Les Cafés géographiques reçoivent ce samedi 18 janvier à l’Institut de géographie Jean-Paul Kauffmann, journaliste et écrivain, pour dialoguer sur la thématique de l’esprit géographique de son œuvre d’écrivain. Une matinée particulièrement réussie autour d’un invité exceptionnel par son histoire personnelle, sa riche personnalité et la qualité de sa production littéraire.
Cette rencontre se présente sous forme d’une conversation avec l’invité (JPK) animée par le trio Claudie Chantre (CC), Daniel Oster (DO), Michèle Vignaux (MV).
I. L’œuvre de Jean-Paul Kauffmann
DO présente l’invité et rappelle que sa carrière s’est organisée en deux grands moments : d’abord celui de journaliste et grand reporter puis celui d’écrivain, auteur d’une douzaine d’ouvrages dont ceux qui retiennent ce jour notre attention :
- Voyage à Bordeaux 1989, Edition revue et corrigée, Éditions des Équateurs, 2011
- Voyage en Champagne 1990, Édition revue et corrigée par l’auteur, Éditions des Équateurs, 2011
- L’Arche de Kerguelen. Voyage aux îles de la Désolation, Flammarion, 1993, réédition aux Éditions de La Table Ronde, collection « La Petite Vermillon », 2002.
- La chambre noire de Longwood. Le voyage à Sainte-Hélène, Éditions de la Table Ronde, 1997
- La Maison du retour, NIL éditions, 2007
- Courlande, Fayard, 2009
- Remonter la Marne, Fayard, 2013
- Outre-Terre, Éditions des Équateurs, 2016
- Venise à double tour, Éditions des Équateurs, 2019
DO : Ces titres évoquent un lieu, une rivière, une ville, un champ de bataille. Votre œuvre a été célébrée à deux reprises par les géographes (le FIG en 2013, la Société de Géographie en 2016). Comment peut-on parler d’esprit géographique dans votre œuvre et d’où vient cet esprit géographique ?
JPK : « C’est mon histoire personnelle qui traverse mes livres » précise JPK rappelant son passé de prisonnier-otage changeant de lieux et de geôles (17 fois), lui donnant l’obsession de chercher à savoir où il était. Dans chacun de ses livres, les cartes sont présentes par besoin constant de repérage. Ayant vécu très longtemps dans le confinement et l’obscurité, il a choisi après son retour de se « refaire » dans un lieu très ouvert (les Landes) où l’espace est illimité et le regard se promène à perte de vue.
II. La nature de l’œuvre de Jean-Paul Kauffmann
DO : Dans Voyage en Champagne, vous proposez une véritable leçon de géographie en cherchant à expliquer la prospérité de la région. Vous montrez en particulier que les conditions naturelles sont médiocres (sol, climat…) et que c’est le travail et le savoir-faire de l’homme qui ont permis de dominer la nature en mettant au point un produit (le champagne) ainsi que les conditions de négoce pour créer un marché en capacité de vendre et d’exporter.
JPK : En effet, les conditions naturelles sont peu porteuses par rapport à la maîtrise des hommes. Ce qui est essentiel ici c’est l’assemblage. C’est du haut de la terrasse d’Hautvillers, village d’origine de Dom Pérignon, qu’on observe le mieux la beauté du paysage du vignoble champenois, c’est là que le champagne prend tout son sens.
DO : Vos éditeurs successifs ont mis en avant dans vos ouvrages la thématique du voyage. Fayard parle de romans, cependant vos écrits sont souvent décalés avec différentes temporalités et de nombreuses digressions. Comment caractériseriez-vous vos livres ?
JPK : Voyage à Bordeaux et Voyage en Champagne sont des commandes pour décrire la situation dans les années 1980. Impressionné par les travaux de Roger Dion qui ont donné la clé du regard sur le vignoble et le vin, j’ai pensé qu’il était pertinent, une vingtaine d’années plus tard, de faire une réédition corrigée par l’auteur. Le terroir n’est rien sans le vouloir et le savoir-faire de l’homme.
En ce qui concerne les digressions, elles font partie du « jeu de pistes » et des détours de la pensée : c’est une sorte de « feuilletage » avec ses différentes strates. Elles sont en effet nombreuses ; d’ailleurs, dans le dernier livre, Venise à double tour, l’éditeur a souhaité couper certaines digressions, soit environ un tiers du texte.
Mes livres ne sont ni des romans, ni des essais. Ils empruntent beaucoup au journalisme, à l’histoire. Peut-être sont-ils des récits construits comme des romans policiers et la démarche pourrait se résumer par la formule que Chrétien de Troyes prête au chevalier errant : « je cherche ce que je ne puis trouver », résumant ainsi les raisons du départ et de l’errance.
CC : Vous avez devancé ma question… Il semble qu’il y ait dans chacun de vos livres comme une énigme à élucider. On part à la recherche de quelque chose dont parfois on ne soupçonnait pas l’évidence. Cela peut-être un lieu comme Vitry-le-François dans Remonter la Marne ou bien un personnage comme dans Outre-Terre.
JPK : C’est comme dans la pièce de théâtre La lettre, on cherche ce qui est sous nos yeux et que nous ne voyons pas. On y cherche et peut-être y trouve-t-on parfois « la pièce manquante du puzzle », « l’invisible » ou plutôt ce que l’on n’était pas capable de voir et qui est la clé.
III. Voyage et marche
CC : Diriez-vous que, de votre enfance, est né votre désir de voyager ?
JPK : Le thème de la marche et du voyage sont omniprésents en liaison avec le poids d’une jeunesse passée dans un internat et celui d’un enseignement de la géographie rébarbatif. La lecture était la seule échappatoire. Vouloir devenir journaliste, par une sorte de malentendu, c’était rechercher du voyage en étant reporter.
Le choix de Remonter la Marne, est celui d’un provincial, né en Mayenne, ayant vécu son enfance et adolescence en Ille-et-Vilaine. Sans doute s’agissait-il d’écrire sur la France de l’intérieur, la France de la province, heureuse de ne pas être à Paris. La rivière joue un rôle essentiel car elle traverse les territoires. Il n’y a que deux fleuves/rivières essentiel(le)s en France : la Marne et la Loire. La Marne est la rivière du « retournement » en septembre 1914 avec l’arrêt de la percée allemande. Vouloir remonter la Marne (et non la descendre), au rythme lent de la marche à pied correspond au désir d’aller vers sa source, aller vers la vie. C’est aussi le désir de prendre son temps pour faire des rencontres, celles de « conjurateurs » qui conjurent les esprits scientifiques d’aujourd’hui et vivent dans des microsociétés.
DO : Les voyages que vous évoquez sont de nature différente : parfois en famille, parfois solitaires, mais vous accordez toujours beaucoup de place aux rencontres et au hasard.
JPK : Outre-Terre est un voyage familial. Remonter la Marne raconte un voyage solitaire qui permet en effet les rencontres au hasard mais qui arrivent toujours au moment opportun. La randonnée à pied permet ces opportunités, « les seules choses certaines en ce monde sont les coïncidences ».
DO : vous écrivez dans l’Arche de Kerguelen : « je déteste la marche »
JPK : « Oui mais dans la vie on se répète et on se contredit ». L’Arche des Kerguelen a été le premier livre écrit après la « délivrance » et a joué un rôle clé dans un retour brutal. Kerguelen, c’est la métaphore du retour, c’est un environnement hostile et c’est aussi l’isolement avec, pour y arriver, un « voyage de l’ennui » qui dure trois semaines en bateau, comme pour aller aussi à Sainte-Hélène.
MV : Dans Remonter la Marne vous dites : « la marche change radicalement la relation à l’espace et au monde ». Quel rapport y a-t-il entre la marche et la découverte d’un paysage ? Jacques Lacarrière par ses récits de voyage est-il un inspirateur ?
JPK : La rencontre avec J. Lacarrière, en Bourgogne, a été une sorte de modèle. Il avait un don d’aveuglement dans le voyage qui le conduisait à refuser de voir ce qui est laid. Remonter la Marne, c’était l’occasion de savoir si la France a encore la « grâce » (au sens utilisé par Michelet), alors qu’elle est constamment présentée comme un pays abîmé. Certes, les entrées de villes ont été saccagées mais en même temps, en marchant, on repère les détails qui sauvent tout. Seule la marche permet par sa lenteur, les bonnes surprises et les rencontres ; elle est l’occasion d’épuiser un lieu tel Georges Perec avec la Place Saint-Sulpice.
Ainsi, en débarquant par moins 20° à Kaliningrad, le 8 février 2007, pour se rendre à Eylau, dans le cadre d’un voyage familial (à l’occasion du 200e anniversaire de la bataille du 8 février 1807), on prend conscience du lieu. On peut arpenter le champ de bataille resté intact et s’intéresser à l’empreinte, à ce qui subsiste de l’événement, en faisant appel tant à l’histoire qu’à la peinture avec le tableau du baron Gros qui est largement commenté dans Outre-Terre. A Eylau, on a l’impression que la terre « travaille et rumine » en expulsant encore des boulets, des armes, des squelettes. JPK a une réelle empathie pour Napoléon et il fait sienne la définition du personnage selon une ancienne édition du Larousse : « mort le 18 Brumaire ». À propos d’Eylau, il rappelle que l’Empereur ne voulait pas entendre parler de cette bataille, véritable boucherie, victoire à la Pyrrhus où il avait subi de lourdes pertes et où il avait failli être capturé.
De même la « chambre noire de Longwood » est un lieu saisissant dans une maison battue par les vents, humide et moisie, C’est un peu « les Hauts de Hurlevent sous les tropiques travaillés par les alizés », une sorte de lieu hanté impressionnant qui permet de comprendre ce qu’a été la captivité de Napoléon à Sainte-Hélène. JPK est intéressé par l’homme prisonnier et désarmé qu’est Napoléon à Sainte-Hélène. Il a été fasciné par la baignoire dans laquelle l’empereur déchu passait l’essentiel de son temps, déprimé, pendant les deux dernières années de sa vie.
IV. Lieux et paysages
CC : Dans La maison du retour, vous vous présentez comme « un homme atlantique ». Quelle définition en donneriez-vous ?
JPK : Né en Mayenne, ayant vécu dans la région de Rennes, Je me sens un homme de l’Ouest avec cependant un tropisme pour l’Est par les origines familiales alsaciennes de mon grand-père. En revanche, je me sens très peu inspiré par la Méditerranée, « mer molle » sans marée.
CC : Quels points communs y-a-t-il entre les lieux qui vous parlent ? Dans L’arche des Kerguelen, vous écrivez : « Intermédiaire entre l’ailleurs et le partout, Désolation se situe dans un troisième lieu. »
JPK : Il s’agit de lieux en apparence « vides », des lieux excentriques, des « lieux flottants » ou périphériques comme Kaliningrad où l’on peut « décrocher », sauf peut-être Venise, lieu tautologique mais né de la boue de la lagune dans un contexte initial incertain.
DO et MV : Vous êtes un excellent paysagiste, vous accordez en particulier une grande place aux couleurs, aux odeurs, aux bruits. Ainsi, vous évoquez l’odeur « grasse, opulente, verte comme un gout de râpe » des prairies d’acaena dans L’Arche des Kerguelen ; « l’odeur balsamique du vivant », et même « l’odeur du marbre » (Remonter la Marne). Vous dites aussi que « toute demeure possède une sorte d’ADN aromatique » (La maison du retour). Pourquoi une telle sensibilité ?
JPK : Les origines se retrouvent sans doute dans la « symphonie des odeurs » de la maison familiale d’un père boulanger-pâtissier où l’on recherche à identifier les arômes et les goûts, d’où aussi l’intérêt pour l’œnologie. L’odorat et le goût se répondent. L’odeur balsamique est celle retrouvée dans les vins notamment celle du Pessac-Léognan. Jean-Robert Pitte a d’ailleurs parlé de « géographie sensuelle ».
Je suis très sensible à l’empreinte olfactive ainsi qu’à celle des bruits. Dans Outre-Terre, l’odeur de Kaliningrad est celle très spécifique des ex-républiques soviétiques : celle de la poussière de charbon et de lignite. A Venise, les églises fermées sentent l’humidité et le salpêtre quand on les ouvre. Quant à la sensibilité aux bruits, elle relève de son passé d’otage, ayant vécu longtemps les yeux bandés et ne voyant que par la capacité à percevoir les bruits de son environnement. Il développe ainsi une forte acuité auditive. A Venise, la présence de l’eau entraîne une grande réverbération des sons. C’est une évidence palpable quand on est sur le Grand Canal le dimanche à 11h et que toutes les cloches des églises de la Giudecca se répondent. Venise est tout simplement enivrante comme le remarquait Freud.
L’odeur du marbre a été utilisée à propos du tombeau de Bossuet à Meaux
MV : Il y a un certain anthropomorphisme dans votre description des éléments naturels : le revendiquez-vous ? « La Seine est une arnaqueuse », « la Marne se la coule douce » (Remonter la Marne), la « Baltique est une mer revêche et toujours irritée » (Courlande). Ainsi le confluent Seine/Marne est présenté comme un rapt entre un gagnant et un captif.
JPK : Il y a en effet une forme de panthéisme incontestable, assumé et même revendiqué. A Venise, des gens ont demandé pourquoi vouloir visiter des églises fermées alors qu’il y en a tant d’ouvertes. C’est en raison de « la présence de l’absence » en voulant rechercher « la pièce manquante ». Dans ces églises fermées, il y a une accumulation du temps, du silence, des odeurs. Ces lieux qui sont en train de mourir ressuscitent, « ce sont des personnes vivantes ».
V. Le travail de l’écrivain
DO : Avez-vous besoin de médiateurs en vous abritant derrière des écrivains comme Breton ou Bachelard en Champagne ?
JPK : Pour Venise Paul Morand et Lacan sont très intéressants. De même, Jean-Paul Sartre a parlé merveilleusement de Venise, par exemple de son eau croupie. Mary MacCarthy a aussi publié un très beau livre En observant Venise.
MV : Le livre est-il un intercesseur entre le paysage et vous ?
JPK : Oui, mais pas de livre en particulier, ils peuvent être donnés par hasard. Ainsi quelques livres ont pu me « sauver » pendant ma captivité en me permettant de survivre plusieurs semaines en les relisant plusieurs fois. Dans La maison du retour, dans les Landes, en retrouvant par hasard Les Géorgiques de Virgile, je suis saisi par la beauté des poèmes mais surtout j’y vois les contacts de l’homme avec la nature qui permettent de « reprendre ses esprits ».
Je crois aux signes, aux surprises, aux hasards, coïncidences et donc au livre lu par hasard ; je suis comme un « chasseur de traces » mais qui peut revenir souvent bredouille et qui trouve ce qu’il ne cherche pas. Il croit beaucoup à la sérendipité. Ce qui compte c’est la recherche, la quête, la joie du mouvement plutôt que l’accomplissement du but. Ainsi la Haute-Marne, à deux pas de chez nous, est un département méconnu d’une grande beauté, très forestier, au passé opulent par les activités métallurgiques mais où les habitants ont maintenant le sentiment d’être abandonnés et qui éprouvent du ressentiment envers Paris et les Parisiens.
MV : Quel est votre livre préféré ?
JPK : Il s’agit du Bordeaux retrouvé (non disponible) qui avait été édité par la Revue Relais et Châteaux. C’est le livre où il pense être parvenu à évoquer, à travers des textes divers autour de la métaphore du vin subtil de Bordeaux, ce qui lui est arrivé comme otage, plongé dans un monde violent et brutal. Ce fut un livre » miraculeux » distribué seulement à ceux qui se sont mobilisés et qui ont œuvré pour sa libération.
Questions de la salle :
Q1-La Seine est « arnaqueuse » mais la Marne est plus longue. Qu’en pensez-vous ?
JPK : Certes, mais c’est la Seine qui donne la direction, de même que la Loire par rapport à de longs affluents.
Q2-Quel est votre regard sur les « pèlerins » actuels de Saint-Jacques de Compostelle ?
JPK : Ce sont des néo-pèlerins sur les « autoroutes de randonneurs ».
Q3-A propos des rencontres, sont-elles réelles ? Quels rapports avez-vous avec les gens rencontrés ? Quels sont vos rapports avec la nature ?
JPK : Bien sûr les rencontres sont réelles. La quête est intérieure : ce qui importe c’est le voyageur, plus que le voyage. Mais en même temps, il est très sensible au spectacle de la beauté de la nature pour lequel il éprouve un « sentiment de plénitude » (par exemple, aux Kerguelen).
Q4-Avez-vous un regard de naturaliste en marchant ?
JPK : Oui pour les arbres, moins pour les animaux, notamment pour les oiseaux, peu connus et mal identifiés.
Q5-Quelle est pour vous l’importance de la Bible ?
JPK : Mon éducation catholique m’a profondément marqué et « constitué », je connais bien la Bible mais je ne sais pas si j’ai la foi.
Q6-Comment vivez-vous vos origines alsaciennes ? Sont-elles comme pour moi une empreinte forte ?
JPK : Mon grand-père alsacien, originaire d’Haguenau, a quitté l’Alsace en 1871 pour s’installer à Vitré où il avait fait son service militaire. J’aime retourner tous les ans pour séjourner une semaine en Alsace où j’ai l’impression de retrouver un environnement familier. Je m’y sens très bien.
Q7-Quelle est la place de la peinture dans votre œuvre ?
JPK : Pas essentielle. Je me suis vraiment intéressé à deux peintres seulement : le baron Gros et Delacroix.
Compte rendu rédigé par Micheline Huvet-Martinet, janvier 2020