Exposition « Pierre Bonnard. Peindre l’Arcadie », Musée d’Orsay, du 17 mars au 19 juillet 2015
Depuis trente ans l’œuvre de Pierre Bonnard (1887-1947) fait régulièrement l’objet de grandes expositions à Paris qui prouvent l’actualité contemporaine de l’artiste. D’abord la grande rétrospective du Centre Pompidou en 1984, puis celle du Musée d’Art moderne de la Ville de Paris en 2006, et enfin celle d’aujourd’hui au Musée d’Orsay.
Le fil rouge de cette dernière, « Peindre l’Arcadie », souligne le thème qui unifie le mieux les différentes périodes du peintre, celui d’une « recherche passionnée entre l’homme et la nature » (Guy Cogeval). Au gré de 150 peintures et photographies d’époque, l’exposition montre un Pierre Bonnard arcadien, surtout soucieux d’explorer sa propre intimité. Mais derrière le « peintre de la joie de vivre » dont les meilleures armes sont un sens aigu de la lumière et l’attrait pour les couleurs vives se cache un artiste doué d’ « une incroyable propension à aller vers un monde idéal ».
Une œuvre vieillotte ou d’une étonnante modernité ?
L’historien de l’art Jean Clair souligne que « Bonnard avait à peine trois ans de moins que Toulouse-Lautrec et deux ans de plus qu’Henri Matisse. Jeté sur ce gouffre de temps, le bord auquel il appartint reste incertain : le siècle dernier dont il serait le représentant attardé ou bien ce premier demi-siècle dont, à l’égard de Matisse, il serait la figure éminente ? ». Pendant que Picasso, Braque, les surréalistes attiraient les regards, Bonnard, de son côté, élaborait une œuvre indépendante et inclassable sans tenir compte des mouvements majeurs de son époque. Ainsi, il vivra toute la seconde partie de sa vie dans le Midi, au Cannet, avec sa femme et ses chiens.
Mais derrière les apparences d’un bonheur intimiste et du charme de la vie bourgeoise, l’artiste traque l’angoisse dans le visage humain, crée une sensualité trouble dans les nus répétés à l’infini et exprime même la peur devant le tragique de la vie. Par quel langage pictural ? Pour le peintre, « un tableau est une suite de taches de couleurs qui se lient entre elles et finissent par former l’objet sur lequel l’œil se promène ? ». Avec le temps, la touche se fait plus rapide et plus nerveuse, la lumière plus ombreuse. Des assemblages inédits et exacerbés de couleurs participent à un jeu où l’espace et la réalité s’entremêlent.
Peindre l’intime
Longtemps a prévalu une lecture hédoniste de l’œuvre de Bonnard. Il est vrai que le bourgeois que fut le peintre a représenté inlassablement la communauté familière et douce de ses proches, sa famille et ses amis, constituant ainsi une sorte de biographie idyllique. Compagne d’une vie, Marthe, qui hante quasiment toutes les toiles, est le gardien de cet univers clos. Pourtant, partout règne une prégnante mélancolie. Et surtout, le vrai sujet de Bonnard n’est-il pas la peinture elle-même avec ses recherches sur la nature de la vision et ses compositions savantes faisant fi des règles classiques de la perspective ?
Peindre la nature
« L’art ne pourra jamais se passer de la nature. » (Propos de Pierre Bonnard, cité par Anatole Jakovsky, Arts de France, n°11-12, 1942). En réalité, la nature n’a cessé de prendre de l’importance dans l’œuvre de Bonnard pour constituer un élément décisif dans la conquête d’un art libre et indépendant. C’est surtout à l’aube du XXe siècle que l’attraction de l’artiste pour la nature se manifeste comme en témoigne sa belle série de photographies de Marthe et de lui-même.
Un besoin régulier de communion avec la nature va alors le conduire à explorer cette nature primitive et universelle qu’il recherche. Il s’agit d’une véritable quête initiatique qui privilégie les frémissements de la couleur pour rendre compte de la nature considérée désormais comme un être en soi. Au moment même où de nombreux peintres cherchent à réduire la variété des couleurs au profit de la forme, Bonnard déploie une gamme colorée d’une infinie richesse, allant des verts aux orangés et aux mauves. Pour cela, il choisit soigneusement ses lieux de vie comme ses villégiatures temporaires et finit par s’installer définitivement dans le Midi de la France.
Marthe nue
Marthe, la compagne d’une vie, devient en même temps la muse de l’œuvre de Bonnard. « Tandis que les œuvres érotiques d’un Picasso ou d’un Rodin témoignent, dans leur bouillonnante ardeur, du désir de posséder le corps représenté et d’en jouir sans entrave, celles de Bonnard cherchent dans l’abandon qui suit la fusion charnelle à contempler une dernière fois ce corps détaché qui s’éloigne. » (Philippe Comar, Catalogue de l’exposition, Musée d’Orsay/Hazan, 2015).
Les premiers nus représentant la jeune Marthe expriment une sensualité insouciante qui pousse le marchand Ambroise Vollard à proposer au peintre l’illustration des poèmes de Verlaine. D’autres nus illustrent le thème de la toilette tandis que certaines toiles mêlent clairement les sources anciennes à la vie quotidienne. La très belle série des nus dans le bain des années 1930 a suscité de nombreuses interprétations mais pour Bonnard « le seul terrain solide du peintre, c’est la palette et les tons, dès que les couleurs réalisent une illusion, on ne les juge plus, et les bêtises commencent. » (lettre de Pierre Bonnard à Henri Matisse).
Autoportraits
Que d’autoportraits peints, dessinés ou gravés tout au long d’une vie ! Pourquoi se représenter aussi souvent ? S’agit-il d’ « illustrer » un récit de sa vie ? Non, ce n’est pas cela, car les autoportraits de Bonnard interdisent que l’on puisse en déduire le moindre récit selon le critique Pascal Bonafoux qui s’y connaît en autoportrait (voir Pascal Bonafoux, L’autoportrait au XXe siècle, Moi je, par soi-même, éd. Diane de Selliers, 2004). Même Le boxeur où l’artiste, torse nu, se tient debout devant la glace d’une salle de bains ne permet pas d’apporter la moindre réponse à toutes les questions que l’on peut se poser sur la main levée ou sur l’attitude générale. Est-ce contre le temps que le peintre lève ainsi le poing, ou contre la peinture même ? Il faut plutôt méditer ce propos de Bonnard : « Il ne s’agit pas de peindre la vie, il s’agit de rendre vivante la peinture. »
Quant aux autoportraits angoissés des dernières années ils traduisent l’inquiétude et même le désarroi, formant sans aucun doute la part le plus secrète et la plus sombre de l’œuvre de Bonnard.
La dernière toile
« Pierre Bonnard a commencé l’Amandier en fleur, son dernier tableau, au printemps 1946, et n’a eu de cesse, dit-on, de rajouter, au fil des mois, des fleurs et du blanc. Quelques jours avant sa mort, le 23 janvier 1947, à bout de forces, il a demandé à un ami de l’aider à couvrir de jaune le petit rectangle de terrain, qu’il avait peint en vert, en bas à gauche du tableau, un jaune d’or, dit l’ami. » (Patrice Robin, Libération, 28 décembre 2014).
Ultime hommage à la vie, le tableau fait cohabiter du noir et du blanc pur (pour les branches et les fleurs) avec des couleurs vives (des bleus et des jaunes principalement). Bonnard a écrit dans ses notes : « Il faut rendre possible les couleurs fortes dans la lumière par le noir et le blanc voisin.» La simplicité et l’audace tout à la fois…
Daniel Oster, mai 2015