Michael Kohlhaas, Arnaud des Pallières, 2013 (France).
On retiendra d’abord de Michael Kohlhaas son premier plan, qui donne aux deux heures qui suivent leur tonalité, les contamine, revenant décliné de diverses manières dans une sorte de leitmotiv paysager qui préside à la logique d’ensemble du film. La caméra s’attarde longuement sur un affleurement rocheux dans une plaine cévenole que révèle ensuite un plan d’ensemble, tandis que des rafales de vent hurlent dans les oreilles du spectateur et que la lumière change au gré du mouvement des nuages, à la manière de projecteurs balayant l’herbe rase. Arnaud des Pallières, aidé par la superbe photographie de Jeanne Lapoirie, pense ainsi son film dans et par l’espace, d’abord à travers la beauté terrible des paysages des Cévennes.
Et si le film peut paraître ici et là s’étirer un peu en longueur, une chose ne change pas, jusqu’à une dernière scène d’une rare intensité : la beauté électrique et envoûtante de ses prises de vue faisant écho aux yeux métalliques et au visage monolithique de son acteur principal. Le lien entre les deux nous guide : d’un côté le milieu hostile, âpre, certesgris et mornemais aussi cosmique comme les déserts de l’Utah ; de l’autre l’intransigeance d’un Huguenot– la Saint-Barthélemy approche –, dont la lutte pour la justice, implacable jusqu’à l’absurde – et ouvrant des abîmes de réflexion sur l’attitude à opposer à l’arbitraire émanant des institutions –, n’estpas sans rappeler les luttes manichéennes des justiciers de l’Ouest.
Déterminisme à la petite semaine ou mobilisation poétique et hallucinée du paysage, on penche volontiers pour la seconde solution, dans ce fascinant compte rendu de la détermination à toute épreuve d’un homme floué, qui le mènera aux dernières extrémités. Pour deux magnifiques bêtesconfisquées par un jeune baron arrogant puis rendues en piteux état,le vendeur de chevaux monte une armée de gueux, prêt à tout raser sur son passage pour obtenir une justice qu’on lui refuse.
C’est une affaire d’espace, encore, qui déclenche cette guerre, dans une France où l’échelle pertinente est encore celle des quelques jours de marche et, tout au plus, d’une ville lointaine servant de relais approximatif au pouvoir central. Une France où demeurent quelques reliques des péages intérieurs et où, en dépit des interdictions naissantes, il est encore possible pour un petit seigneur de prélever des impôts arbitraires ici et là, par exemple en postant à sa guise une barrière prévenant la traversée d’une rivière.Le processus de désenclavement qui va accompagner l’avènement des États-nations en Europe, autrement dit l’ouverture des premiers « cercles de communication » théorisés par Pierre Chaunu, ne fait que s’amorcer : c’est encore au niveau du village et de la seigneurie que se jouent presque tous les échanges et les rapports sociaux, loin d’une ville que peu fréquentent et, plus encore, du pouvoir central.
La justice, alors, n’est donc pas seulement une institution balbutiante, elle est surtout lointaine, et l’atteindre n’est pas la moindre des difficultés pour qui veut faire valoir ses droits. Parallèlement, l’armée brinquebalante de Kohlhaas se retrouve à deux doigts de prendre une ville mal défendue, impuissante à prévenir à temps des renforts eux aussi trop lointains.
Dans un espace politique en construction, d’une opacité proportionnelle à la piètre efficacité des communications età la faiblesse des relais institutionnels, le personnage de Kohlhaas endosse sans mal quelques grands mythes du cinéma : la tension entre ordre et entropie et l’individu face à l’injustice et l’arbitraire. En somme, un western-Renaissance au cœur des Cévennes.
Manouk Borzakian