Only lovers left alive (Jim Jarmusch)
Durée : 2h03
Nationalités: Allemagne, Grande Bretagne, France, Chypre, Etats-Unis.
Adam et Eve sont deux amants qui traversent les siècles. Leur géographie amoureuse est perturbée par l’arrivée inopportune de la petite sœur d’Eve.
Détroit/Tanger : Ombres et décombres
Jim Jarmusch, avec Only lovers left alive confirme son goût des corps flottants avecune assez mordante et poétique étude de cas Détroit/ Tanger. De cet « Habiter en vampires des urbanités abimées », il y a de quoi apprendre : Jarmusch planque ses strangers dans les maisons abandonnées d’un Détroit spectral ou d’un coup de vol de nuit dans les tortueuses ruelles peuplées d’ombres de la kasbah de Tanger.
Il y a aussi de quoi prendre dans le traitement visuel, subjectivant, de cette « bulle flottante » formée par ce couple multiséculaire. A distance, à Détroit, Adam observe la rue par sa caméra de surveillance ou depuis l’entrebâillement de son épais rideau comme Eve qui, à Tanger, regarde la rue depuis son balcon. A corps perdus mais réunis, les dérives urbaines, baignent dans des riffs de guitares. Elles se traduisent à l’écran par des travellings sur un Détroit détruit devenu la « wilderness » d’Adam ou des marches caméra à l’épaule à travers « la ville des étrangers », marches interrompues par des locaux interpellant en anglais les deux allogènes en pensant savoir ce dont « ils ont besoin ». Enfin, il y a de quoi s’éprendre pour ce drame romantique qui détourne avec humour les codes cinématographiques du genre pour mieux brouiller spatialités et temporalités. Après tout, où est le « Nord », le « Sud » quand votre passe-temps favori est de tourner sur vous-même en écoutant dans votre salon de vieux disques ? Pour nos goules underground – forcément un peu snobs – Los Angeles est en tous cas la capitale des « zombies » (qui est le terme péjoratif pour qualifier l’humanité) et quant au développement durable, il apparaît, évidemment, bien relatif, quand on est (presque) immortels : selon l’elliptique Eve, Détroit, capitale déchue de l’industrie automobile, renaîtra, « parce qu’il y a de l’eau » et que les guerres pour l’or bleue menacent… Bref, il y aurait là de quoi avoir envie de faire entrer une classe de Seconde, par exemple, dans l’antimonde dépeint par Jarmusch.
La signature Jarmusch : écart à la marge, temps suspendus et espaces fluides
Une fois encore, Jarmusch, met en scène la géographicité propre à son œuvre : il figure un mode d’existence sur la terre fondé sur un écart existentiel au monde, à ses réseaux et à ses temporalités. Au cœur de la nuit urbaine, les anti-héros jarmuschiens sont « librement prisonniers » (1), comme l’étaient les clients des taxis de Night on Earth (1990), même si Adam et Eve seraient plus des hors les lois que les hors la loi de Dawn by law (1986). Dans la généalogie des personnages du cinéaste (2), ils prennent nettement la place du samouraï hors du temps suspendu sur les toits des immeubles d’un New Jersey en chantier de Ghostdog (1999) et celle de Don Johnston (Bill Muray) amené à ré explorer son passé amoureux dans la monotonie du réseau autoroutier états-unien avec pour seule boussole une cartographie éclatée tirée de Mapquest(BrokenFlowers, 2005). Cet écart, produit d’une suspension dans le temps à laquelle répond les mobilités des personnages dans l’espace, se retrouve encore dans The Limits of Control(2009). Parce que décalés, les vampires d’Onlyloversleftalive renvoient au monde sa propre étrangeté : dans ses différents stops à Détroit et à Tanger, Jarmusch a l’ambition d’éviter de tomber dans les affres de la ballade touristique ou ce que les habitants de Détroit appellent le « ruinporn » (3), en cherchant à s’élever à une archéologie du contemporain par l’exploration de ses scories. Le choix des lieux révèle ainsi une recherche de contre-point : filmer à Détroit devenue la capitale des tournages de films d’horreur made in US, filmer à Tanger, destination récemment privilégiée par les délocalisations hollywoodiennes (La Vengeance dans la peau par exemple) c’est aussi, en effet, se poser à contre courants représentationnels.
Faces livides, « classe créative »
Esthètes et cultivés, participant, en secret, au patrimoine culturel de l’humanité, Adam et Eve ont finalement tout du mythe des pionniers gentrificateurs. Ils vivent la nuit, reclus loin de la basse humanité, dans les lieux abandonnés, ne sortant que pour un bon petit concert pour happy few, une antiquité vintage ou pour s’approvisionner clandestinement en hémoglobine. Ils envisagent les espaces urbains comme des scènes musicales et littéraires sur lesquelles ils agissent en backstage réinsufflant dans des lieux morts le génie de la créativité, expliquant ainsi de manière romantique leur résilience. Cet arpentage, Jarmusch le nourrit de son expérience de la désindustrialisation, lui le natif d’Akron (Ohio), ex ville du pneu. Il le façonne de ses goûts musicaux à l’image du détour par la maison de Jack White et d’un concert privé de Yasmine Hamdan. Il y projette aussi ses fantasmes : Détroit, viril, industriel et rock et Tanger, féminine, orientale, épaisse de son historicité mystérieuse sont deux buttes témoins de l’effondrement du monde. Il y met surtout ses rêves de cinéaste : ré enchanter au cœur de la marge.
Bertrand Pleven (Géographie-Cités)
1. Pour reprendre la belle expression de Joséphine Affolter dans son mémoire de Licence portant sur la géographie littéraire de la nuit, « La Nuit, espace de rêve » sous la direction de Jean-Bernard Racine (Université de Lausanne, 2006), en ligne http://doc.rero.ch/record/6164/files/AFFOLTER_memoire.pdf
2. Pour aller plus loin, on se reportera aux textes pour les Cafés de Frédéric Bouvier et Pierre Raffardportant respectivement surBrokenFlowers et Limits of Control.
3. Le terme- que l’on peut traduire par la « pornographie des ruines »- est évoqué par Jim Jarmusch lui-même dans l’excellente interview donné à Télérama : http://www.telerama.fr/cinema/jim-jarmusch-les-vampires-sont-des-outsiders-dans-lesquels-je-peux-me-retrouver,108634.php