En ce 13 décembre 2014, à l’Odéon-Théâtre de l’Europe, a lieu la deuxième rencontre/lecture d’une série de cinq consacrée au thème de l’Europe inspirée. Rencontre animée par Martine Meheut, présidente de « Citoyennes pour l’Europe », en présence de Heinz Wismann, philologue et philosophe, directeur d’études émérite à l’EHESS et Jean-Louis Bourlanges, ancien député européen et essayiste.
Martine Meheut introduit la séance en avançant que les repères géographiques étant insuffisants pour définir l’Europe, il faut avoir recours à l’anthropologie. « Selon quels critères et quelle historicité pourrait-on reconnaître à l’Europe des racines culturelles aujourd’hui ramifiées dans la multitude de leurs traductions », telle est la problématique proposée.
Martine Méheut insiste sur le fait qu’il est question de chercher des racines à cette Europe plutôt que des origines. Le registre du végétal nous ramène à « ce qui permet de faire vivre », ce qui permet le passage de la sève. S’il n’y a pas de racines, l’arbre tombe… Il s’agit donc de partir sur les traces d’une civilisation et d’en chercher les racines.
Anne Alvaro, comédienne, et José Manuel Esteves ont lu les 4 textes : un texte de Paul Valery, in « Essais quasi politiques, Variété I et II », un extrait de la Conférence à l’Université de Genève de Denis de Rougemont (1962), un texte de Jacques Le Goff extrait de « L’Europe est-elle née au moyen-Age » (2003) et un texte de Eduardo Lourenço de « l’Europe introuvable » (1991).
1-La science, fondement majeur de la civilisation européenne ?
Le texte de Paul Valery est lu par Anne Alvaro. « Ce que nous devons à la Grèce est peut-être ce qui nous a distingué le plus profondément du reste de l’humanité ».
Pour Valéry, la civilisation est un trésor, l’Homme est le système de référence. Cherchant une discipline de la pensée, l’Europe est créatrice de la Science et « La géométrie grecque a été ce modèle incorruptible… » .
La science est-elle donc une des racines essentielles de l’Europe ? C’est la question que pose Martine Meheut.
Pour Heinz Wismann, la science est un des fondements de la civilisation européenne. La science naît, comme le mythe d’Europe, d’une séparation. Pour les autres civilisations, il y a continuité avec leur passé. L’Europe est différente car elle se sépare, elle ne veut pas se reposer sur la tradition. Il y a rupture et le dynamisme européen l’emporte sur une autre civilisation historique. Il faut penser au rapport que les Renaissants entretenaient avec les héritages. Il s’agissait de rebondir au-delà du présent en se nourrissant du passé, et d’abord de l’antiquité grecque. Le monde entier s’européanise alors que l’Europe se perçoit en crise. Elle entretient une relation critique à elle-même et ceci est vrai aussi pour la démarche scientifique.
Si on essaie de se représenter ce que signifie la référence au passé proche ou lointain, on retombe sur l’intuition grecque. Le père est assimilé au présent et risquerait de trop peser, de freiner la volonté de l’enfant à la différence du grand-père. C’est pourquoi on donne à l’enfant le nom du grand-père. Et c’est la même chose qu’à la Renaissance. En ce qui concerne le christianisme, il est question d’une deuxième naissance par le baptême. Donc le christianisme a repris l’idée européenne.
On peut parler d’une conjonction historique dans la Méditerranée entre :
1- l’esprit grec critique, celui de la révolte et du mécontentement. Cela revient à penser « ils ont tort, j’ai raison » alors qu’en Chine par exemple, on a une redite de ce qui a toujours été dit.
2- et le christianisme. Les « Nations », c’est-à-dire, les païens, devaient renaître.
Il y a donc rupture dans les deux cas, et la rupture entraîne le dynamisme, le progrès. L’Europe n’est pas dans la fidélité à elle-même.
Pour Jean-Louis Bourlanges, l’Europe est lieu d’exercice de la raison et lieu d’affirmation de l’essence de l’homme. En ce qui concerne le texte, deux éléments le gênent. La révolution est exercice de la raison. La Grèce n’a pas suffisamment pensé l’historicité. Ce qui caractérise l’Europe, c’est la rencontre entre la raison et l’historicité judéo-chrétienne. On peut parler d’une affirmation idéaliste : il y a le monde du réel, celui des idées, et le monde des sens.
Ce qui caractérise l’aventure historique européenne, c’est aussi la mise en service pratique d’un certain nombre de conquêtes technologiques. Au tournant des IVe / Ve siècles, les Européens se mettent à inventer et maîtriser le harnais, le moulin à eau, etc. (cf « L’Europe est-elle née au Moyen-Age » de Jacques Le Goff). Les invasions bloquent le progrès économique mais, à partir du Xe siècle, peut commencer la course à la productivité.
Martine Meheut pose alors la question de la dimension de l’application de la science
Pour Heinz Wismann, la conception européenne de la science, à la différence de toutes les autres, ne reposait pas seulement sur l’observation. Il y a rupture avec la tradition immémoriale.
Pour Jean-Louis Bourlanges, il faut parler de la représentation de l’historicité. L’homme est ce qu’il devient et non ce qu’il est. L’empire romain est une immense machine à prélever et il redistribue à la classe dominante. La ville est politique chez les romains, elle est une machine à produire au Moyen-Age. Le phénomène urbain est aussi un élément constitutif de la différence européenne.
Heinz Wismann : Le XIIIe siècle, c’est l’effondrement de la civilisation islamique. C’est aussi un moment- clé car il voit, en Angleterre, la naissance du concept de « personne morale » qui permet la continuité des efforts même en cas de disparition d’un protagoniste (décès, départ). On peut donc penser qu’il y a comme une personne immortelle. On accorde désormais une supériorité aux initiatives économiques. Ceci n’existe qu’en Europe.
2-L’aventure européenne, un retour à soi ?
Lecture du texte de Denis de Rougemont extrait d’une conférence à l’université de Genève (1962) : « Tout se passe, au long de l’épopée, comme si Ulysse, le courageux et le rusé, préférait secrètement le voyage à son but…. ».
On peut parler de passion. L’occidental est l’homme qui va toujours plus loin. Les Européens sont ceux qui se trompent sur leur voyage et, ce qu’ils trouvent, leur pose de nouveaux problèmes.
Heinz Wismann : L’être humain égaré revient à soi. L’Odyssée met cela en récit. Ulysse refuse l’offre de Calypso qui est pourtant belle et lui promet l’immortalité. C’est la force du retour à soi, au sens d’enrichissement. Il faut réparer l’égarement. S’il avait accepté l’offre de Calypso, il ne se serait jamais enrichi lui-même. L’enlèvement d’Europe, c’est cela. Elle ose tout quitter car elle veut se trouver.
Jean-Louis Bourlanges : On pose ici la dialectique du voyage et le retour sur soi. Il s’agit d’une vision pessimiste du mythe d’Ulysse. Ici il y a un mouvement permanent incertain de la destination dont nous ignorons le cap et la destination finale. C’est une des origines de l’angoisse actuelle.
Question de Martine Méheut : « On n’ose plus l’aventure aujourd’hui ? »
Jean-Louis Bourlanges : si, on ose puisqu‘on marche tout droit vers l’eugénisme. On ose puisque l’Europe a inventé l’aventure technologique illimitée.
Heinz Wismann : L’aventure européenne, c’est un retour sur soi avec un décalage. Le décalage intègre l’acquis de l’égarement. le mot qui qualifie le mieux la caractéristique européenne, c’est « Renaissance ».
3- L’Europe ou l’aventure rationnelle ?
Lecture du troisième texte : Extrait du chapitre « la belle Europe » dans « l’Europe est-elle née au Moyen-Age » de Jacques Le Goff. « La première clé de la sagesse, c’est une interrogation continuelle… », Abélard, XIIe siècle.
La démonstration rationnelle, prônée dans ce texte est à l’opposé de l’étalage des autorités. Le savoir est une libération .La scolastique médiévale renforce le goût de l’ordre et de la clarté. Descartes a eu des prédécesseurs.
Jean-Louis Bourlanges : La scolastique est pratiquée par des clercs. Il y a distinction des trois « ordres » : le corps, l’esprit et le cœur (la foi). . L’Europe a des origines chrétiennes et il y a solidarité entre l’héritage chrétien et la solidarité laïque. Voir la différence entre l’interprétation augustinienne de la Sainte Trinité (thème de l’Alliance) et celle des Ariens. Se pose la question de la séparation de l’intellectuel et du spirituel. C’est le cœur de l’aventure européenne. La laïcité est la respiration profonde de notre société.
Martine Méheut : La liberté, cela signifie être « citoyen » et non « sujet ».
Heinz Wismann : Aucune autre civilisation n’a vécu la querelle entre Sacerdoce et Empire, la querelle entre Philippe le Bel et le Saint-Siège. La scolastique est une étape de plus dans cette différenciation.
4-L’Europe ou la recherche d’un sens pour l’aventure
Lecture d’un extrait « De l’Europe comme culture » dans « L’Europe introuvable » de Eduardo Lourenço (1991) .Lecture en portugais par Jose Manuel Esteves.
« Or l’idée de liberté, en dépit de nos traditions et de nos oublis permanents, s’est maintenue comme le legs le plus profond de l’attitude intellectuelle et éthique de l’esprit européen, non seulement par fidélité envers la philosophie grecque, mais aussi à cause de l’exigence de la tradition chrétienne qui fut pour l’âme ce que la philosophie fut pour l’intellect. »
« …La démocratie n’est pas une essence, un bien dont nous pouvons jouir (…) elle deviendra comme tout le reste, un simple « bien de consommation » si nous perdons notre mémoire d’Européens. »
Il y a un lien entre démocratie et culture. Il faudrait donc pratiquer la culture des différences, aller à la recherche de la sagesse.
Heinz Wismann : La démocratie athénienne était bien différente de ce que nous appelons démocratie. C’était une démocratie de délibérations avec un nombre restreint de citoyens. Maintenant nous avons les médias. Eduardo Lourenço, dans le texte, évoque un carnaval des médias. Jürgen Habermas parle de « colonisation de l’espace public ». Il faut déplorer la grande difficulté à maintenir la nuance dans les débats télévisés. C’est un peu comme si les protagonistes avaient perdu leur propre ombre. Il faudrait partir à la reconquête de l’espace public, faire de la résistance pour avoir toujours le droit de dire des choses nuancées. Sur internet, c’est le trop-plein donc tout s’annule. On voit ici les effets pervers des technologies de communication.
Jean-Louis Bourlanges : Nous ne sommes pas dans une brèche entre passé et futur (référence à Hannah Arendt. Il faut insister sur l’exigence éthique, la morale laïque. Aujourd’hui cela fait défaut. On peut dire que chacun n’est plus tenu. Il y a un grand vide en nous.
Heinz Wismann : On pourrait parler d’un moment d’égarement. Il y a une exigence à revenir à nous-mêmes. Refuser l’égarement est mortel, mais s’égarer éternellement est mortel aussi.
Claudie Chantre, janvier 2015