Photographie prise par Hugues Bellevier-Royal le mercredi 14 octobre 2020 à 16h21 à Paris (75005)

 

L’Institut de Géographie : l’exemple d’une appropriation spatiale par des pouvoirs académiques et institutionnels

Cette carte postale révèle les techniques et stratégies spatiales qu’opèrent les pouvoirs académiques et institutionnels pour s’approprier l’espace public. En effet, on observe des inscriptions ponctuelles de ces pouvoirs, appelées « marquages ». Pour les étudier et les comprendre, portons nous sur la définition des Mots de la Géographie « le marquage symbolique de l’espace est destiné à signaler une appropriation » (Brunet, 1993) ou du Dictionnaire de l’habitat et du logement « le marquage, par la disposition des objets ou les interventions sur l’espace habité, est l’aspect matériel le plus important de l’appropriation » (Segaud, 2003). Ainsi, le marquage doit être compris comme le produit d’une action matérielle et symbolique.
La principale stratégie d’appropriation de l’espace public rendue visible, dans cette photographie, par les pouvoirs académiques et institutionnels est le « marquage trace [ou] architectural » (Veschambre, 2004). Ils se mettent en scène via le processus de « monumentalisation de l’espace public » (Monnet, 1998), c’est-à-dire la construction d’un édifice prestigieux qui occupe le centre de la carte postale : l’Institut de Géographie. De facto, cet établissement et son toponyme gravé sur la pierre permettent d’inscrire dans la durée les autorités académiques. Enfin, est écrit en haut de l’édifice que « l’Institut de Géographie a été fondé par la marquise Arconati-Visconti en souvenir de son père Alphonse Peyrat, homme de lettres et sénateur ». Ce marquage laisse la trace de la « réussite économique et [de la] domination sociale et politique [des classes dominantes] » (Veschambre, 2004), ici les intellectuels du quartier latin considérés comme les acteurs des pouvoirs dominants de l’espace étudié.
La deuxième stratégie d’appropriation spatiale du pouvoir académique s’observe par la présence des corps d’étudiants au premier plan. Appelée « marquage présence » (Ibid.), elle matérialise une communauté représentative des autorités académiques : les enseignants-chercheurs et étudiants appartenant à la discipline géographique. Mais ces derniers peuvent matérialiser des « marquages contestataires », plus éphémères et modestes que ceux émis par les pouvoirs dominants. En effet, au second plan, à droite de la photographie, des étudiants et enseignants ont accroché une affiche sur le mur de l’édifice (« Géographes mobilisés pour une société plus juste et solidaire ») qui critique la loi LPPR portée par la Ministre de l’enseignement supérieur, Frédérique Vidal. Cette forme de « contre-pouvoir » rend ce bâtiment comme un mur support de tracts.

Une configuration spatiale révélatrice d’un pouvoir administratif ?

Il s’agit désormais d’y pénétrer en empruntant ses quelques marches afin de déceler, par le biais d’une analyse à l’échelle microgéographique, les jeux et enjeux de pouvoir véhiculés par sa configuration spatiale.

Le pouvoir est inhérent aux rapports sociaux et se manifeste dans l’espace. Lorsqu’il est administré par une certaine entité et que son occupation est partagée, il convient de l’appréhender comme un « outil potentiel de stratégies intentionnelles » (Lauriol et al. 2008). La « géopolitique de palier », expression prononcée par M. Lussault, illustre cette omniprésence d’enjeux de pouvoir présents à l’échelle qui nous intéresse ici. A fortiori, l’organisation spatiale des différentes entités occupant l’Institut de Géographie s’avère être quelque peu déséquilibrée. Les différents bureaux des enseignants-chercheurs et du personnel administratif de Sorbonne-Université sont principalement situés au troisième étage, dans lequel il est tout de même possible de constater la présence de salles de cours dédiés à Paris I – Panthéon Sorbonne. A l’inverse, nous observons que Paris I s’immisce à tous les étages du bâtiment dont elle est administratrice. Du rez-de-chaussée, où se situe la loge d’accueil, au quatrième étage, dont l’occupation est majoritairement dédiée à Paris I (et dans une moindre mesure à l’Université de Paris). De même, les premier et deuxième étages sont occupés par la Bibliothèque Universitaire dont l’accès aux ressources n’est possible que sous l’égide d’une convention pour Paris IV et Paris VII. Derrière cette photographie qui laisse imaginer une unité universitaire, se dissimulent en fait des jeux de place qui assignent à divers étages, les entités administratives occupant cet espace. Jeux de place qui offrent inévitablement une hégémonie de Paris I dans l’Institut de Géographie.

Nous nous sommes par la suite interrogés sur ce que peut symboliser cette occupation du dernier étage. En nous y rendant, plusieurs éléments nous ont marqué. D’abord, le sentiment que cette configuration spatiale singulière relève d’une volonté de créer un entre-soi propre à Paris I. En effet, se placer au dernier étage garantit une certaine tranquillité puisque les allées et venues sont inéluctablement moins fréquentes qu’aux étages intermédiaires. De plus, cette organisation spatiale matérialise, selon nous, une domination, une assise sur le bâtiment et les acteurs le pratiquant. Cela peut aussi être considéré comme la matérialisation d’un certain pouvoir hiérarchique et administratif sur ces derniers, légitimé par la propriété des murs. Enfin, en tant qu’étudiants de Paris IV, nous avons eu le sentiment de transgresser la normativité de ce lieu que nous n’avons pas l’utilité de fréquenter. En le pratiquant de manière injustifiée (car extérieurs à Paris I), nous nous sommes « auto-assignés » (Hoyaux, 2018) « out of place » (Cresswell, 1996), concept du géographe Tim Cresswell visant à définir des personnes se sentant être hors d’un lieu.

Des clivages ressentis par les étudiants, révélateurs de jeux de pouvoir internes

Un sondage réalisé auprès des étudiants de Paris I – Panthéon Sorbonne, de Sorbonne- Université (Paris IV) et de l’Université de Paris (Paris VII) a montré que le clivage disciplinaire suggéré par l’organisation de l’espace au sein du bâtiment se ressent aussi dans les relations entre les enseignants des trois universités. S’ils fréquentent quotidiennement le même lieu, du point de vue des étudiants, les affinités semblent moins se faire au sein de l’espace que d’une institution (PI/PIV/PVII) ou, plutôt, d’une approche de la géographie (quantitative/qualitative). Si l’espace est le support des relations sociales et des interactions, ce n’est pas nécessairement lui qui les produit. Autrement dit, le lieu ne peut générer des interactions par lui-même, il faut que les individus, en plus de partager un espace commun, partagent un même système de valeurs. Sinon, le lieu devient vecteur d’une mise en exergue des clivages entre ceux qui le pratiquent.

Un autre clivage a été perçu par les étudiants : celui qui les oppose. Il repose sur des bases similaires, à savoir la légitimité (voire la revendication) d’une approche de la géographie que chacun estime a minima plus pertinente ou exclusive. En cela, les approches quantitative et qualitative sont davantage appréhendées en opposition que de manière complémentaire, annihilant toute perspective d’évolution réciproquement bénéfique. Ce propos est l’occasion de mettre en avant un autre type de pouvoir : celui de l’influence des enseignants sur les étudiants dans leurs prises de position. Il est à parier qu’une moins grande opposition des différentes institutions dans les discours de certains enseignants eût généré des relations moins concurrentielles entre étudiants.

Par ailleurs, rappelons que les murs de l’I.G. appartiennent à PI qui « héberge » PIV et PVII. La propriété des lieux génère une hiérarchie plus ou moins ressentie par les étudiants des trois institutions et contribue à renforcer les tensions entre eux. S’il n’est pas réaliste de parler de transgression lorsque PIV fréquente l’I.G., il faut néanmoins penser à la posture des individus lorsqu’ils fréquentent le lieu : les uns sont chez eux, les autres sont « invités ». Cette distinction contribue à générer une mise à distance entre les étudiants de PI et PIV.

Paradoxalement, le clivage administratif qui semble donner un « avantage » à PI génère un contre-pouvoir favorable à PIV : celui de l’accès aux ressources. Puisque les étudiants de PIV peuvent s’inscrire gratuitement à la bibliothèque de géographie, ils ont accès au catalogue de leur institution et à celui de PI. Les étudiants de PI quant à eux n’ont accès qu’aux ressources de leur institution. La question de l’accès aux ressources se pose à une échelle plus large. Si l’accès à la plus grande bibliothèque de géographie de France est gratuit pour les étudiants de PI, PIV et PVII, ce n’est pas le cas pour les étudiants des autres universités et encore moins de province (outre la question de la distance). Au-delà de l’accès financier, se pose aussi la question de l’accès en termes de distance (Paris / province) et d’ « audace » puisque l’accès à la bibliothèque nécessite a) d’entrer dans un monument qui impressionne et qui pose la question de la légitimité à celui qui veut y entrer ; b) d’entrer dans la bibliothèque où l’on nous demande autant de formalités susceptibles de générer un sentiment de malaise chez l’inconnu.

Conclusion

Les perceptions et ressentis des étudiants qui fréquentent ce microcosme de la géographie française est révélateur de tensions qui parcourent la discipline géographique en France aujourd’hui, marquée par une relative étanchéité entre les approches qualitative et quantitative. On pourrait généraliser le constat au monde de la recherche où l’interdisciplinarité est rarement de mise dans un pays où la tradition est un découpage par discipline et non par champ d’études. Ce travail nous a permis de montrer comment l’étude du micro-système qui évolue dans les murs de l’I.G. peut favoriser la compréhension de phénomènes plus globaux. C’est là que réside l’intérêt d’une microgéographie en plein essor.

 

Bibliographie

I. Dictionnaires de sciences humaines

BRUN J., DRIANT J.-C. et SEGAUD M., 2003, Dictionnaire de l’habitat et du logement, Paris, Armand Colin.

BRUNET R., FERRAS R. et THÉRY H., 1992, Les mots de la géographie, dictionnaire critique, Paris, Reclus – La Documentation Française.

II. Livres de recherche scientifique

CRESSWELL T., 1996, In Place/Out of Place : Geography, Ideology, and Transgression, University of Minnesota Press, NED – New edition.

III. Articles de revue scientifique (imprimée ou en ligne)

BAILLY G. et COULBAUT-LAZZARINI A., « L’Open space ou comment les jeux de pouvoir engendrent de nouvelles formes de micro-territorialités dans les bâtiments intelligents », L’Espace Politique [en ligne], vol. 31, n°1, mis en ligne le 19 avril 2017, consulté le 06 novembre 2020. URL http://journals.openedition.org/espacepolitique/4251 ; DOI : https://doi.org/10.4000/espacepolitique.4251

DURAND-DASTÈS F., « Mai 1968 et les mois suivants à l’Institut de géographie de Paris », Cybergeo : European Journal of Geography [en ligne], E-Topiques, mis en ligne le 24 janvier 2019, consulté le 03 décembre 2020. URL : http://journals.openedition.org/cybergeo/31567

HOYAUX A.-F., 2018, « Du « en tant que » au « parce que ». Révélation et dépassement du narcissisme identitaire de l’anthroposcène », Nature et Récréation. La naturalité en mouvement, n°5, p. 7-30.

LAURIOL J., PERRET V. et TANNERY F., 2008, « Stratégies, espaces et territoires. Une introduction sous un prisme géographique », Revue française de gestion, vol. 184, n°4, p. 91- 103.

MONNET J., « La symbolique des lieux : pour une géographie des relations entre espace, pouvoir et identité », Cybergeo : European Journal of Geography [en ligne], Politique, Culture, Représentations, document 56, mis en ligne le 07 avril 1998, consulté le 06 novembre 2020. URL : https://journals.openedition.org/cybergeo/5316

VESCHAMBRE V., 2004, « Appropriation et marquage symbolique de l’espace : quelques éléments de réflexion », ESO Travaux et documents, n°21, p. 73-77.

Christian ANDREI, Hugues BELLEVIER-ROYAL, Étienne CARTERON