Avec Béatrice Giblin

 

La forte poussée de l’extrême droite en Europe conduit à s’interroger sur les ressorts communs à la montée de ces partis.

C’est devant une assistance nombreuse que Béatrice Giblin (B.G), une habituée de nos cafés, a inauguré la nouvelle saison 2024-25 ce 24 septembre. Professeure émérite des Universités, géographe et géopolitologue, B.G a fondé l’Institut francais de géopolitique (IFG). Elle dirige depuis 2006 la revue Hérodote, succédant à son maître Y.Lacoste avec qui elle s’est intéressée dès 1986 au Front National (F.N) devenu en 2018 Rassemblement National (R.N) non pas du point de vue sociologique ou politique mais du point de vue de son implantation géographique, en s’efforçant de faire varier le niveau d’analyse par différentes échelles. Le premier canton à élire un candidat du Front national (F.N) était dans les environs de Marseille en 1982.


Résultats des élections européennes du 9 juin 2024.

Ils ne font que confirmer les progrès des partis d’extrême droite en Europe tels qu’ils ont été cartographiés le 7 juin 2024, avant les élections, à partir des résultats des dernières élections législatives dans les différents pays de l’U.E. La réalisation de cette carte par le journal Le Monde, publiée avant les élections représente un travail considérable très intéressant car il permet une analyse plus fine par le fait que la collecte des résultats des votes s’est faite à une grande échelle sur de petits territoires (districts, communes).

Les votes de l’extrême droite en Europe, 7 juin 2024

(Avec la gracieuse autorisation du journal Le Monde)

La forte poussée de l’extrême droite est évidente le 9 juin : elle obtient 196 sièges sur 720 (soit 18,47% des sièges contre 9,7% en 2019). C’est la France qui a le plus de députés d’extrême droite en Europe avec le R.N qui obtient 30 députés (32% des voix) et est arrivé en tête dans toutes les communes sauf deux (une en région parisienne et une en Bretagne).  Suit l ’Autriche avec un FPÖ bien ancré qui a déjà participé à une coalition avec le parti conservateur en 1999 (ce qui avait été alors très décrié en Europe). Puis viennent l’Italie où la liste de G. Meloni obtient 24 députés (10 en 2019), les Pays-Bas avec le parti de Geert Wilders qui obtient 6 sièges (1 en 2019).  A noter aussi, le très bon score (45% des voix) du Fidesz, parti du Premier ministre V. Orban en Hongrie, et la percée de l’AFD (15 sièges) en Allemagne surtout dans les Länder de l’Est. En Pologne, le PIS fait un assez bon score (20 sièges) mais est en retrait par rapport à 2019.

Grande division de ces partis répartis en plusieurs groupes au parlement.
Il n’existe pas un parti d’extrême droite homogène au niveau européen mais des groupes différents traduisant l’extrême division des extrêmes droites dans l’U.E. Au moins trois groupes sont importants. Les patriotes pour l’Europe (anciennement Identité démocrate nationaliste) regroupent 84 sièges avec le R.N associé au Fidesz.  Le CRE (conservateurs européens) compte 78 sièges (essentiellement Méloni + Marion Maréchal). L’ENS (Europe des nations souveraines) est une sorte de groupe de non-inscrits où on retrouve l’AFD associé à quelques députés polonais non PiS.

Pourquoi une telle division ?
Le clivage majeur actuel est à rechercher dans l’attitude face à la guerre en Ukraine entre ceux qui veulent la soutenir comme la Pologne, les pays baltes et scandinaves et ceux qui penchent du côté de Poutine (Hongrie) où qui affichent un soutien de façade à l’Ukraine pour des raisons de politique intérieure (R.N).

L’ancienneté de l’implantation de ces partis et les systèmes électoraux expliquent aussi leur diversité. Si l’AFD est relativement récente en Allemagne, ce pays est travaillé depuis une trentaine d’années par des groupuscules d’extrême droite et l’AFD y a trouvé un terreau fertile pour développer ses thématiques. Le FPÖ est aussi très anciennement implanté : il a été créé en 1955 par d’anciens nazis dans une Autriche pas dénazifiée et sans travail de mémoire.  En France le F.N a été créé plus tardivement (1971) mais n’a fait que croitre dans les années 1980 pour en arriver à l’élimination de L. Jospin aux élections présidentielles par J.M Le Pen en 2002.

Certains systèmes électoraux avec la proportionnelle notamment, permettent aux partis d’extrême droite d’être associés au gouvernement dans des coalitions gouvernementales comme en Suède, Pays-Bas, Finlande. Cela pourrait peut-être être un jour le cas en Allemagne. Notre système uninominal à deux tours a été moins favorable au R.N mais on a vu récemment qu’aucun système n’empêche un parti qui bénéficie d’une forte dynamique de progresser et d’arriver aux portes du pouvoir.

Certains dénominateurs communs constituent les ressorts du vote d’extrême droite :
L’immigration et le sentiment de ne plus être chez soi avec la crainte d’une perte d’ identité ethnique, religieuse ou culturelle sont des ressorts importants voire majeurs du vote d’extrême droite.  L’Europe qui a longtemps été un continent d’émigration est devenue une zone d’immigration. Depuis les années 1970, sur une population européenne de 450M° d’habitants, on compte environ 40 M° d’étrangers et 55 M° (naturalisés ou pas) nés dans un pays étranger ce qui représente globalement 12% de la population européenne. La France se situe dans cette moyenne avec 10%. En Allemagne, la proportion est plus forte car il y a moins de naturalisés : la loi du sol y est plus récente (en janvier 2000 avec A. Merckel) et la nouvelle loi ne date que de juin 2024. A noter cependant que des pays comme la Hongrie, la Pologne, la Roumanie, la Tchéquie, Slovaquie, la Bulgarie à très faible population immigrée (environ 2%) votent largement pour l’extrême droite, prouvant ainsi que la concordance entre le nombre d’immigrés et le vote d’extrême droite n’est ni parfaite ni systématique.
les facteurs géographique et historique. La proximité ou pas de la Russie, la taille des territoires joue un rôle important. L’histoire et ses traumatismes comptent aussi beaucoup : la représentation que les populations se font de la situation géopolitique actuelle de leur pays est essentielle. Ainsi la Hongrie est devenue un petit pays après la Première Guerre mondiale mais les Hongrois ont toujours en mémoire l’idée d’avoir participé d’un grand empire et demeurent frustrés des pertes de territoires et de population hongrois notamment au profit de la Roumanie. L’histoire de la Pologne, rayée de la carte par deux fois, partagée à plusieurs reprises, envahie, explique que la population ressent toujours une menace sur sa nation.
la démographie est aussi une clé de compréhension. L’accroissement naturel, quand il est négatif et entraine une chute démographique sur un territoire, favorise le vote d’extrême droite dans la mesure où les populations se sentent fragilisées : on le voit dans les Länder de l’ex RDA, dans les pays baltes, en Bulgarie, Italie, en France aussi dans certaines régions (le Centre). Le taux de migration (différence entre le nombre d’entrées et de sorties) quand il est important nourrit le discours du grand remplacement surtout s’il se conjugue à un taux d’accroissement naturel négatif comme en Allemagne de l’Est (Thuringe, Brandebourg), d’où ce sentiment d’abandon dans une population vieillissante avec le départ des jeunes générations. En Pologne le vote du PiS se décalque sur les territoires de faibles densités, en France en partie aussi (la diagonale du vide). Les densités faibles (inférieures à 50) ne permettent pas de maintenir des services publics d’où le sentiment d’abandon dans des sociétés sont bouleversées.
La taille des villes mérite considération aussi : plus elles sont petites et proches des milieux ruraux, plus le vote d’extrême droite a tendance à y être élevé. Inversement les grandes métropoles sont plus réfractaires.
Le risque de pauvreté, le sentiment d’insécurité physique et culturelle, lié à tort ou à raison à l’immigration de populations musulmanes ainsi que le niveau de diplôme sont aussi à prendre en compte avec des effets inégaux suivant les pays et la conjoncture.

(Avec la gracieuse autorisation du journal Le Monde)

Dialogue avec le public

 

Présence et poussée du national-populisme à l’échelle mondiale. Elle s’observe en Inde avec Modi dans un pays pluriel avec plusieurs langues, religions, au Brésil de Bolsonaro, en Argentine avec Javier Milei, aux Etats-Unis avec Trump, en Turquie avec Erdogan, en Egypte avec Sisi…. Il s’agit d’une réalité qui menace le modèle démocratique libéral occidental qui n’a plus vocation à devenir universel.

 

La division des partis d’extrême droite d’Europe ne peut-elle pas finir dans une union à l’image de l’alliance entre fascisme et nazisme dans les années trente ?
Pour B.G la conjoncture actuelle n’est pas favorable à ce type de rapprochement. Elle rappelle que c’est dans le cadre de la Seconde Guerre mondiale que s’est fait ce rapprochement de seulement deux partenaires, alors que l’U.E actuellement pour le moment en paix rassemble 27 pays. De plus les divisions existent dans la cadre même des trois groupes au parlement européen. Les positions géographiques et le passé historique de chaque pays ne poussent pas à l’union même si certaines données, démographiques surtout, sont des dénominateurs communs.

 

Rôle des facteurs économiques (chômage, crise) dans la poussée de l’extrême droite ?
Pour B.G le chômage à lui seul n’est pas un facteur déterminant (surtout qu’il existe maintenant un système de protection sociale) même s’il peut y contribuer et engendrer de la xénophobie. Les études faites sur Roubaix-Tourcoing * où le F.N s’est implanté très tôt dans les quartiers populaires ont montré le poids du mal-être quotidien en liaison avec des représentations liées au rôle de l’histoire de la guerre d’Algérie dans ces milieux ouvriers.

 

Le R.N dans les territoires d’Outre-Mer ? C’est une situation très compliquée aux Antilles où le vote peut être extrêmement variable et volatil d’un scrutin à l’autre. A Mayotte la situation est plus claire : c’est l’arrivée massive des Comoriens qui génère de multiples problèmes et qui induit le vote R.N.

*Voir Bernard Alidières, Géopolitique de l’insécurité et du Front national, ed. A. Colin, 2006

Compte-rendu de Micheline Huvet-Martinet, octobre 2024