Café Géo de Lyon du 7 décembre 2016
avec Fleur GUY (docteure en géographie, chercheuse associée à l’UMR 5600 Environnement Ville Société)
et Maryse BASTIN JOUBARD (Directrice ESSE, secrétaire nationale de la FNARS, chargée des politiques jeunesse au sein de la FNARS)

C’est Fleur Guy qui se charge d’ouvrir ce Café Géo sur le parcours des jeunes accompagnés par l’action sociale sur la base de ses travaux de recherche.

Ce Café Géo aborde une action sociale spécifique : le cas des placements des adolescents en foyer, c’est-à-dire les cas où un mineur est retiré de son domicile familial pour vivre en foyer ou en famille d’accueil. Il convient d’emblée de faire remarquer que le placement en établissement s’inscrit dans un dispositif complexe structuré par de multiples acteurs : juges des enfants, travailleurs sociaux, associations qui gèrent les établissements, etc… Un placement peut intervenir dans deux situations : lors d’un signalement de danger pour le mineur ou alors lorsque le mineur est mis en cause par la police. Dans le cas de signalement de risque de danger pour un mineur, c’est l’aide sociale à l’enfance ou le juge des enfants qui intervient. Dans le cas d’un placement judiciaire pénal, c’est le juge des enfants qui prend la décision de placement. Dans le cadre de ce Café Géo, c’est le placement en foyer par l’aide sociale à l’enfance qui va être discuté.

L’intervention de Fleur Guy a été pensée en lien avec la question au programme des concours de l’enseignement, la France des marges. Si la marge se définit par rapport au système dominant de la société, ses normes et ses valeurs[1], le placement questionne entre autres les normes associées à la famille et au logement. Le film d’animation Ma vie de courgette, réalisé par Claude Barras, est en ce sens éclairant. Une image du film donne à voir des enfants qui vivent ensemble en collectivité. Le fait d’habiter avec d’autres jeunes avec qui il n’existe aucun lien familial remet en cause plusieurs normes dont les suivantes : l’enfant vit avec ses parents, le logement est toujours associé à la famille.

Cependant, il faut rappeler que ces enfants ne sont pas nécessairement dans des situations de marginalité sociale avant le placement. En effet, la marginalité sociale peut se définir comme le fait d’être placé hors de l’emploi, de la vie urbaine, ou par une participation faible à la vie sociale. Or, le danger ou la mise en danger qui justifie le placement ne relève en fait pas forcément de la marginalité sociale. Ainsi, selon les chiffres de l’Observatoire national de l’Action Sociale Décentralisée (ODAS) de 2006, les principales problématiques qui justifient le placement sont les carences éducatives des parents ou les problèmes de couple de ces derniers. Le chômage et les difficultés financières n’arrivent qu’en troisième position dans la liste des facteurs.

Fleur Guy rappelle que l’analyse du placement proposée s’inscrit dans une démarche de géographie sociale qui considère l’espace comme dimension de processus sociaux. Il est alors possible d’analyser deux aspects spatiaux liés à ces placements : d’une part la manière dont le placement s’inscrit dans un parcours de vie fait de déplacements dans l’espace, d’autre part les parcours quotidiens réalisés par les adolescents en situation de placement.

L’enquête de Fleur Guy a été réalisée dans quatre établissements du département du Rhône : deux urbains, un périurbain et un rural. Sa méthodologie a combiné à la fois des observations ethnographiques avec une présence de dix mois dans chacun des établissements, sur des plages horaires vairées, des entretiens avec les chefs d’établissement et les éducateurs et des entretiens avec les jeunes placés eux-mêmes en utilisant des jeux de reconstruction spatiale (JRS) afin de recueillir les représentations de ces-derniers.

I. Le placement dans le parcours résidentiel des adolescents

Les parcours de ces adolescents peuvent être analysés géographiquement avec la question de la mobilité résidentielle. Il faut d’emblée rappeler que même si on a affaire à un retrait du foyer familial, les liens sont souvent maintenus avec la famille. Le choix de localisation du placement se fait notamment en lien avec la localisation du foyer familial pour faciliter la visite des parents depuis la loi du 5 mars 2007 qui affirme cette nécessité de la proximité entre le lieu de placement et le domicile familial.

Pourtant, il n’en a pas toujours été ainsi, et cette proximité est même non souhaitée dans certains cas.

En effet, il est possible dans un premier temps de constater un certain déséquilibre : dans les cantons les plus urbains, on remarque que le nombre de jeunes bénéficiant de mesures est supérieur au nombre de places en établissement ; à l’inverse, dans les espaces ruraux, on dénombre plus de places que de jeunes placés. Ce déséquilibre peut s’expliquer par la conception du placement qui a prévalu au XIXe siècle et qui reposait sur la nécessité d’un éloignement du domicile familial et plus généralement du milieu du mineur, social et spatial, qui était vu comme problématique. Or ce milieu était très souvent le milieu urbain. En pleine expansion en lien avec la révolution industrielle, le milieu urbain est perçu comme responsable des problèmes sociaux. En plaçant le mineur dans le milieu rural, on pensait pouvoir permettre une amélioration du comportement de l’adolescent. Or, l’offre en établissements actuelle est héritée de cette époque-là. D’autres facteurs d’explication peuvent entrer en compte : la plus grande disponibilité de foncier dans le milieu rural avec des cas d’établissements réhabilités, comme par exemple à Frontenas, ou encore la forte pression locale pour conserver ces établissements qui peuvent présenter un fort intérêt (cela contribue à augmenter les effectifs d’élèves dans les écoles, attire des salariés sur la commune).

Cependant, l’éloignement peut encore aujourd’hui être recherché. C’est notamment le cas pour les enfants qui viennent des « quartiers » qui représentent un espace à risque selon les professionnels : risque de récidive de la délinquance, espace qui continue d’exercer une attraction sur les jeunes, même lorsqu’ils sont placés. Une éducatrice évoque la « tentation » que cet espace représente, « l’accès à tout ce qui peut être mauvais en bas de leur immeuble » pour ces jeunes « happés par des potes qui viennent les chercher depuis le quartier. » Au-delà de ça, c’est aussi un espace qui permet alors de qualifier les jeunes. Ainsi, un directeur d’établissement présente à Fleur Guy un adolescent comme « l’archétype du jeune de quartier ». C’est une catégorisation territoriale qui se met en place, liée à une spatialisation des problèmes sociaux telle qu’elle est identifiée par Sylvie Tissot et Franck Poupeau[2]. Celle-ci entraîne une homogénéisation des représentations que les acteurs ont de ces jeunes. Dans leur cas, l’éloignement du domicile familial est alors plus préconisé.

Dès lors, le placement s’inscrit en continuité ou en rupture dans le parcours résidentiel des jeunes. Il est difficile de généraliser, car en fonction de l’endroit d’où ils viennent, ils vont avoir une impression différente sur leur lieu d’arrivée. Certains se sentent « perdus », évoquent une « délocalisation ». Cet effet est renforcé par certaines problématiques comme celle des difficultés rencontrées en termes d’utilisation du réseau de transports en commun lorsque l’on ne connaît pas du tout l’endroit où l’on est placé par exemple. À l’inverse, dans certains cas le quartier de placement est apprécié. La proximité avec les proches joue également et peut contribuer à faire émerger des cas de continuité dans le parcours résidentiel des jeunes.

Finalement, ce serait plutôt dans la relation à l’extérieur de l’établissement que se jouerait le processus de marginalisation.

II. Les parcours quotidiens en situation de placement

L’adolescence est une période où l’on gagne en autonomie. Cela se vérifie également spatialement, en termes de liberté de mouvement. Dans les établissements, les sorties sont possibles en journée et parfois le soir en fonction de l’âge. Le règlement indique les horaires auxquels les sorties sont possibles. Mais ces sorties sont surtout soumises à l’accord de la part de l’éducateur responsable. Parallèlement aux sorties entreprises par l’adolescent seul, il existe des sorties accompagnées en présence de l’éducateur (avec un seul jeune pour une visite chez le médecin par exemple ou bien avec tout un groupe dans le cadre de sorties de loisir). Ces déplacements sont intéressants car ils sont révélateurs de la façon dont le placement peut être perçu comme une situation de marginalité par les adolescents.

Dans ses travaux sur la stigmatisation, Olivier Galland montre que les jeunes placés sont moins touchés que les autres par les stigmatisations liées directement à l’apparence (taille, poids, etc …)[3]. L’hypothèse d’explication est la suivante : ceux-ci subissent des discriminations plus graves, liées à la situation de placement : la stigmatisation envers le « jeune de foyer ». Or, ce n’est pas quelque chose qui apparaît physiquement sur les personnes concernées. Il existe en effet des modalités de mise en visibilité de la situation de placement. Les accompagnements des éducateurs lors de certaines sorties constituent l’une d’entre elles. C’est le cas par exemple lorsqu’un éducateur va chercher les jeunes placés à la sortie de l’école ou lorsque les jeunes vont faire les courses accompagnés d’un éducateur. « À Simply Market, on est comme le loup blanc. Ils nous voient arriver avec nos pochettes [dans lesquelles les jeunes mettent l’argent qui leur est confié pour faire les courses], on est grillés. » Ainsi, le fait de vivre dans un établissement collectif est rendu visible par les déplacements accompagnés.

Si les déplacements sans accompagnement sont souvent encouragés dans une perspective d’autonomisation des adolescents, certains de ces déplacements restent perçus comme problématiques et révélateurs d’un risque de marginalisation. Une double catégorisation des adolescents se met en place, selon leur déplacement et selon la conformité de ces déplacements à certaines normes.

Une première catégorisation par l’immobilité : cette catégorie regroupe les enfants qui ne se déplacent pas beaucoup de façon autonome. Les professionnels les appellent les « enfants institutionnels ». Ils refusent d’aller seuls à certains endroits, ont peur du regard des autres. « Des jeunes habitués à être accompagnés partout et dans toutes leurs démarches jusqu’à 18 ans ». C’est une immobilité qui désigne non seulement l’absence de déplacement, mais plus largement un attachement affectif, un très voire trop fort attachement au foyer, ce qui va à l’encontre de la vision du foyer comme lieu de passage.

Une deuxième catégorisation par la mobilité : c’est cette fois une mobilité trop importante et mal vue de la part des jeunes, des déplacements sans autorisation. Ce sont les « fugueurs » et les « jeunes du dehors »

Dans les deux cas, c’est bien le rapport des adolescents à l’espace qui est vu comme problématique et comme vecteur de marginalisation. Cette inquiétude est particulièrement aiguë dans le cas des fugueurs du fait que le lieu de destination des fugues n’est pas connu. Si la mobilité est recherchée, elle permet également d’un autre côté aux adolescents de s’extraire de l’autorité de l’adulte.

Pourtant ces déplacements individuels peuvent aussi amener les adolescents vers des lieux ressources. Dans le cadre d’une enquête en cours dans le Pas-de-Calais avec Les Maisons des Enfants de la Côte d’Opale, Fleur Guy et Claire Oger, professeure en sciences de l’information et de la communication à l’université Paris-Est Créteil Val de Marne, ont demandé aux adolescents de les amener dans les lieux importants pour eux, au cours d’entretiens itinérants. C’est donc une recherche-action qui se met en place, en collaboration avec les équipes des établissements, dans le cadre des actions du conseil scientifique de l’association. Alors que les éducateurs peuvent avoir des perceptions négatives de ces lieux a priori, des lieux ressources, qualifiés par exemple de « petits coins » par les adolescents leur sont présentés. Pour eux, l’intérêt de ces lieux réside dans le fait qu’ils ne sont pas connus et sont souvent à l’écart, constituant ainsi des lieux dans lesquels ils peuvent s’apaiser. Ce sont des lieux positifs pour eux, qui leur permettent de s’individualiser.

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Exemple de lieux ressources
(photographies : Fleur Guy)

Le Café Géo continue avec l’intervention de Maryse Bastin Joubard, secrétaire nationale de la Fédération Nationale des Associations d’Accueil et de Réinsertion Sociale (FNARS).

Afin de rebondir sur les thèmes de marge, d’espace et de mobilité dont a beaucoup Fleur Guy, Maryse Bastin Joubard attire l’attention de la salle sur le système politique français et notamment sur la façon dont les politiques sociales sont menées depuis 1945. Depuis cette date, le traitement de la marge dans le cadre de la protection sociale pour les plus jeunes et les familles, s’est toujours traduit par l’idée qu’il faut sortir la personne de son contexte. C’est à une mobilité subie que nous avons affaire. Le grand scandale des enfants de la Réunion amenés, « déportés », dans la Creuse, de 1936 à 1982, est symptomatique. Les enfants de Rhône-Alpes, en particulier les Lyonnais, sont encore en 1984 placés dans la Basse Ardèche, en Creuse, en Lozère, auprès de paysans en tant que main d’œuvre. Ce n’est pas ici seulement une question de danger pour les enfants, mais également une question de précarité de la famille.

Les années 1980-1995 sont des grandes années de placement. Mais la loi de 2007 marque un tournant dans le secteur de la protection de l’enfance. Dans un autre champ, celui de l’exclusion, le  même tournant s’amorce et est particulièrement visible avec l’action de l’association des Enfants de Don Quichotte sur la place Bellecour à Lyon. Ce groupe souhaite dénoncer les conditions d’accueil en collectif. Ces personnes revendiquaient la possibilité d’avoir un toit sur leur tête, mais ne voulaient plus d’hébergement collectif. On veut un droit au logement et on ne veut plus d’éducateur. On comprend alors que ces personnes sont passées par des dispositifs mis en place par la protection de l’enfance.

La France est un des pays dans lesquels il est le plus difficile de déterminer combien de personnes passées par les dispositifs de la protection de l’enfance sont aujourd’hui dans des centres d’hébergement et de réinsertion sociale (CHRS). On a une vague idée, mais pas de vraies données statistiques à disposition. En 2014, une enquête est menée par l’Observatoire National de l’Enfance en Danger et montre qui sont ces jeunes de 18-25 ans qui font partie de la marge. Dans la protection de l’enfance, on retrouve souvent trois cas de figure :

– Les jeunes multiplacés qui ont très peu de lien avec leur famille naturelle. Ces jeunes sont qualifiés d’ « errants », mais font preuve de très grandes ressources en développant un très bon système D (comprendre système D comme démerde, sens de la débrouille : habitat en squats, etc.)

– Ceux qui ont connu de longs placements et gardent encore des liens avec leur famille sont ceux qui sont le plus en difficultés.

– Enfin la troisième catégorie, qui est celle des jeunes qui ont été placés vers 10 ans et ont connu beaucoup d’allers retours entre la suppléance des placements et leur famille d’origine. Ils ont donc rarement des liens soutenants lors de la transition à l’âge adulte.

Tous ont en commun le sentiment que le passage à l’âge adulte est une épreuve que l’on traverse seul.

On assiste actuellement à une précarisation croissante des jeunes de plus de 18 ans, ce qui se constate notamment par l’explosion des demandes de leur part pour des places dans les centres d’hébergement d’urgence. Ces jeunes sont issus de toutes les différentes structures de protection sociale. Une fois l’autonomie atteinte, celle que la majorité accorde, beaucoup de jeunes sont complètement désarmés. Un des grands enjeux actuels consiste alors à essayer d’expliquer comment les sortants de l’Aide Sociale à l’Enfance, anciennement la DASS, en arrivent là quand ils ont 18 ans.

Une transformation progressive de l’image classique de l’exclu est alors visible. On avait l’habitude des SDF, des femmes battues, des jeunes virés de leur famille, de l’ancien prisonnier, du toxicomane. Or, on constate aujourd’hui que sont arrivés dans les CHRS beaucoup de jeunes. 25 % des personnes accueillies sont des jeunes entre 18 et 25 ans. 45 % d’entre eux ont entre 18 et 21 ans, et 40 % sont des femmes.

La question de l’autonomie des jeunes est un vrai problème. À 18 ans, quelqu’un de majeur pourrait se considérer comme en droit de recevoir des revenus. Or, notre société ne semble pas encore prête pour cela, car le constat que l’on peut faire actuellement dans les politiques sociales est celui du sacrifice de la jeunesse. Pour les 18-21 ans, il n’y a pas de ressources dans les politiques publiques. Une société à deux vitesses est en train d’être créée insidieusement, et un clivage s’annonce : beaucoup pour les plus vieux et les tout petits, mais rien pour les jeunes. Avec les élections, la question de l’assistance va arriver. Comment faire de l’assistance sans faire de l’assistanat ? L’enjeu est alors de réussir à faire entrer la jeunesse dans ce débat-là, car pour l’instant elle est ni dans l’un, ni dans l’autre.

Ce clivage se retrouve également à un autre niveau, puisque nous sommes aujourd’hui dans une société riche, mais avec un système éducatif de plus en plus inégalitaire. On compte environ 150 000 décrocheurs et 40 000 jeunes qui quittent l’école sans formation par an. Or, 48 % des décrocheurs ont un père ouvrier …

Aujourd’hui, les membres d’associations comme Maryse Bastin Joubard pensent qu’il faut plutôt travailler à construire l’autonomie des gens en milieu, en site, plutôt que d’être dans une logique de placement en foyer subi. Un bras de fer permanent se joue entre les ministères du logement, de la jeunesse, des affaires sanitaires et sociales sur la question de l’autonomie des jeunes. Cette question de la jeunesse marginalisée doit rejoindre la question de la jeunesse de façon plus générale d’un point de vue politique et social et une vraie politique interministérielle devrait se tenir.

Maryse Bastin Joubard revient pour finir sur les thématiques de réseau et de proximité évoquées par Fleur Guy. Un jeune en CHRS vit avec trois euros par jour en moyenne. Or, d’après les jeunes, le problème le plus important pour eux n’est pas tant celui des ressources car ils déploient un système D efficace, mais celui de la solitude et de l’isolement. Ce que les jeunes de 18-25 ans réclament, c’est de la reconnaissance, c’est la possibilité d’être écoutés et entendus.

Suit un temps de questions / débat avec la salle.

Autour du thème des ressources des jeunes et plus particulièrement du revenu universel : tel qu’il est imaginé aujourd’hui, le revenu universel serait-il accessible pour les jeunes dès 18 ans ?

MBJ : A priori non. Moi je suis très méfiante sur le revenu universel. L’idée est superbe, mais il se peut qu’on soit dans un miroir aux alouettes. Dans le rapport Sirugue, on propose une « couverture socle commune »  remplaçant les dix minima sociaux actuels. Cette couverture serait ouverte dès 18 ans et placée sous condition de ressources du ménage. Elle serait automatisée pour éviter le non-recours. La notion de revenu universel ne sera pas la solution : derrière une apparente simplicité se cache un dispositif très complexe, potentiellement anti-redistributif et porteur d’une philosophie sociale qui requiert qu’on la regarde de plus près.

Dans la préparation de l’intervention de Fleur Guy, la question de savoir si ton travail portait sur la France des marges a posé quelques problèmes. La problématique du placement des jeunes entre-t-elle dans la France des marges ?

FG : Cette question n’est pas évidente car le terme « marge » est très polysémique. Ce qui me gênait dans l’association entre mon sujet de thèse et la question aux concours, c’est le problème des représentations sociales associées au terme de marginaux et qui ne correspondent pas aux jeunes que j’ai suivis. Mais si on prend la marge comme ce qui est en dehors du système dominant de la société, alors oui on peut rapprocher la situation de placement aux marges. Enfin, en géographie, la marge n’est pas juste un espace ou des individus en difficultés, mais il y a aussi un potentiel positif, d’innovation, etc. Et là, cette entrée devient intéressante pour mon sujet avec la question des lieux ressources par exemple. Dans cette situation-là, on a quand même la mobilisation de ressources, dans ce cas-là spatiales, qui montrent ce caractère plus positif de la marge.

MBJ : Si je peux compléter, la marge c’est aussi la marge d’une page, le creux de la page, quelque chose que l’on voit comme un creux et non comme un plein. À propos des jeunes des quartiers par exemple : quand on vit, quand on travaille dans les quartiers, on n’est pas dans la misère, dans le creux de la vague, car là, des ressources, il y en a. Mais il y a marge car c’est une économie souterraine et l’illicite joue un rôle majeur. Des familles entières vivent grâce à l’économie souterraine de l’aîné qui deale et qui est dans les trafics pour le soutien familial. Et s’ils allaient voter, ils ne voteraient par pour celui qui dit qu’il faut partager les richesses. Ils ont une référence à l’autorité, même si c’est illégal. On est toujours surpris de voir à quelle politique ils peuvent s’identifier. C’est intéressant de voir que finalement, il faut rencontrer ces autres pour savoir comment ils fonctionnent. Il faut une capacité d’adaptation remarquable par exemple pour vivre dans la rue, dans les squats, car sinon c’est impossible de survivre. Et on n’a pas tant de morts de la rue déclarés du côté des jeunes (et heureusement !), alors qu’on compte beaucoup de jeunes dans l’errance en squat. Tout ça montre bien leur capacité de résistance et de résilience.

Vous avez évoqué la présence de jeunes qui viennent des quartiers dans les centres de réinsertion. Mais a-t-on des statistiques plus précises pour savoir quelle part vient du rural et du périurbain ?

MBJ : La FNARS va lancer une enquête nationale sur les publics des CHRS. On aura les résultats fin 2017, début 2018. Si on parle de Lyon, il y a une très grande concentration de CHRS. Il faudrait pouvoir vérifier en fonction de si on parle des CHRS tout public ou des CHRS jeunes. Mais évidemment ils viennent beaucoup de quartiers, plus que du rural. Mais si on va à Dijon, les jeunes viennent plus du rural. La population y est plus rurale dans les CHRS (avec des jeunes originaires du Morvan par exemple). Ces jeunes viennent non de familles de quartiers comme on se l’imagine, mais de familles très paupérisées en milieu rural, souvent avec de grosses pathologies physiologiques et psychologiques.

FG : Il faut rappeler qu’il est très difficile d’avoir des statistiques nationales sur ces jeunes. L’autre problème concerne la difficulté de dire d’où ils viennent. C’est difficile de définir la provenance géographique avec le placement, car on a affaire à des systèmes résidentiels très complexes. Un jeune placé peut venir d’un autre foyer par exemple. Est-ce qu’un jeune qui a vécu les trois premières années de sa vie en milieu rural doit être considéré comme rural ? C’est très complexe et finalement ça remet en question notre façon de penser les trajectoires résidentielles. Je n’ai pas fait de statistiques à ce sujet dans ma thèse, mais il y avait des adolescents qui venaient de milieux ruraux, de milieux périurbains un peu moins. Mais ce qui m’a le plus frappée, c’est que cette origine ne donnait pas lieu à une catégorisation partagée comme dans le cas des jeunes issus de quartiers. Tout ça ne relève pas tant de réalité statistique, mais plutôt de discours en fait.

Ce que je retiens, c’est que la cause principale de la marginalisation, c’est l’isolement. Quand on vient du périurbain, on est confronté à une configuration urbaine qui fait qu’on ne connaît pas son voisin par exemple. Ou alors on est dans une configuration où l’activité économique a quasiment totalement disparu. Et ces facteurs font qu’on se retrouve isolé et qu’on vienne de la ville ou pas, on est isolé et à la rue. Le facteur territorial est alors presque secondaire en fait.

Pour rebondir là-dessus, Fleur tu évoquais la mobilité des jeunes. Ces jeunes ne sont pas avant tout marqués par une immobilité avant d’être ruraux ou urbains ? Ils ont été dans une surface très limitée au cours de leur vie. Se retrouver dans un foyer, n’est-ce pas déjà la première mobilité, car découverte d’un autre espace ? Car ils étaient un peu cloîtrés avant dans leur milieu rural ou alors dans leur quartier.

FG : Oui, bien sûr. C’est clair qu’il y a une mobilité très importante par le placement et une mobilité qui se développe par la situation de placement. Le fait d’être dans un foyer développe des compétences de mobilité plutôt précoces par rapport à d’autres jeunes. On a affaire à des établissements en déficit de personnels, donc c’est important d’avoir des jeunes qui peuvent se déplacer seul. Et puis il y a le développement de toutes les mobilités transgressives. Les adolescents déploient des stratégies pour sortir, leur permettant de développer des compétences spatiales. De plus, en étant rassemblés, ils se transmettent les moyens de sortir de l’établissement sans être vu et de se déplacer loin de l’établissement.

MBJ : C’est vrai, mais cette mobilité n’est plus observable quand ils sont hors du système de protection de l’enfance. Un des grands problèmes des jeunes en CHRS c’est justement la mobilité pour l’emploi. Pouvoir aller au travail est un vrai problème. Ces jeunes n’ont pas les moyens de se payer le permis ou de s’acheter une mobylette. Cette question de la mobilité est une des grandes difficultés d’insertion. Et elle est autant psychique que physique. En ville, par exemple, pour les jeunes femmes il faut avoir un réseau : comment faire quand on a obtenu une mission à 5h du matin mais que personne ne peut garder le bébé à cette heure-là ? On voit bien que cette question du maillage est un vrai débat de fond autour d’une mobilité entre les espaces et entre les classes sociales.

FG : Pour rebondir sur la mobilité, c’est une question centrale affirmée par les politiques publiques. Mais dans la protection de l’enfance, tout le monde me regardait avec des grands yeux quand je disais que je voulais travailler sur la mobilité. Cette question est toujours traitée de façon implicite dans les foyers. Ce sont des choses qui ne sont quasiment pas discutées. Alors que par ailleurs, on a une injonction à la mobilité.

Pour travailler sur les représentations de l’espace tu as utilisé des JRS (jeux de reconstruction spatiale). Quel était le but pour les adolescents qui se posaient sûrement la question de leurs représentations spatiales pour la première fois ? Et pour toi ? À quoi ça devait aboutir ? As-tu eu une confirmation de tes hypothèses ?

FG : Le jeu a été utilisé pour plusieurs raisons. Tout d’abord pour un objectif scientifique : il s’agissait de voir si l’espace leur était familier ou non. Dans une perspective de psychologie environnementale, je voulais observer la construction du rapport à l’environnement. Comment les jeune s’approprient l’espace dans ce cas de placement non choisi ? Et ensuite j’ai analysé la structure de ces représentations (ordre de placement des lieux, liens entre les lieux ou non), ce qui permettait de montrer un degré de familiarité plus ou moins important. En revanche, j’avais peu de données pour savoir s’ils connaissaient l’espace ou pas avant. L’autre raison d’utilisation de ce jeu a été méthodologique : c’est un outil intéressant pour enquêter auprès d’adolescents, car le jeu évite le face à face de l’entretien. Les cartes mentales sont une alternative possible, mais elles sont plus difficiles à analyser. De plus, la page blanche et le crayon peuvent bloquer les enquêtés dans certains cas.

Avec la FNARS on a affaire à une fédération nationale avec des délégations régionales. Les lignes directrices nationales sont-elles ensuite différenciées régionalement ? On a évoqué par exemple les différences entre Dijon et Lyon.

MBJ : Ce qui va être de plus en plus prégnant, c’est le positionnement vis-à-vis des collectivités territoriales, des conseils régionaux, des métropoles comme à Lyon. Dans certaines régions, comme l’Ile-de-France, le problème du logement se pose de façon plus aiguë. La politique nationale est quand même issue de ce que les régions font remonter. Mais après c’est vrai qu’il y a de grosses disparités entre régions sur le logement, mais aussi sur le travail, sur le recours aux soins, etc … Sur la métropole de Lyon, on doit faire avec beaucoup d’acteurs, donc avec toute la difficulté du maillage d’acteurs : les bailleurs sociaux, les foyers d’adolescents jeunes majeurs, les services d’accompagnements des jeunes handicapés, etc. Mais il y a des régions où les problématiques liées à ce sujet sont beaucoup plus compliquées. Je pense notamment à Paris avec la question des migrants qui est majeure. C’est l’urgence absolue et on n’a pas encore à Lyon dans les mêmes proportions ce qui se joue à Paris.

Compte-rendu : Florent Chossière

[1] Lapeyronnie Didier, Dictionnaire de l’urbanisme et de l’aménagement, 2005

[2] Tissot S., Poupeau F., 2005, « La spatialisation des problèmes sociaux », Actes de la recherche en sciences sociales, 4, 159, p. 4-9

[3] Galland O., 2006, « Jeunes : les stigmatisations de l’apparence », Économie et statistique, 393-394, p. 151-183