« Les villages d’insertion : un événement spatial ? Territoires et temporalités des dispositifs de relogements des bidonvilles en Seine-Saint-Denis »
Elise Roche
Le 13 mars 2013, à 18h, au Café de la Cloche, Sébastien Ah-Leung introduit ce Café Géo présenté par Elise Roche, maître de conférences à l’INSA de Lyon et enseignante-chercheuse à l’UMR 5600 EVS -ITUS. Elle a travaillé sur la gestion urbaine des banlieues et des territoires périphériques et a soutenu une thèse en 2010 dont le titre est Territoires institutionnels et vécus de la participation en Europe. Le cas des quartiers périphériques.
Lors de la programmation des Cafés Géo à l’été 2012, le regard médiatique était focalisé sur la question de l’expulsion des Roms. Les dispositifs de relogement semblaient alors s’apparenter comme une solution alternative à ces expulsions. Ces villages d’insertion vont donc constituer le cœur de l’exposé d’Elise Roche.
Que sont les villages d’insertion ? Un dispositif expérimental
Le Café Géo commence par une présentation de ces villages d’insertion qui sont un dispositif relativement méconnu. Après avoir présenté le dispositif et le public auquel il est destiné, la discussion porte sur les éléments de permanence entre les dispositifs de relogement des bidonvilles des années 1960, et ceux des années 2010. A la suite d’Olivier Legros (2011), il s’agit ainsi de voir dans quelle mesure le relogement de migrants en habitat auto-construit dans les années 2010 présente des éléments de réactivation de pratiques des années 1960, afin d’éclairer sous un angle diachronique ces nouveaux objets que constituent les villages d’insertion dans le paysage urbain.
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Le village d’insertion
Le principe des villages d’insertion consiste en la création d’habitat en dur. L’objectif affiché par ce dispositif urbain est de favoriser une insertion d’un point de vue social et urbain. Ce dispositif de relogement est réalisé par les pouvoirs publics (Etat ou collectivités locales). Il est à destination d’habitants qui vivent dans des lieux qualifiés selon les acteurs de « bidonvilles », d’« habitat spontané », de « campements »… Les constructions qui le composent ont un caractère temporaire : dans les cas présentés, les conventions d’occupation ou les permis sont accordés à titre précaire ou provisoire (trois à cinq ans). Ce dispositif vise tout d’abord à l’insertion urbaine des populations vivant en bidonvilles : d’une part par la proposition de conditions de logement de meilleure qualité (accès à l’eau, l’électricité, les sanitaires…). Les formes d’habitat sont aussi plus pérennes, il s’agit d’habitat modulaire et non de constructions à base de matériaux de récupération. Dans certains cas, la forme urbaine du village évoque une transition vers la ville (implantation concentrique des bâtiments, place centrale, habitat en rez-de-chaussée) : le terme de village en appelle alors à une forme transitoire d’urbanité, d’ampleur plus réduite, plus communautaire, moins verticale que la ville « achevée ». Derrière le terme de village, il faut aussi lire aussi l’appel aux vertus de l’interconnaissance, reprenant l’imaginaire de la ruralité comme lieu du lien social. Par ailleurs, la vocation d’insertion sociale de ces villages se caractérise par des dispositifs d’accompagnement qui visent à favoriser l’accès au droit commun du service public (scolarisation, accès aux soins) et à aider à l’insertion par le travail. Rappelons que l’accès aux droits est rendu particulièrement difficile du fait du statut transitoire affectant les citoyens communautaires roumains et bulgares soumis à un statut transitoire depuis l’adhésion de leur Etat à l’Union Européenne ; nous reviendrons pas la suite sur l’origine des habitants concernés par les villages d’insertion.
Les villages d’insertion se situent souvent dans des territoires urbains (pour répondre à des besoins de centralité et d’accessibilité des transports en commun), souvent en mutation (friches). Notons notamment en région parisienne les villages de Saint-Denis, Aubervilliers, Saint-Ouen, Montreuil, Ivry-sur-Seine et Choisy-le-Roi, soit des villes de la première couronne périphérique.
Ces dispositifs de relogement ne portent pas tous le nom de « villages d’insertion » : tout dépend des lieux et des acteurs. Certains parlent de « villages de transit », de « terrains temporaires », de « site », de « projet »…, ce choix des mots révèle des représentations contrastées. Le village d’insertion est à l’origine un dispositif initié par l’Etat (via les Préfectures notamment). A Saint-Denis, le village d’insertion mis en place par la Préfecture a notamment frappé les esprits par plusieurs de ses caractéristiques : les accès au village sont contrôlés, un processus de sélection préalable au relogement est organisé, un mur d’enceinte opaque de béton nu est construit avant même les logements. Dès lors, le terme de village d’insertion est employé durant cette communication par facilité, pour désigner un objet hétérogène, à savoir les dispositifs de relogement de bidonvilles à destination de population désignées comme « Roms ». Pour autant, le terme de « village d’insertion » est parfois explicitement rejeté par les acteurs, s’opposant au visage carcéral qu’ils attribuent aux villages promus par l’Etat.
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Les habitants du village d’insertion
Quel est le public de ces villages d’insertion ? Il n’y a pas d’homogénéité des personnes ainsi relogées, si ce n’est qu’elles vivaient auparavant dans de l’habitat auto-construit. Dans les cas étudiés ici, les personnes sont désignées comme Roms par les acteurs publics et parfois par les associations intervenantes. Dans le cadre des enquêtes dont il est ici rendu compte, la question de l’appartenance réelle de ces personnes à une communauté Rom ne constitue pas un fait vérifié. En revanche, l’attribution de cette identité par les différents acteurs du village d’insertion constitue un fait qui a pu participer des modalités de construction du dispositif des villages d’insertion.
Si la question des migrations Roms peut être inscrite dans des migrations tsiganes qui sont anciennes et de nature diverses, elles gagnent surtout à être replacées dans le contexte des migrations économiques de la fin du XXème siècle-début du XXIème siècle et de la politique migratoire européenne. Ainsi, les populations Roms sont originaires d’Europe de l’Est et centrale, notamment de Roumanie, Bulgarie, Hongrie, Slovaquie, et des Balkans. Ainsi, la question du relogement des populations habitant dans les bidonvilles à Saint-Denis se pose en tant que processus de relogement de populations migrantes – souvent en rupture d’accès aux droits – , et non comme un enjeu d’accueil de populations tsiganes qui connaîtraient des besoins spécifiques (nomadité attribuée, ou autre), ces besoins spécifiques n’ayant pas été démontré à ce jour par nos enquêtes.
S’il y a spécificité de ces habitats bidonvillisés, il y a ainsi un statut migratoire particulier des ressortissants roumains qui représentent la majorité des habitants des deux villages d’insertion étudiés ici. Les migrations depuis la Roumanie et la Bulgarie vers la France se sont accrues à partir de la fin des années 1990, notamment suite aux restructurations politiques et économiques à l’œuvre dans les pays de l’Est. L’entrée dans l’espace Schengen (2002), les modifications du droit d’asile, puis l’adhésion de la Roumanie et la Bulgarie à l’Union européenne en 2007 ont peu à peu modifié les conditions de ces migrations. Il en résulte un statut d’entre-deux pour les ressortissants roumains et bulgares, concernés par des mesures transitoires qui font suite à cette adhésion : la circulation facilitée par l’espace Schengen est ainsi assortie de limitations importantes à l’accès à l’emploi légal (demande d’autorisation de travail, liste de métiers en tension autorisés, versement d’une taxe par l’employeur), et de freins à l’accès aux droits (à la santé notamment). Ces migrants européens se trouvent donc empêchés d’accéder à nombre de droits du fait même que leur statut n’est pas régularisable sans obtention d’un emploi, lui-même suspendu à l’obtention d’une autorisation. Or, cette situation est supposée arriver à terme en France début 2014. Les Roumains et Bulgares sont donc dans une situation très comparable à nombre de sans-papiers extra-européens, dont l’accès au logement légal est également souvent très difficile.
Le caractère auto-construit et collectif des bidonvilles traduit la difficulté à accéder au parc de logement classique1. Il offre la possibilité d’une résistance collective aux différentes difficultés rencontrées (expulsions répétées…), et résulte également d’un processus de concentration lié à la raréfaction des terrains libres en milieu urbain. Il présente éventuellement des opportunités pour pratiquer certaines activités économiques comme le ferraillage. Il s’inscrit donc comme une modalité d’habitat de populations migrantes, qui sont souvent contraintes de se loger dans les franges les plus disqualifiées ou périphériques du parc d’habitat, faute d’accès au parc légal et de qualité. Selon Martin Olivera (Olivera 2011) (Olivera 2011)(Olivera, 2011), il importe de distinguer la forme d’habitat auto-construit du groupe social (si tant est qu’on puisse parler d’un groupe) qui l’habite : en bidonvilles, se trouvent des Roumains qui ne sont pas Roms, et dans l’habitat en dur, habitent des Roms (roumains, bulgares, des Balkans…)…
Les deux « villages » ici présentés comme cas d’étude se situent à Saint-Denis : il s’agit d’un village d’insertion construit à l’initiative de la Préfecture de Seine-Saint-Denis en 2007-2008, à proximité du Fort de l’Est. Il est construit pour reloger dans l’urgence une partie des habitants d’un bidonville rue Campra, qui subit un incendie. Le second village fait suite à l’expulsion en 2010 d’un bidonville appelé le Hanul, implanté depuis 2003. Ce « village » est en fait une succession de trois implantations sur trois sites différents (cf Costil et Roche, à paraître), suite de difficultés à implanter durablement le dispositif (par réactions des riverains, recours d’une ville voisine, destination future des terrains d’impantation). Il est finalement stabilisé passage Dupont, en 2012.
Permanences des dispositifs de relogement des bidonvilles d’autrefois (les années 1960) à aujourd’hui (les années 2000-2010)
La question peut à première vue sembler provocante « Y’a-t-il un point commun entre les dispositifs de relogement des bidonvilles dans les années 1960 et ceux d’aujourd’hui ? », mais elle va permettre à l’intervenante de mieux décrire les réalités contemporaines à la lumière de réalités passées déjà très documentées. En outre, cette mise en perspective permet d’éclairer une action publique réalisée dans l’urgence et sans référentiel clair en termes d’aménagement en mettant au jour les similarités avec des pratiques de gestion du logement des migrants dans les années 1960. Malgré les très nombreuses différences, la comparaison est rendue possible par l’unité de l’espace concerné (la commune de Saint-Denis, commune aux cas comparés dans les années 1960 et 2010) et la volonté d’initier des politiques de relogements d’habitats auto-construits qualifiés de bidonvilles. Les cas du relogement du bidonville du Franc-Moisin dans les cités de transit Gallieni et Le Roy des Barres d’une part, et des villages d’insertion déjà évoqués d’autre part feront ainsi l’objet de cette comparaison.
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Des dispositifs transitoires
Dans les années 1960-70, l’un des dispositifs de relogement des bidonvilles étaient les cités de transit (accompagnées de la construction de logement social plus classique et de foyers de travailleurs migrants, notamment). Il s’agissait d’immeubles très rapidement construits, pour une durée de vie de dix ans, qui s’apparentent à du « logement social à normes réduites » (David et Cohen 2012). Le village d’insertion reprend cette facture transitoire : dans les cas d’études présentés, il s’agit de pré-fabriqués construits ad hoc et appelés « bungalows », ou de baraquements de chantier, éventuellement associés à des formes d’auto-construction. En outre, les processus d’élaboration sont marqués dans les deux périodes par l’urgence de la situation, impactant en retour le type de construction retenu.
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Des acteurs similaires
Dans les deux cas, les acteurs impliqués sont ceux du logement atypique : des gestionnaires du logement des migrants (Adoma, ex Sonacotra), des professionnels de l’habitat insalubre ou dégradé (le Pact-Arim), des acteurs de l’accompagnement social pour l’accès au logement (l’« action socio-éducative » dans les cités de transit ayant laissé la place à l’accompagnement social aujourd’hui, réalisé par des associations, et aux objectifs différents). Pour les cités de transit comme pour les villages d’insertion, les collectivités locales et l’Etat occupent une place particulière, marquée par des postures de négociation, qui se démarquent de projets urbains plus classiques. Il s’agit donc d’un mode spécifique de production de la ville.
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Des bénéficiaires identifiés
Ce dispositif identifie une population présente dans un bidonville de la ville, ce qui est différent de la politique menée par les logements HLM par exemple, qui dispose d’un fichier de demandeurs de logement. Ainsi, le dispositif s’adresse à un groupe ciblé, et même situé géographiquement. Ce dispositif est d’ailleurs éventuellement façonné selon les caractéristiques attribuées au groupe concerné : les cités de transit sont initialement plutôt destinées aux familles migrantes supposées d’origine rurale pour leur apprendre à habiter en immeuble, et le village d’insertion initié par l’Etat ambitionne de proposer une forme adaptée à la « culture Rom ». Le type d’habitat proposé est éventuellement différencié pour les familles et les célibataires, notamment au regard d’exigences de protection des enfants. Dans les années 1960, les foyers de travailleurs migrants sont ainsi la destination préférentielle des célibataires, plutôt que les cités de transit. Il est présenté par des cartes et photographies projetées en séance la trajectoire des villages d’insertion qui ont relogés les habitants du Hanul.
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Des localisations comparables
Ces dispositifs de relogement de bidonvilles sont préférentiellement localisés dans la couronne d’urbanisation médiane, dans des territoires industriels en mutation, dans des zones de fortifications et leurs zones non aeficandi (remplacées aujourd’hui par des boulevards, des autoroutes ou de l’habitat collectif datant des années 1970-80) et des espaces reliquats (espaces petits et contraints, friches autoroutières, zones de nuisance spécifiques). Les villages d’insertion se situent également souvent aux marges de la commune, qui sont souvent urbanisées de manière moins continue.
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Un effet local/national
La gestion locale d’un phénomène transnational donne naissance dans les deux cas à un discours similaire à l’articulation du rapport Etat/collectivité. Les habitants de bidonvilles sont perçus comme allogènes (et représentent selon les communes un coût à assumer sans contrepartie), ce qui génère des négociations entre l’Etat local (la préfecture) et les collectivités concernant leur répartition. Ces discours relèvent tant d’appel à la solidarité (dans une municipalité historiquement ancrée à gauche et qui a connu différentes vagues de migration), que de discours « localistes » (faisant référence à l’ancienneté des habitants de certains bidonvilles, légitimant la pérennisation de leur installation), ou encore de discours « légalistes » (l’habitat sans permis de construire ne peut être toléré)… La collectivité, tant dans les années 1960 que dans les années 2000, en appelle donc à l’Etat pour prendre ses responsabilités (en charge des populations errantes, de la gestion des flux migratoires, et des négociations avec les pays d’origine des migrants). Elle réclame également la régulation et la répartition des relogements à une échelle supra-locale (le département de la Seine, l’Ile-de-France), et la mobilisation avec les communes touchées par le même phénomène de bidonvilles. Localement, il s’agit d’intervenir pour « démontrer » que la résorption est possible, mais la demande est bien celle de la péréquation et donc d’un changement d’échelon spatial de gestion.
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Des limites à la comparaison
Des différences notables entre les dispositifs de relogement des années 1960 et ceux des années 2000 doivent être relevées pour nuancer cette esquisse de comparaison : ainsi, les types de migration ne sont pas les mêmes (organisées vs spontanées), et les rapports entre les Etats sont différents (si des accords bilatéraux existent dans les deux cas, ils s’inscrivent dans des perspectives migratoires presque antagonistes). Il faut également insister sur la différence d’ampleur des bidonvilles à reloger : 200 personnes environ au Hanul contre environ 2000 au bidonville du Franc-Moisin dans les années 1960. De plus, le contexte de négociation avec l’Etat change, notamment au regard des modalités de son intervention : dispensant des fonds dans les années 1960-70, il requière davantage la participation voire la prise en charge des dispositifs par les collectivités dans les années 2010. Entre les deux périodes, si la situation géographique est comparable, les tailles des terrains ont également changé : les terrains se font plus rares, et il s’agit désormais plus souvent de reliquats.
Conclusion
Ainsi, si pour les acteurs locaux les villages d’insertion constituent un fait nouveau, ils peuvent apparaître comme des dispositifs qui traduisent une certaine continuité avec des pratiques antérieures de relogement des bidonvilles. En revanche, leurs spécificités traduisent une situation migratoire qui a évolué, et ils nous semblent à ce titre apparaitre comme des manifestations micro-locales de contradictions des politiques migratoires supra-nationales et nationales, conduisant des individus à des entre-deux juridiques, et créant des entre-deux urbains, des villages dans la ville.
Si des questions avaient déjà été posées pendant l’exposé, le débat commence alors.
Les populations relogées doivent-elles payer quelque chose ? Ces villages permettent-ils une tendance vers l’insertion ?
E.R. Le dispositif de relogement de la collectivité à Saint-Denis vise à mettre en place le paiement des fluides, pris en charge par les familles regroupées par associations, en l’absence de compteurs individuels notamment pour l’eau ou l’électricité. Pour le village d’insertion d’Etat, les sorties sont rendues difficiles selon les acteurs par la difficulté posée par l’insertion professionnelle. Pour le village d’insertion municipal, il n’y a pas de données sur des sorties du dispositif car il est encore très récent.
Qu’en est-il des représentations des habitants, des voisins, des riverains ? Y a-t-il des contournements, des procédures des évitements ?
E.R. Des mobilisations et des manifestations ont eu lieu, empêchant notamment la tenue de conseils municipaux dans le cas du village initié par la collectivité. Les riverains ont signifié leurs craintes notamment concernant des peurs d’effraction de leurs logements, ou de perte de valeur de leur bien immobilier, traduisant ainsi des représentations très négatives de la population relogée. Des tracts ont été donnés, des pétitions ont circulé, nourrissant des discours souvent xénophobes. Dans le cas du village d’insertion d’Etat, des riverains se sont en revanche émus de la hauteur du mur d’enceinte, et se sont insurgés contre son aspect carcéral. L’attitude des riverains est donc variable et diversifiée.
En tant qu’architecte, le campement que vous avez montré me semble très intelligent (ventilation, agencement…). Pourquoi ne peut-on pas les laisser construire eux-mêmes et avoir recours à des architectes ? Pourrait-on laisser se pérenniser des habitats auto-construits ?
E.R. Ces habitations tiennent bien debout, sont bien isolées. L’incendie est le risque principal notamment l’hiver en cas de chauffage avec de petits poêles. Ces espaces sont denses très densément habités et manquent de confort (par exemple de lumière). Le problème de ces campements auto-construits tient parfois à la localisation : la mise en danger peut résulter de l’installation dans des interstices urbains (proches de voies rapides, d’usines classées pour leur caractère dangereux…). Par ailleurs, le droit de l’urbanisme en France s’oppose bien sûr à la construction sur des terrains inconstructibles (ce qui est généralement le cas), et, bien sûr, sans permis de construire en l’occurrence (cf les suites législatives données aux problèmes des mal-logés des lotissements du début du XXème siècle). En outre, ces habitants peuvent eux-aussi avoir envie de vivre avec davantage de confort (un habitat plus grand, avec des installations électriques sécurisées, un accès à l’eau…) : croire en un « habitat Rom » semble être un contre-sens, et tout semble indiquer que le bidonville est une forme d’habitat choisie par défaut.
Le terme de village dans une localisation urbaine s’inscrit-il dans un imaginaire de la ruralité ? Le village n’est-ce pas aussi le refus de l’imaginaire de la « cité » des années 1960 ?
E.R. Dans le village d’insertion de l’Etat, une place de village avait été prévue explicitement par les concepteurs, le terme n’est donc pas anodin. Cette mise en scène de la ruralité crée aussi un autocontrôle : on se voit d’un bout à l’autre de la place, autour de laquelle sont implantés les « bungalows »… L’objectif qu’il y a derrière est aussi une question de taille du dispositif : il faut que cela reste petit, pour permettre l’insertion urbaine, d’où l’idée du « petit village ».
Qu’en est-il du contrôle initialement prévu : existe-t-il réellement ? Et si oui quel est son coût ?
E.R. Autour du village d’insertion d’Etat, un mur avait été construit avant même les logements, ce qui avait frappé les esprits. Le dispositif de gardiennage s’apparente en un sens à celui des foyers de travailleurs migrants (du moins à une certaine époque) : entrée/sortie, durée d’absence, visites… Néanmoins, concrètement, le contrôle semble moins fort que ce qui était initialement prévu, bien qu’il soit perceptible au visiteur. Cela étant, gardienner 24h/24 coûte cher : dans les débats relatifs au coût du dispositif, se pose ainsi la question d’employer quelqu’un en permanence ou de limiter le gardiennage.
Y a-t-il une intégration réellement possible ou n’est ce que de l’affichage ?
E.R. Dans le village d’insertion d’Aubervilliers, les gestionnaires ont fait état de « sorties » du village vers des logements et/ou du travail. En outre, il ne faut pas oublier que les Roms en France n’ont pas tous cette situation : selon Martin Olivera (2011), on peut estimer à 1/3 de la population Rom en logement classique, 1/3 en logement transitoire, 1/3 en habitat auto-construit. A l’heure actuelle, le frein à l’insertion professionnelle est avant tout un frein légal, empêchant un accès aux emplois légaux.
Comment s’effectue le travail de terrain ?
E.R. Cette recherche s’intéresse aux dispositifs de relogement : je me suis donc orientée en priorité vers des entretiens d’acteurs ayant réalisé ces dispositifs, à savoir les acteurs publics, pour l’essentiel. J’ai aussi fait de l’observation sur site et des recherches en archives (pour les années 2003-2013 et 1960-70). Je n’ai pas encore effectué d’entretiens avec les habitants des villages.
Quel est le budget de ces villages ?
E.R. Dans les années 1960, l’Etat donnait des fonds, de manière significative, pour reloger les bidonvilles. Aujourd’hui, il co-finance les villages qu’il initie (celui du Fort de l’Est a été pris en charge sur fonds propres d’Adoma pour l’investissement, mais fait en principe l’objet d’un co-financement pour son fonctionnement). Le village d’insertion municipal est financé sur les fonds des collectivités locales, mairie et communauté d’agglomération. Le manque de moyen des finances locales pèse énormément dans la balance pour envisager des « sorties de situations d’urgence» et l’investissement de l’Etat est incomparable à celui qui était pratiqué dans les années 1960. Les collectivités sont peu assurées du soutien de l’Etat lorsqu’elles se lancent dans ce type de projet en réponse à une situation de crise.
Va-t-on vers une homogénéisation comme celle connue dans les années 1960 ?
E.R. De 2003 à 2010, les habitats sont appelés « campement » ou « campement illicite » et parfois bidonvilles, selon le positionnement des acteurs. L’histoire est mobilisée à la fois pour les points communs et les différences : il s’agit de dire « attention, nous sommes en train de revenir à la situation des bidonvilles ! », ce qui fait explicitement référence à l’ampleur des bidonvilles des années 1960. En revanche, la référence aux cités de transit n’est pas explicite (ou très ponctuellement), et leur démolition est parfois encore très récente sur ces territoires.
Deux types de villages sont cités : les villages d’Etat et les villages municipaux : concrètement qu’est-ce que cela change ? Le changement de gouvernement semble-t-il avoir un impact sur ces deux types de villages ?
E.R. Les acteurs ne mettent pas forcément en opposition village d’insertion d’Etat et village d’insertion municipal : tout dépend de leur positionnement. En revanche, il y avait effectivement une distance réelle prise par les acteurs politiques locaux vis-à-vis de la politique migratoire du gouvernement précédent, notamment sur la question des expulsions hors du territoire, jugées néfastes. Cela étant, vis-à-vis des expulsions d’habitat auto-construits (et non des expulsions du territoire), elles sont tout aussi demandées par les municipalités de gauche concernées, et font même partie des négociations autour des villages d’insertion : la mise en place de dispositifs de relogement contre l’assurance d’une veille de l’Etat pour ne pas laisser de nouveaux habitats auto-construits s’installer.
Est-ce que la connaissance des populations permet d’adapter les dispositifs proposés ?
E.R. L’adaptation ne peut pas vraiment coïncider avec les temporalités d’urgence. Dans le cas du village d’insertion de l’Etat, comme dit précédemment, il y avait une tentative pour proposer de l’habitat en rez-de-chaussée, supposé mieux convenir aux populations concernées selon les concepteurs. Mais dans l’autre cas d’étude, on est plutôt sur des temporalités de l’humanitaire que dans des temporalités de l’urbanisme classique : il s’agit de résoudre prioritairement l’assainissement, l’accès aux toilettes ou à l’électricité, le tout dans un temps extrêmement court.
Certains villages sont aux marges de deux communes : comment cela se passe entre les communes ?
E.R. L’une des étapes d’installation du village d’insertion municipal s’est effectivement matérialisée en frontière d’une autre commune, ce qui a provoqué un conflit, et la demande de la municipalité voisine de déménager le village.
Que dire des conflits d’usage notamment à proximité d’une autoroute ou du rail ?
E.R. Je n’ai pas eu connaissance dans les cas étudiés de conflits d’usages avérés. En revanche, ils ont pu faire l’objet d’une argumentation pour faire déménager le village : il s’agissait donc de conflits d’usages qui étaient potentiels, et non réels.
Eléments de bibliographie conseillés : références citées et compléments
Bernardot, M., 1999. Chronique d’une institution: la “Sonacotra” (1956-1976). Sociétés contemporaines 33, 39–58.
David, C., Cohen, M., 2012. “Les cités de transit : le traitement urbain de la pauvreté à l’heure d ela décolonisation.” Métropolitiques (20 février 2012). http://www.metropolitiques.eu/Les- cites-de-transit-le-traitement.html.
David, C., 2010. La résorption des bidonvilles de Saint-Denis. Politique urbaine et redéfinition de la place des immigrants dans la ville (années 1960-1970). Histoire urbaine 1, 121–142.
Le Cour Grandmaison, O., Valluy, J., Lhuilier, G., 2007. Le retour des camps ? Sangatte, Lampedusa, Guantanamo, Autrement. ed, Frontières. Paris.
Legros, O., 2011. Les “villages roms” ou la réinvention des cités de transit. Revue Métropolitiques.
Olivera, M., 2011. Roms en (bidon)villes, Editions rue d’Ulm. ed, Les conférences-débats de l’association Emmaüs et de Normale Sup. La rue ? Parlons-en ! Paris.
Pétonnet, C., 1968. Ces gens-là, François Maspero. ed, Cahiers libres 125-126. Paris.
Pétonnet, C., 2002. On est tous dans le brouillard, Galilée, Editions du comité des Travaux historiques et scientifiques. ed, Références de l’ethnographie. Paris.
Compte-rendu réalisé par Emeline Comby
relu et amendé par l’intervenante.
1Les remarques de contexte qui suivent se fondent sur les travaux très documentés de Martin Olivera, notamment Roms en (bidon)ville, aux éditions de la rue d’Ulm, 2011.