Le dernier film de David Fincher, Gone Girl, qui s’est attiré des éloges critiques quasi-unanimes lors de sa sortie l’été dernier, témoigne d’un indiscutable désir géographique, d’une envie affichée de montrer quelque chose de l’Amérique (profonde) contemporaine. La caméra alerte du réalisateur de Panic Room circule dans les suburbs du Missouri, où il scrute le quotidien d’Amy et Nick Dunne, secoué par la soudaine disparition de la première. Couple glamour et, en apparence, idéal, les deux journalistes branchés new-yorkais ont abandonné Brooklyn pour rejoindre la ville natale de Nick et y accompagner les derniers jours de sa mère.
Fincher profite de cet évanouissement inexpliqué pour s’attaquer avec un humour féroce au système médiatique et montrer comment la disparition d’une femme peut devenir, en quelques jours, une question nationale, sur laquelle des animateurs de télévision en mal d’événements choc brodent à l’envi, se repaissant des moindres entailles dans l’image parfaite du couple. Il décrit avec un style chirurgical la montée en épingle de l’affaire, la manière dont les soupçons commencent insidieusement à se porter sur le mari et, surtout, comment l’image des uns et des autres fluctue au gré de sa fabrication continue dans la marmite puritaine du cirque médiatique et de son alternance entre anathèmes définitifs et exercices imposés de contrition publique.
Affaire géographique, affaire scalaire, les chaînes nationales prennent progressivement le relai des télévisions locales, le couple devenant nationalement célèbre quelques semaines durant, tandis que sa maison de banlieue, a priori loin de tout et en particulier de l’agitation des grands centres urbains, se mue en point névralgique à l’échelle du pays. Sans vraiment le dire, Fincher décrit comment les médias omniprésents – voir la scène récurrente du cinéma nord-américain où la clientèle réagit aux images projetées sur les écrans d’un pub – participent activement à la création d’un espace public national, tout en faisant et défaisant les destinées de ceux qu’ils jettent en pâture au public.
A côté de ce pas très élaboré mais réjouissant exercice en forme de « Société du spectacle pour les nuls », Fincher effleure une autre piste, qui aurait pu s’inscrire dans la lignée du très beau The Stepford Wives – film de Brian Forbes, sorti en 1975, à ne pas confondre avec le remake hideusement conservateur de 2004[1]. Dans le journal intime de la disparue émerge en effet la question de ce que cela fait à une femme de vivre dans ces banlieues résidentielles à l’urbanité proche de zéro, où l’assignation sociale au rôle de reproductrice se double d’une assignation spatiale, d’une logique d’enfermement dans un espace résolument incompatible avec toute velléité d’affirmation de soi. Une logique qui se renforce elle-même, les nouvelles arrivantes ayant tout « intérêt », en vue de s’intégrer, à se plier au rôle déjà adopté par les anciennes habitantes – ce que décrit bien le film de 1975.
Il y avait de quoi faire mais, plutôt que d’interroger les rapports de genre et la manière dont les lieux participent à les produire et les renforcer, Fincher s’arrête en route et sert du Hitchcock réchauffé – avec incontournable décoloration de cheveux au menu –, réduit à une peur mêlée de fascination d’hommes un peu benêts pour des femmes aussi fatales que fatalement manipulatrices – une autre version de la crise de la masculinité du grand ado Fincher, quinze ans après Fight Club. Les sourires entendus sur quelques housewives plus ou moins desperate permettent au passage de se mettre le public dans la poche à peu de frais, en évitant de s’attaquer aux choses sérieuses.
Les (malgré tout divertissantes) 2 heures et 29 minutes passées à voir Gone Girl seront donc autant de perdues pour lire le compte rendu du Café géographique avec Charlotte Prieur et Rachele Borghi (« Géographie et sexualité »), réécouter l’épisode de Planète Terre « L’espace urbain est-il machiste ? », ou encore se plonger dans Genre et construction de la géographie, dirigé par Marius Kamala et Yves Raibaud.
Compte rendu : Manouk Borzakian
[1] Sur la comparaison entre les deux films, lire le passionnant texte de Rachel Noël, « The Stepford Wives ou l’enfer conjugal. La peur de l’automatisation des femmes américaines », dans le collectif Les Peurs de Hollywood, aux éditions Anthropos (2006).