Obscurs réseaux (Zero Dark Thirty, Katherin Bigelow, 2013, USA)

zdtAvec Mensonges d’État, Ridley Scott décrivait avec brio, en 2008, une spectaculaire mise en réseau du Monde : téléphones mobiles, connexions internet, satellites et autres drones y permettaient l’ubiquité, quoique parfois illusoire, d’agents de renseignement de moins en moins présents physiquement sur le terrain. Kathryn Bigelow, quiretrace dans son dernier film la traque d’Oussama Ben Laden par la CIA, reprend l’idée et systématise le propos. C’est dans la profusion de lignes et de tubes, que la réalisatrice se plaît à filmer dans un beau travelling sur d’innombrables fils reliant à un central téléphonique au son d’innombrables voix se répondant à des milliers de kilomètres, que réside l’intérêt majeur de ce Zero Dark Thirty par ailleurs bien difficile à défendre.

Bigelow, qui tisse les communications numériques tout au long du film, menace mêmed’aller plus loin que Scott, en suivant deux pistes prometteuses. La première montre comment espaces topographiques (les territoires, marqués par la continuité) et topologiques (les réseaux, marqués par la connexité) se superposent plutôt qu’ils ne s’annulent ou s’affrontent.C’est l’enjeu d’une scène où l’un des messagers de Ben Laden est repéré après de longues recherches, grâce à son téléphone et au beau milieu d’un souk tout ce qu’il y a de plus matériel, momentqui compte parmi les quelques réussites du film.

Sur un autre registre, la réalisatrice nous mène entre les nœuds hétérotopiques d’un étrange réseau, lieux semi-invisibles et reliés par des trajets en voitures blindées, avions militaires et hélicoptères furtifs : ambassade nord-américaine en forme de forteresse à Islamabad ou Kaboul, prison secrètepolonaise, base militaire identique à toutes les autres perdues comme elle au milieu des déserts afghano-pakistanais, c’est à chaque fois une sorte d’effet tunnel généralisé et permanent qui caractérise l’espace vécu de ces enquêteurs-tueurs de l’ombre, semblant les couper irrémédiablement du monde qui les entoure et les enfermer dans leur logique implacable, gouvernée par des idéaux que le film se garde bien d’interroger.

Tout cela aurait pu être passionnant, stupéfiant mais, à l’image du reste du film, le brio de la mise en scène ne suffit pas. Étouffé par l’impératif de coller aux faits, rien qu’aux faits, le film semble s’interdire toute conclusion, toute montée en généralité, toute réflexion sur ces spatialités de l’ombre et, finalement, ne nous montre pas grand-chose. On ne saura pas ce que pense Bigelow de ces espaces : ils sont faits de fils tissés entre des non-lieux à l’atmosphère pesante, certes, mais encore ? Que nous disent-ils sur le rapport des agents de la CIA à la pertinence de leur mission – tuer Ben Laden –, au bien-fondé de l’objectif plus large qu’ils poursuivent – protéger « la » patrie – ou encore à cette altérité à laquelle les vitres blindées de leurs voitures et les murs des ambassades leur garantissent de n’être jamais vraiment confrontés ? Pas plus qu’on ne saura ce que la réalisatricepense des tortures commises dans les geôles de la CIA et constituant l’essentiel des premières scènes, d’ailleurs assez éprouvantes : atrocités impardonnables ou mal nécessaire ?[1]

Scott concluait habilement son film en mêlant à sa fascination pour les moyens de télécommunication modernes un rappel salutaire sur le rôle irremplaçable, au moins dans certaines situations, des interactions en face à face. Il mettait surtout en scène un personnage pas suffisamment cynique pour ne pas être rattrapé par ses sentiments et finalement contraint de remettre en question ses certitudes par amour pour une étrangère. Bigelow, de son côté, nous montre comment l’altérité – des individus mais aussi celle que recèlent les espaces qu’ils habitent – demeure irrémédiablement tenue à distance : lors de l’assaut nocturne de la résidence où se terre Ben Laden, c’est à travers des lunettes à infrarouges que les militaires se frottent au terrain. Elle nous présente des personnages incapables de toute réflexivité – le tortionnaire n’arrête pas de torturer parce qu’il se pose des questions, mais parce qu’il est fatigué – et enfermés dans un monde horriblement étriqué, sur lequel elle aurait pu nous dire bien des choses.

Le cinéma, comme les sciences sociales, ne peut se contenter de faits pour construire une pensée sur l’espace et la société. Les réalisateurs obsédés parles « faits réels » et la recherche d’une objectivité mécanique, deux illusions que les scientifiques ont depuis longtemps cessé de contempler, ne risquent pas de nous apprendre grand-chose sur le monde.Dès lors, lancée à la poursuite de ces deux chimères, Bigelow s’interdit de tirer le maximum de la force latente de son sujet.

 


[1] À ce titre, ceux qui accusent le film de faire l’apologie de la torture – sur le registre : la fin justifie les moyens – n’ont sans doute pas plus raison que tort : bien malin qui devine ce que pense de tout cela Bigelow qui, cachée derrière les faits, rien que les faits, se garde bien de formuler le moindre avis et voudrait se contenter de « témoigner ».