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Ces photographies ont été prises dans le cadre d’un repas géographique, organisé par les Cafés géo. Les vins de la soirée peuvent tous être considérés comme « nature ». L’expression « vin nature » ou « vin naturel » interpelle le géographe. La géographie pouvant se définir comme l’étude des relations entre nature et sociétés, elle s’est depuis longtemps emparée du vin pour l’étudier. C’est en effet un produit des sociétés dont l’élément de base, le raisin, est « naturel » (biotique). Les guillemets autour de « nature » et « naturel » sont là pour rappeler que la nature est une construction sociale, qui n’existe que par l’idée que les sociétés s’en font. Le terme « vin nature » est donc intéressant ainsi que l’émergence de son marché. La visibilité du « vin nature » sur le marché est relativement nouvelle et redessine la France du vin, du producteur au consommateur. Pour s’en rendre compte, il faut d’abord définir ce qu’est le ou les « vins nature » et expliquer l’émergence de son marché actuellement.

Le « vin nature », qu’est-ce que c’est ? La géographie est-elle utile à son étude ?

Le « vin nature » peut être défini simplement comme un vin produit sans intrants. Ce qui se traduit par exemple par une absence de pesticides et d’engrais chimiques pour la vigne, de conservateurs pendant la vendange et de levures ajoutées pendant la vinification. Les techniques de filtrage et de collage sont également interdites, tout comme les innovations technologiques considérées comme violentes pour le vin (osmose inverse, micro-oxygénation, …). L’Association des Vins Naturels (AVN) autorise cependant l’ajout de soufre en petite quantité1. L’association des vins S.A.I.N.S. l’interdit totalement2.

Les intrants autorisés dans le vin en fonction des labels (réalisé par l'Association des vins S.A.I.N.S.)

Les intrants autorisés dans le vin en fonction des labels (réalisé par l’Association des vins S.A.I.N.S.)

La majorité des « vins nature » ne sont pas labellisés AVF ni S.A.I.N.S. car il existe une grande diversité d’acceptation du terme ainsi qu’une volonté de ne pas entrer dans les jeux de labels. Quoi qu’il en soit, le terme « vin nature » n’a aucune valeur légale. Le point commun des définitions est l’opposition à une industrie viti-vinicole de grands groupes, de grandes caves coopératives, … un modèle diabolisée pour sa mécanisation et ses intrants. C’est pourquoi on peut lire que le « vin nature » ne peut exister qu’en petites quantités, vendangé à la main par des vignerons indépendants3, comme si c’était un gage de « naturalité » du produit.

L’absence d’intrants permet de limiter la distance entre le terroir et le goût du vin, et donc de retrouver un peu de géographie physique dans notre verre. En effet, l’absence de produits œnologiques ainsi que l’utilisation rare de fûts de chêne pendant la vinification limite le nombre de facteurs faisant le goût du vin. Olivier Cousin, viticulteur, explique sur France Inter4 que le vin c’est 85 % d’eau, 12 % d’alcool et donc 3 % de terroir (matières sèches) qui peut être dilué par les intrants. L’analyse du sol, de la vigne, du climat et de la météo – autrement dit du terroir physique – donne plus d’informations sur un « vin nature » que sur un vin classique. Cependant, l’analyse à micro-échelle (de l’ordre de l’hectare) demande une grande précision dans les données, et les liens entre terroir physique et goût du vin présentent des marges d’erreur trop importantes pour être exploitables. De plus, le terroir c’est aussi un savoir-faire régional et individuel. C’est pourquoi la stricte étude physique ne suffirait même pas à comprendre un vin. L’apport de la géographie à la compréhension du goût des « vins nature » est plus important que pour les vins classiques, mais semble encore bien loin d’expliquer ce qu’il y a dans notre verre.

Pourquoi est-ce nouveau ? Quel système d’acteurs peut-on mettre en évidence ?

Ce que la géographie peut apporter à l’étude des « vins nature » vient peut-être plus du côté de la géographie dite « humaine ». On peut expliquer la mise en place de ce nouvel engouement pour les « vins nature » par une réflexion sur l’espace et les jeux d’acteurs.

A petite échelle tout d’abord, on peut estimer que la prise de conscience de la finitude de notre planète mène à l’émergence d’un nouveau paradigme de conservation, voire de préservation de notre environnement. Dans les années 1970, les premières photos satellites de notre planète laissent apparaître que l’espace des hommes est clos. Le rapport Meadows (1972) alerte l’opinion mondiale sur la finitude des ressources de la Terre. Or 20 % des pesticides en France sont déversés sur les vignobles (alors que ceux-ci ne représentent que 4 % des surfaces agricoles) et on les retrouve dans nos bouteilles à des doses inquiétantes. Ces pratiques sont souvent considérées comme non durables et non saines pour la planète, faisant de l’argument écologique un élément important pour le choix d’un « vin nature ».

En relation avec le contexte global, certains acteurs à échelle souvent individuelle produisent, distribuent et consomment du « vin nature ».

La production

Les producteurs de « vins nature » sont très divers, nouveaux viticulteurs, viticulteur reconvertis ou encore viticulteurs nature depuis la nuit des temps. Dans les films de Jonathan Nossiter6 on peut voir un viticulteur qui n’a jamais eu accès aux produits chimiques et œnologiques. Il fait du « vin nature » depuis des générations par défaut, n’ayant pas les moyens d’acheter des pesticides ou autres intrants (cas que l’on retrouve plutôt dans les pays dits du « Sud »). On y voit aussi des viticulteurs qui s’installent directement en « vin nature ». Enfin beaucoup de vignerons se convertissent au « vin nature », pour des raisons idéologiques ou pour diversifier leur production et leurs connaissances (plutôt dans les pays dits du « Nord »). Les raisons de ce choix par les vignerons sont diverses et souvent individuelles. C’est pourquoi je vous conseille d’écouter ou lire ces histoires, à travers une interview, des films ou une bande dessinée7.

La distribution

La cave d’Ivry, où la dégustation à eu lieu, ouvre au début des années 2000. C’est, me semble-t-il une date clef, qui correspond également à la période où émergent les bières dites « craft »8. On peut penser que la récupération du « bio » et du « développement durable » par les grands négociants et la grande distribution est concomitante de l’arrivée des vins nature chez les vignerons et les cavistes qui se veulent « more than organic » (« plus que bio »). Il faut noter que les premières caves de « vins nature » apparaissent à Paris à la fin des années 1980, et que la France est pionnière, principale productrice et consommatrice de « vins nature »9. Le marché japonais est également important. Par exemple, la cave des Papilles (qui existe dans sa forme actuelle depuis 2001) propose un site internet en Français, Anglais et Japonais10.

La consommation

Pourquoi achète-on du « vin nature » ? Une étude a été publiée en ce qui concerne le vin bio, dont les problématiques sont semblables11. Elle met en évidence que la question de la santé et de l’environnement sont les principaux facteurs motivant un tel achat. La responsabilité des sulfites dans les maux de tête est mise en avant par les consommateurs sondés lors de l’étude. La santé (individuelle) et l’écologie (à plus petite échelle) sont deux arguments largement répandus, mais ce ne sont pas les seuls. On peut émettre une autre hypothèse sur l’émergence des « vins nature » en relation avec l’augmentation du nombre de cavistes. Le consommateur ne viendrait pas chercher du « vin nature » spécifiquement, mais un petit commerce, spécialiste, proche de chez lui. L’importance d’une histoire à raconter autour de la bouteille achetée ne doit pas être négligée, en particulier loin de la France viticole (en milieu urbain par exemple). Or les cavistes peuvent plus facilement s’orienter vers les « vins nature » que la grande distribution (Nicolas, Monoprix, Lidl, …). En effet, les quantités achetées sont plus faibles, les intermédiaires sont moins nombreux, les relations avec les clients et les clients eux-mêmes sont différents, ce qui permet de prôner l’originalité du produit plus facilement.

Ces thématiques font actuellement l’objet d’une thèse, débutée en 2013 par Arnaud Delamarre dont l’intitulé est : Les territoires urbains et les nouvelles consommations : néocavistes et nouveaux consommateurs de vin.

Quelles conséquences sur l’étude des vins en France ?

Cette nouveauté sur le marché entraîne une nouvelle géographie de la France vinicole. Ces nouvelles consommations ne se font plus par une région (un Bordeaux, un vin du Sud-Ouest, …) ni par une AOC (Sancerre, Chablis, …) mais par une pratique de la terre et de la vinification. « Je voudrais un vin bio, un « vin nature »… ». Ce ne sont plus les mêmes régions ni les mêmes types de vigneron qui profitent de ce nouveau marché. Le Jura par exemple est à 25 % en bio12, ce qui en fait un grand vignoble pour ce type de marché proportionnellement à sa faible superficie (2000 hectares). De plus, faire du « vin nature » est un pari risqué, et il est plus aisé de faire ce type de pari sur des parcelles peu chères, ou déjà largement rentabilisées. Et ce pari est moins risqué dans des régions où le climat est plus clément pour la vigne. C’est pourquoi la géographie des « vins nature » tend à dessiner une géographie des vignobles français singulière.

Les très grands vins et le vin nature

On peut penser que les vins mondialement connus peuvent prendre le risque de limiter les intrants et la productivité, et donc faire un « vin nature » sans le revendiquer. Cela permet de pérenniser le sol avec peu de pesticides, et une année avec très peu de Romanée-Conti par exemple, permet de vendre les bouteilles plus chères, par un effet de rareté. Faire du « nature » sans le dire chez les grands, c’est le cas ça et là en Bourgogne particulièrement13. Cependant il serait intéressant, mais difficile, de s’y pencher de plus près, comme le suggère cette petite anecdote personnelle. Lors d’un « colloque » intitulé « Vin et santé » à la Pitié-Salpêtrière en janvier 2014, organisé par l’association des vins de France, ma question sur les pesticides et l’étude de Que choisir ? a fait l’objet d’une réponse claire de la part du médecin (c’est dangereux pour le vigneron, pour le consommateur c’est mauvais mais négligeable). Mais l’intervention suivante de la salle (un vigneron) était : « D’abord je voudrais ajouter que l’étude de Que choisir ? n’a pas été faite sur des grands vins » comme s’il s’était senti attaqué. Un second vigneron m’a alors précisé que la question était vive entre « grands » vignerons. Les grands vins appartiennent à un autre monde, et leur fabrication, majoritairement conventionnelle, peut également être « nature ».

Les grandes AOC à l’opposé du « vin nature » ?

Longuement analysés dans le film Mondovino (voir note 6), les grands vins à la technicité parfaite semblent être à l’opposé des « vins nature ». Si les très grands vins sont la noblesse, les « vins nature » représentent la haute bourgeoisie. Plus populaires dans les pays anglo-saxons qu’en France, on retrouve les Bordeaux (Pomerol, Saint-Emilion, etc.), les vins de Chablis (voir Y. Ichikawa, assez critique à leur égard14), les grands noms du Rhône, etc. Les intrants sont très présents, mais les vendanges sont souvent faites à la main, la vinification est le cœur de la production. L’œnologue fait le vin, et non le vigneron, c’est presque de la cuisine moléculaire pour un résultat proche de la perfection. Quelle perfection ? Celle qui permet de vendre son vin très cher. C’est-à-dire au plus proche des exigences de la notation des guides du vin (celui de Robert Parker et du Wine Spectator pour la clientèle anglo-saxonne). Concentré, légèrement boisé, bref, celui qu’on boit à Noël avec le gibier. Dans une géographie du « vin nature », les vignobles de Bordeaux, des Côtes du Rhône, de Champagne sont bien moins présents que dans la géographie classique.

Les appellations et leur grande hétérogénéité

Voici la classe moyenne des vins, les AOC sans renommée particulière à l’international. On y retrouve de tout, dont des « vins nature ». Mais c’est avant tout l’industrie agro-alimentaire qui est très présente, 8 % des Bordeaux sont achetés par Lidl par exemple15. Ce ne sont pas des bouteilles au prix à trois chiffres, mais les appellations « Bordeaux » et « Bordeaux supérieur » en majorité. On retrouve également les AOC Bourgogne, beaucoup de vins d’Alsace, le Champagne, la Loire, le Sud-Ouest et les IGP du Languedoc-Roussillon, la majorité des Beaujolais … Bref, ce sont les vins de supermarché. Ceux-là aussi semblent représenter l’opposé des « vins nature » : mécanisation importante, produits œnologiques à tout-va, … Cependant nombreuses sont ces AOC qui abritent vins de supermarchés et « vins nature ». Les vignerons sont assez proches en termes socio-économiques, mais s’opposent souvent sur des questions plus idéologiques. Il me semble que proportionnellement, les « vins nature » sont plus présents dans les AOC des petits vignobles (le Jura) que dans les grands (Bordeaux, Bourgogne), mais là encore, il s’agit d’une impression personnelle, car les études manquent. En visitant les caves de « vins nature », on observe une très faible proportion de vins de Bordeaux particulièrement, à l’opposé de ce que l’on trouve en grande surface ou au restaurant. De plus, il paraît plus logique économiquement de faire du « nature » dans une petite appellation (Fiefs vendéens, Côtes roannaises par exemple) qui ne permet pas de s’exporter, que dans une appellation qui se vend bien sans mention « nature » comme l’AOC Bourgogne. C’est sur cette impression qu’une nouvelle géographie des vignobles pourrait se faire, où les AOC du Jura, de la Savoie, … prendraient de l’importance.

Les vins sans appellation, deux extrêmes

Beaucoup de « vins nature » n’entrent pas dans le jeu des appellations, tout comme certaines piquettes en « cubi » (abréviation de cubiténaire). C’est moins de 5 % des vignobles en France. D’abord marginaux car considérés comme de qualité moindre, ces « vins de France » (anciennement « vins de table ») doivent être observés de près par le consommateur de « vins nature ». En effet, si la carte des vins d’un bon restaurant présente de tels vins, il y a de grandes chances de découvrir des produits originaux. Les producteurs de « vins nature » sont parfois rejetés par l’AOC pour leurs pratiques non conventionnelles, ou se retirent parfois de leur plein gré. Une opposition idéologique ou simplement pratique (obtenir l’AOC signifier payer et remplir de nombreux papiers administratifs) existe contre l’AOC comme c’est le cas pour le vigneron interviewé par France Inter (voir note 4) ou pour la quasi-totalité des vignerons du Salon des vins S.AI.N.S. qui a lieu chaque année (j’ai pu expérimenter celui d’avril 2015). On trouve donc de tout dans les vins sans appellation, du vin pour la consommation personnelle ou locale, des vins uniques et qualitatifs, de la piquette à écouler par hectolitres…

Le « vin nature » est plus une idée du vin qu’une étiquette. L’analyse géographique apporte des informations à l’échelle d’un vignoble comme à l’échelle d’un marché mondial. Il semble nécessaire d’étudier de plus près les conséquences de ce nouveau marché pour mettre à jour la géographie des vignobles en France en croisant différentes approches de cette science sociale. On peut comparer le cas des « vins nature » à la craft beer (bière artisanale) et plus généralement aux questions autour de la singularité des produits alimentaires, qui ne se réduit pas qu’aux produits de luxe16. C’est aussi un appel à la dégustation et à la curiosité d’un vin qui ne se veut pas meilleur17, mais qui renouvelle nos idées sur le goût des vins de chaque région, cépage, …comme les Cafés géo ont pu le constater à la Cave d’Ivry !

A la bonne vôtre !

Yohan Lafragette

Notes :

1 : http://www.lesvinsnaturels.org/category/L-association/Engagement

2 : http://vins-sains.org/

3 : http://fr.morethanorganic.com/definition-du-vin-nature

4 : http://www.franceinter.fr/player/reecouter?play=779918

5 : Que Choisir ?, sept 2013, cité ici : http://cafe-geo.net/les-defis-de-la-viticulture-francaise-le-vin-cherche-ses-marques/

6 : Voir de J. Nossiter : Mondovino, 2004, et Résistance Naturelle, 2014

7 : Interview (op cit.) : http://www.franceinter.fr/player/reecouter?play=779918

Films (op cit.) : J. Nossiter, Mondovino, 2004, et Résistance Naturelle, 2014

Bande dessinée : Etienne Davodeau, Les Ignorants, 2011

8 : Mémoire de Quentin Blum, 2013, non publié

9 : http://www.morethanorganic.com/

10 : http://www.lacavedespapilles.com/

11 : www.itab.asso.fr/downloads/programmes/summary-consummer-fr.pdf

12 : Mémoire de l’auteur, 2013, non-publié, disponible sur demande

13 : Voir la série de J. Nossiter Mondovino, 2006, épisode 2 avec H. de Montille et A. de Villaine

14 : www.paris-sorbonne.fr/IMG/pdf/ICHIKAWA_Position.pdf

15 : http://blogs.rue89.nouvelobs.com/no-wine-is-innocent/2014/11/12/de-staline-lidl-dix-anecdotes-delirantes-ou-edifiantes-autour-du-vin-233779

16 : Voir la thèse de V. Marcilhac http://www.theses.fr/2011PA040203

17:http://www.berthomeau.com/article-la-guerre-du-vrai-gout-est-declaree-l-art-et-la-maniere-des-naturistes-de-faire-un-bras-d-honn-120968735.html