaillement d’une population importante, etc.

Le site retenu est le massif granitique Taourirt Tan Affela, situé à environ 180 km au nord de Tamanrasset, près de l’ancien bordj militaire d’In Eker.

Vue aérienne du massif Taourirt Tan Affela

La base vie principale est créée à quelques kilomètres au nord de l’oasis d’In Amguel. Elle n’abrite que des militaires, les civils (essentiellement du CEA et de la DAM) étant logés plus au nord, à proximité d’In Eker. Au total ce seront parfois près de 9 000 personnes qui seront présentes lors des expérimentations (2 500 militaires, 4 000 civils et 2 500 PLO). (cf. note 2)

Le tableau ci-dessous situe les 13 essais souterrains réalisés à In Amguel.

La bombe était déposée au fond d’une galerie en spirale de 800 à 2 000 m de longueur, apte à contenir la radioactivité résultant de l’explosion. Un seul essai (Béryl) fut défaillant : le 1er mai 1962 les bouchons de la galerie ne résistèrent pas au choc et un nuage radioactif se répandit en direction de la base vie, créant une grande panique et obligeant de très nombreuses personnes – dont le Ministre des Armées Pierre Messmer, présent ce jour là – à passer à la douche ! Cet incident entraina une surveillance accrue de la structure de la montagne et, avant un nouveau test, toute faille suspecte au-dessus de la galerie était cimentée par précaution.

Schéma type d’une galerie

Mais Béryl laissa aussi des traces au sol. Une zone dite contaminée fut délimitée. Elle était bien sûr interdite d’accès, sauf pour ceux qui, comme moi, y allaient régulièrement pour mesurer la radioactivité et éliminer les pierres radioactives que l’on pouvait y trouver.

L’un des problèmes, pour les concepteurs, était de mesurer la puissance de la bombe. De nombreuses méthodes furent testées. L’analyse des ondes sismiques en fut une. Mais il y eut aussi la boucle du Professeur Rocard (Père de Michel Rocard) : une boucle de 1 km (?) de diamètre, posée à même le sol, où l’on mesurait le courant induit par la variation du champ magnétique terrestre après l’explosion.

Les bases d’In Amguel et d’In Eker ont été fermées en 1965, lors du transfert des expérimentations dans le Pacifique. On dit que les matériels contaminés lors de la fuite Béryl ont été sommairement enterrés. Vrai ? faux ? je ne le sais pas. En 1969 le Sous-préfet de Tamanrasset m’a dit qu’il disposait d’une carte les localisant. Mais certains journalistes, encore aujourd’hui, se font régulièrement l’écho de demandes algériennes de réparations financières pour soigner des victimes locales, dont les dossiers n’ont jamais été présentés.

Notes :

(1) Cette main d’œuvre locale fut baptisée PLBT (Population laborieuse du Bas-Touat) en évocation, parait-il, de la contrepèterie sur les « Populations laborieuses du Cap ».

(2) Après les PLBT de Reggane, on eut les PLO (Populations laborieuses des oasis) à In Amguel. Leur nom fut vite déformé et, à mon arrivée en 1964, j’entendis parler des Pélots et de leurs femmes les Pélotes. Je crus alors qu’ils venaient d’une tribu touarègue ainsi nommée.

(3) L’auteur, Marcel Cassou, fut officier en 1964 à In Amguel au titre du CERAM (Centre d’Etudes et de Recherches Atomiques Militaires), avec supervision de certaines installations de Reggane. En 1965 et 1966 il participa à plusieurs campagnes de tirs à Hammaguir (missiles de la force de frappe).

Bibliographie : de nombreux documents sont disponibles sur internet. Soulignons l’apport du rapport d’Yvon Chauchard sur le CIESS (1948-54) et des diaporamas de Pierre Jarrige sur le CSEM et le CEMO.

Toutes les illustrations sont publiées avec l’aimable autorisation de Pierre Jarrige. Elles sont extraites de ses diaporamas sur l’armée française en Algérie.

Marcel Cassou, décembre 2023 (cf. note 3)