Roger Brunet, Nouveaux territoires, nouveaux noms de la France, Hermann, 2021, 238 p., 32 €.

Poursuivant son ambitieuse entreprise toponymique commencée en 2016 avec Trésor du terroir. Les noms de lieux de la France (CNRS Editions), Roger Brunet consacre son dernier ouvrage à la néotoponymie française, c’est-à-dire aux milliers de nouveaux noms créés durant la dernière décennie pour désigner les nouveaux territoires administratifs (communes nouvelles et intercommunalités, nouveaux cantons, nouvelles régions, métropoles…), les nombreux territoires correspondant aux divers dispositifs d’intervention (zones, bassins, pôles, quartiers urbains, nouveaux espaces d’activités, parcs et sites…) et les schémas et périmètres de toutes sortes qui forment un véritable maquis particulièrement complexe. Comme Roger Brunet le souligne d’entrée, « le choix de ces noms n’est pas anodin. Il en apprend beaucoup sur leurs inventeurs, un peu sur les lieux, et il contribue même à éclairer la toponymie traditionnelle. » A l’aide de très nombreuses illustrations (80 cartes et croquis à différentes échelles), l’auteur conduit son étude selon un plan géographique bien adapté à ses objectifs pour conclure sans ambiguïté sur « l’illusion nominaliste » qui l’a trop emporté sur l’action. Tout compte fait, la toponymie est pour Roger Brunet un excellent moyen de réfléchir, parfois avec malice, aux difficultés de l’organisation et de la gestion des territoires français.

Réformer et nommer

Dans le premier chapitre de son livre, l’auteur n’esquive pas la nécessaire synthèse des mutations territoriales que la France a connues, en insistant bien évidemment sur les dernières décennies, tout en évoquant les formes successives prises par les politiques mises en place depuis les années 1960 pour agir sur le territoire. Cela nous vaut un savoureux développement sur ce que sont devenus récemment « les territoires », à savoir un nouveau mantra politico-médiatique, autrement dit « un leitmotiv de l’action politique et des discours associés » dont l’objectif affiché est de « libérer et réarmer les territoires » …alors que l’analyse et la connaissance de ces derniers laissent beaucoup à désirer !

En tout cas il a bien fallu nommer tous les nouveaux territoires créés par les nombreuses réformes de la dernière décennie. Et pour cela, nommer, ou renommer, des lieux (déjà nommés), soit en tirant parti des noms présents, soit en les effaçant et en inventant. Si la diversité des choix est grande, partout s’impose le refus de tout terme jugé dévalorisant comme mal ou mau, bas, voire nord. La néotoponymie devient un art médiatique : les Haut, les Grand, les Belle et Beau, les Cœur, les Opale, Nacre ou Émeraude…fleurissent. Quant aux multiples bio, éco, euro, ils sont légion dans les noms des sites d’activités, sans compter les effets de la mode angliciste du monde des affaires. Roger Brunet rappelle que « nommer est se distinguer dans les deux sens du mot : se différencier et paraître ». C’est pourquoi certains noms nouveaux vont jusqu’à ne rien dire du lieu qu’ils désignent pour seulement tenter de séduire en cédant bien souvent aux effets de mode.

L’exemple des communes fusionnées

L’apparition et la promotion des nouveaux noms sont « inséparables de l’évolution même des formes et des fonctions des territoires, et donc de leurs réformes et de leurs innovations ». Pour cette raison l’auteur a choisi de les analyser conjointement. D’où l’organisation impeccablement logique du plan de l’ouvrage qui étudie successivement les communes nouvelles, les nouveaux cantons, les intercommunalités, les nouvelles régions, les métropoles, les pays, etc.

Choisissons l’exemple des communes nouvelles pour donner un bref aperçu de la richesse du travail de R. Brunet. Depuis 1790 les communes françaises ont connu plusieurs phases de fusion qui ont rarement fait apparaître des noms nouveaux. Mais la phase active de fusions des années 1970 change la donne avec une première création significative de noms nouveaux. C’est à partir de 2011, et surtout de 2016 à 2019, que de nouvelles attitudes sont adoptées : « on fusionne plus volontiers et l’on en profite pour inventer de nouveaux noms ». La loi de réforme des collectivités territoriales (RCT) de 2010 a créé la catégorie des « communes nouvelles ». La France des 40 000 communes (40 200 en 1802) est devenue la France des 35 000 communes (34 841 en métropole en 2019 auxquelles il faut ajouter les 129 communes des départements d’outre-mer). S’ensuit une série de constats sur le nombre des communes qui fusionnent, les différences régionales, les conséquences financières et administratives, avant l’étude fine et souvent passionnante des noms choisis par les communes nouvelles (des choix faits par les municipalités, puis approuvés ou modifiés par les préfets).

Comment s’identifier, c’est-à-dire comment se distinguer et se faire reconnaître ? Les voies de la distinction privilégient souvent la promotion, la publicité, la parade. Certaines communes nouvelles décident de ne conserver que le nom de la commune principale, quitte à lui accoler un augmentatif (comme grand ou villages) ou le nom du pays ou même de la région avec de très nombreuses nuances. Ainsi Mézidon commune nouvelle se nomme désormais Mézidon-Vallée-d’Auge. Une autre solution à la fusion consiste à additionner les noms des associés mais la difficulté commence lorsqu’il s’agit de regrouper trois ou quatre communes, donc d’additionner trois ou quatre noms. C’est pourquoi une troisième solution préfère démanteler les noms des anciennes communes pour n’en retenir qu’une partie avec parfois des manipulations plus ou moins radicales (on est allé jusqu’aux acronymes !). Une autre façon de ne favoriser ou défavoriser aucune commune fusionnée consiste à choisir un nom existant, mais considéré comme neutre : Les Hauts d’Anjou, Monts-sur-Orne, Val-de-Fier (succès manifeste du mot Val). En s’appuyant sur des noms existants, on a pu se contenter de ceux des rivières ou des étangs, des lacs ou des marais. Les rives, les bords et les portes sont également sollicités, tout comme les bois et bocages, les villes neuves et châteaux, etc. « De nombreux noms n’ont de sens que par leur recherche d’originalité ». Dans ce cas, tout en citant de nombreux exemples, l’auteur ne peut s’empêcher de pointer des « platitudes anonymes » et même des outrages à la langue française qui toutefois sont « peu de chose par rapport aux lourdes fantaisies des noms d’intercommunalités » ! (voir chapitre IV de l’ouvrage).

Enclaves, queues et bizarreries des contours des territoires

Un chapitre particulièrement savoureux (chapitre VI : Enclaves et embrouilles) souligne les grossiers artifices appliqués au respect formel de l’obligation légale de continuité territoriale des communes et intercommunalités dans un pays où l’on n’a pas su régler les contradictions avec le joyeux désordre des limites anciennes et même nouvelles. On recense un peu plus de 120 enclaves en France qui appartiennent à plusieurs catégories : « soit des parties d’un département ou même de région dans un ou une autre, ou entre deux autres ; soit une partie d’intercommunalité dans une autre ou entre deux autres ; soit une commune entière à l’intérieur d’une autre ; soit une fraction de commune dans une autre ou entre d’autres ».

R. Brunet propose une étude passionnante de la création de ces enclaves, évoquant notamment les pacages réservés, les appropriations forestières, le jeu entrecroisé des possessions seigneuriales et des biens d’Eglise, le rôle des modifications de l’environnement, celui de la présence d’anciennes places fortes ou encore de la croissance de certaines villes, etc. Il faudrait citer les nombreux exemples étudiés avec le concours fréquent de cartes en couleur particulièrement éclairantes. « Les récentes fusions ont pu faire apparaître des enclaves nouvelles en dépit des lois », ce qui occasionne parfois « des formes étranglées et imbriquées ».

Quant aux « queues et ficelles », elles rendent, elles aussi, difficile la gestion de certains territoires. Les récentes réformes territoriales sont à l’origine de nouvelles distorsions et étrangetés, avec « des formes territoriales distordues, éloignant certains villages de leur centre de services ». La figure des coteaux nord-pyrénéens forme à cet égard un cas emblématique d’enchevêtrement et d’interpénétrations.

Feu l’aménagement du territoire, jeux de mots et réalités des territoires

Roger Brunet a joué un rôle actif et ancien dans l’aménagement du territoire, il a été membre du Comité national de l’aménagement du territoire et du Comité scientifique de la DATAR. Son dernier ouvrage marque le point d’orgue d’une carrière qui a su conjuguer l’enseignement et la recherche ainsi que ce qu’on appelait en d’autres temps la « géographie appliquée » en matière d’aménagement du territoire. Derrière l’étude toponymique, riche et rigoureuse, des « nouveaux noms de la France » se lit une réflexion stimulante sur l’évolution des réformes successives que l’Etat a conduites depuis plus de sept décennies pour gérer son territoire : « de l’aménagement aux soins palliatifs » (titre de la dernière partie du chapitre IX). Surtout depuis dix ans, les incohérences et contradictions apparentes de ces réformes sont telles que l’auteur s’estime en droit de « se poser des questions sur la solidité et la clarté de l’ordre républicain appliqué au territoire ». Après le rappel de diagnostics parfois cruels (notamment sur la taille des régions, sur la réalité du ruissellement et des coopérations), R. Brunet dénonce le récent « prétendu droit à la différence », les formules publicitaires creuses (comme la « fin des territoires ») et la vacuité des figures de style construites avec le mot « territoire » (« réinventer notre territoire », « libérer les territoires », « réarmer les territoires »). Il rappelle qu’il est malheureux de réserver le mot « territoires » aux seules « portions mineures de la nation, pauvres, rurales et appauvries » car « les villes et les métropoles, comme les campagnes prospères, sont aussi des territoires ». S’ensuit une définition des territoires qui mérite d’être citée in extenso :

« Tout lieu, toute personne appartient à plusieurs territoires : commune, quartier, intercommunalité, département, région, pôle, zone, bassin d’emploi ou « de vie », parc, réserve, etc. Certains sont dotés d’organes de gestion et de décision. Ils changent, évoluent, se peuplent ou se dépeuplent, s’équipent ou perdent des services et des emplois, mais il y a toujours des lieux et des espaces organisés, vécus et ressentis comme territoires et patrimoines partagés, dont il faut préserver et souvent améliorer l’écologie, servir et soutenir les habitants, tout en leur confiant une part étendue de responsabilité. » (dernières lignes du livre, pages 224-225).

L’étude toponymique a servi de révélateur à la réflexion géographique qui a redonné tout son sens au territoire, notion centrale de la discipline.

 

Daniel Oster, mars 2021