L’intimité de la rivière de Philippe Le Guillou, petit livre paru en 2011, file la métaphore de la remontée d’une rivière (modeste) pour évoquer la plénitude de l’enfance, la superposition des souvenirs et la naissance d’une vocation d’écrivain tandis qu’une imprégnation paysagère constante sous-tend une véritable initiation géographique.

Avec L’intimité de la rivière, Philippe Le Guillou se réapproprie les lieux de son enfance bretonne à travers une promenade-rêverie qui célèbre les sortilèges d’un territoire-monde propice à l’enchantement. Ce court récit – moins de cent  pages – reprend le thème d’un roman précédent, Les marées du Faou, écrit dix ans auparavant, qui lui aussi met en scène un narrateur arrivé à l’âge de maturité et revisitant les lieux de son enfance. L’intimité de la rivière apparaît comme un écho de ce roman, plus intime, ayant perdu toute visée sociologique, pour se consacrer uniquement à l’écrivain-promeneur immergé dans la nature qui a éveillé sa vocation d’écriture. Cette réplique épurée correspond sans doute à la nécessité irrépressible d’un retour aux sources, d’une plongée dans l’environnement spatio-temporel fondateur d’une existence. Profondément inscrit dans l’espace, ce récit relève d’un véritable exercice d’ « autobio-géographie » pour reprendre le mot de Michel Collot.

Le village du Faou au fond de la ria avec son église et son pont

Le village du Faou au fond de la ria avec son église et son pont

L’intimité de la rivière est une œuvre éminemment géographique, autrement dit très imprégnée d’espace, qui permet au géographe d’en proposer une lecture éclairante sur plusieurs points.

Ce récit rend compte d’un espace bien réel, un canton finistérien entre rade de Brest et Monts d’Arrée. Les noms propres parsemés tout au long du livre situent précisément les lieux : noms de villes, de hameaux, de forêts, de rivières, d’îles, d’abbayes et d’églises, de ponts et de quais, de villas et de lavoirs… Ces noms ne sont pas choisis pour leur seule fonction topologique, leurs sonorités participent à l’évocation poétique  du mémorial breton de l’auteur : « Tremenic : le nom aux sonorités presque rieuses », « Rumengol, dont le nom résonne d’échos rieurs et bizarres – un nom de lieu, puissant, élémentaire, enté sur la rudesse du sol et le substrat mythique ». Dès la première page, le nom « Ar Faou », qui désigne à la fois la rivière et le bourg natal traversé par celle-ci, est relié à un « étymon magique » révélant « l’être aquatique (qui) surgit du hêtre merveilleux ». La page suivante évoque les deux rivières de l’Elorn et de l’Aulne « dont le mystère et la beauté des noms alertent l’attention de qui a l’oreille sensible à ce que Proust appelait les « noms de pays ». A côté des noms propres, tout un vocabulaire géographique est mobilisé pour décrire le territoire breton de l’enfance. La plupart de ces mots sont bien connus : prairies, prés salés, bocage, confluent, marées, méandres, paluds… mais certains le sont moins comme « ria ». Le lecteur doit alors faire l’effort de relier ce terme à son évocation plus tardive dans le livre pour imaginer l’estuaire d’un petit fleuve côtier de la rade de Brest régulièrement envahi par les marées. Les emprunts à la géographie physique permettent de citer les noms des roches (« le granit du trottoir », « le schiste du déversoir ») et même les noms des formations géomorphologiques (« l’une des arêtes hercyniennes qui forment l’ossature de la vieille Armorique »).

Arpentant ses terres bretonnes, l’auteur révèle un véritable regard géographique, c’est-à-dire une certaine manière d’appréhender l’espace. Flânant le long de la rivière, interrogeant ses souvenirs, l’écrivain-promeneur s’attarde sur les hauteurs de Rumengol, « balcon boisé entre la rade et la forêt », où l’on ressent toute la rusticité  « d’un peuple de paysans ». L’œil panoramique analyse la composition du paysage, repère les différents espaces de vie. Un écrivain-géographe comme Julien Gracq n’hésite pas à affirmer son attirance pour les points hauts et son intérêt pour les vastes paysages contemplés depuis un promontoire ou un belvédère. Selon lui, il existe deux catégories d’écrivain en ce qui concerne les impressions visuelles : « Il y a ceux qui sont myopes et il y a ceux qui sont presbytes. Je ne crois pas que l’on puisse avoir les deux capacités à la fois ».

Dans L’intimité de la rivière, Philippe Le Guillou utilise aussi le raisonnement multi-scalaire cher aux géographes, de façon sans doute inconsciente. Il décrit la situation de son bourg natal, Le Faou, en insistant sur la position d’estuaire d’une petite rivière au fond de la rade de Brest, c’est l’échelle locale. Mais quand il évoque la voie rapide construite dans les années soixante-dix, il change d’échelle d’observation en montrant l’amélioration des liaisons entre Le Faou et les grandes villes finistériennes, Brest et Quimper. Et c’est un niveau d’échelle supra-régional  qui est sollicité pour expliquer l’organisation du travail saisonnier de la conserverie locale, aujourd’hui fermée, avec l’approvisionnement en provenance de Dieppe.

Le bourg du Faou dans son environnement géographique

Le bourg du Faou dans son environnement géographique

Privilégiant la recherche de l’intimité (le mot est cité à de nombreuses reprises), sans vouloir décrire la sociologie d’un monde aujourd’hui disparu, le récit est malgré tout sensible aux transformations spatiales d’un petit morceau de Bretagne, pourtant moins affecté que d’autres par la modernité. Par petites touches paysagères, l’auteur constate un certain nombre de changements significatifs : l’amélioration de l’accessibilité avec le nouveau pont de Térénez enjambant la ria de l’Aulne, le bouleversement des activités urbaines avec la disparition de l’activité portuaire et industrielle, le remembrement des années soixante modifiant le parcellaire bocager même si le « dépeçage paysager » a davantage sévi dans d’autres contrées voisines. Néanmoins, l’auteur écrit : « Il suffit que je revienne au Faou… et le génie des lieux ravive aussitôt les sortilèges d’un monde qui continue de vivre, fidèle aux mythes, aux rites, loin des atteintes d’une modernité ravageuse ». Pourquoi ce décalage entre la réalité mouvante et le ressenti d’un espace, fidèle aux souvenirs de l’enfance ? En fait, le récit transforme l’espace réel pour construire son propre espace qui est celui de l’imaginaire et de l’écriture, cet espace est une mosaïque de lieux que l’on parcourt. Le lecteur-géographe le relie à sa connaissance de la richesse sémantique du  terme « lieu » et du concept géographique d’ « espace vécu ». Le lieu tout d’abord. C’est un point singulier de l’espace géographique. Dans « Les mots de la géographie », il est dit qu’il présente des caractéristiques naturelles perçues,  qu’il a éventuellement des habitants ou des habitués, qu’il a des fonctions dans l’organisation de la société, qu’enfin il a des valeurs qui changent selon les personnes et les moments. « C’est par tout cet ensemble de qualités qu’il vaut d’être lieu ». L’auteur de la notice ajoute que « la perception de ces qualités est mobile et différenciée ». L’autochtone par exemple démultiplie les lieux dont il est l’usager, en y saisissant des différences imperceptibles aux autres. Le géographe ne peut assumer toutes les représentations individuelles des lieux, il lui faut savoir pourtant quelque chose d’elles. Ce « quelque chose » explique qu’un géographe comme Armand Frémont ait élaboré dans les années 1970 le concept d’ « espace vécu ». Ce concept souligne que les hommes ne sont pas guidés par les seuls besoins économiques de subsistance ou la nécessaire adaptation à leur milieu, je cite Armand Frémont : « ils ont leur espace qu’ils s’approprient, avec leurs parcours, leurs perceptions, leurs représentations, leurs signes, leurs pulsions et leurs passions ». C’est bien pour cela que la notion d’espace vécu réconcilie la géographie et l’art, la littérature étant  apte à dévoiler de façon remarquable perceptions et représentations. Mais n’existe-t-il pas des limites, voire des risques au traitement  « géographique » de la littérature et tout particulièrement du roman ? Encore une fois, je cite longuement Armand Frémont : « Les géographes se sont longtemps contentés du roman régionaliste ou ruraliste ou fortement réaliste. Fausse piste, me semble-t-il, car l’espace et la société qui y vit sont l’objet même du récit, sans autre fard, et la géographie risque de n’y trouver, en plus léger ou en mieux dit, que ce qu’elle connaît déjà. Le roman qui n’a pas l’espace comme thème central mais qui ne l’ignore pas apporte finalement plus parce qu’il permet de découvrir les lieux dans une vie et dans une écriture sous les ambitions beaucoup plus hautes de la littérature, parce qu’ainsi la géographie se trouve remise à sa place qui n’est pas toujours la première : « Madame Bovary »,exemplaire, parce qu’il s’agit d’une œuvre qui dépasse, et de loin, la géographie, mais que celle-ci peut y trouver ainsi plus que ce qu’elle est ordinairement. Mais où s’arrêter dans l’analyse ? Sur ce chemin, le géographe rencontre le critique littéraire et éventuellement une seconde tentation : se mettre à la place de l’autre spécialiste, se faire critique et exégète de l’œuvre dans son ensemble… et oublier un peu qu’il est lui-même géographe. Sans rien ignorer de l’apport critique, en appréciant l’œuvre dans sa globalité et son épaisseur, mieux vaut rester les pieds sur nos espaces de vie, nos villes et nos villages, nos pays et nos régions, nos réseaux et nos attaches, nos rivières et nos falaises, et les décrypter en les comprenant dans l’œuvre offerte » (Aimez-vous la géographie ?, 2005).

Pour en revenir à L’identité de la rivière, les territoires de l’enfance revisités par l’auteur se confrontent aux mêmes lieux tels qu’ils persistent dans son souvenir  mais aussi aux lieux transfigurés par les récits d’autrefois des deux grands-pères puisant dans les événements de leurs vies ou dans les légendes transmises et souvent déformées. Ainsi, une structure en miroirs, faite de correspondances emboîtées de lieux et de temps, aboutit à des territoires différemment perçus : certains étant recherchés, d’autres, au contraire, étant subis voire ignorés. Se promenant aujourd’hui dans la forêt du Cranou, le narrateur se souvient des promenades du dimanche avec sa famille, du spectacle de la rivière au milieu d’ « un jardin constellé de fleurs sauvages », mais aussi des récits de son grand-père paternel, « peuplés de bêtes cruelles qui s’en prenaient aux pauvres errants des bois ». Lieux actuels et du passé, lieux de la mémoire et des légendes, les lieux, les territoires, sont des êtres avec lesquels on vit.

Près des sources de la rivière du Faou

Près des sources de la rivière du Faou

Il existe encore d’autres aspects du livre de Philippe Le Guillou qu’un regard géographique peut mettre en valeur. J’en citerai trois.

En premier lieu, les liens entre l’homme et l’environnement. Les promenades du narrateur favorisent la symbiose avec la nature. Dans  Pourquoi la littérature respire mal  paru en 1961, Gracq évoquait « le sentiment perdu d’une sève humaine accordée en profondeur, aux saisons, aux rythmes de la planète, sève qui nous irrigue et nous recharge de vitalité et par laquelle (…) nous communiquons entre nous ». Dans L’identité de la rivière, l’auteur utilise des titres de livres comme Le chant du monde (de Jean Giono) ou Le sentiment géographique (de Michel Chaillou) pour rendre compte de la beauté des lieux revisités et  de leur puissance d’envoûtement. Il s’agit d’une célébration panique de la Terre et de ses éléments, de l’évocation d’un imaginaire élémentaire associé à la nature. Le géographe ne peut être que sensible à ce sentiment primitif du lien entre l’homme et son milieu, thématique majeure de sa discipline. Cet appel des spectacles de la Terre engendre des réactions affectives : l’auteur qualifie la ria de « paysage trop ouvert », soumis à la domination maritime et à la circulation du vent, il préfère « la forêt, la remontée vers les sources improbables, l’intimité des terres ».

Un second aspect se rapporte à la métaphore géographique du récit. Celui-ci est construit  sur la remontée d’une rivière comme le font Gracq dans Les eaux étroites, Proust avec la Vivonne ou encore Huysmans avec la Bièvre. Ce parcours géographique tient à la fois de la remontée mémorielle et du rituel initiatique. Pour Philippe Le Guillou, la remontée mémorielle suit un itinéraire précis, de l’aval à l’amont, du bas vers le haut, de la mer vers la forêt, du connu (le bourg natal) vers le lointain, le mystérieux, la rêverie, là où sont les sources cachées de la rivière, métaphore de l’espace difficilement accessible, de l’émergence précoce mais complexe de la vocation de l’écriture. Déjà à l’époque de ses études littéraires à Rennes, l’auteur associait la tentative/tentation de remontée proustienne de la Vivonne à ses propres images enfantines de sa Vivonne bretonne, jugée « plus mystérieuse que le ruisseau d’Illiers parce que liée à Richelieu, à la forêt, à son peuple de bûcherons, de charbonniers, de sabotiers et de chasseurs de loups ». Quelques stations ou lieux emblématiques jalonnent le « chemin d’eau élu de l’enfance » comme l’écrit Gracq dans Les eaux étroites. La première station, ou plutôt le point de départ, est bien sûr le village natal du Faou avec son port, son église et son baptistère de pierre ocre, sa conserverie aujourd’hui fermée et son pont au-dessus de la rivière. Plus en amont, le lavoir de Tremenic et le lavoir, plus loin encore, le pont de bois près du moulin, et enfin, étape importante, le sanctuaire de Rumengol perché sur sa butte. Rumengol représente une station essentielle de la géographie de l’enfance du fait de sa position de poste des confins boisés et de sa fonction créatrice d’émotions religieuses. Là commence la forêt qui cache les « nervures aquatiques » des sources de la rivière.

Un troisième aspect géographique du récit mérite d’être souligné : la représentation cartographique du territoire de l’enfance avec  ses hauts lieux. Page 56, l’écrivain-promeneur se dit « arpenteur et cartographe ». Page 80, il écrit : « Sur la carte que j’ai observée l’autre soir avec une attention d’enfant – les couleurs, les noms, les indications diverses ayant toujours éveillé en moi une attitude proche de l’hébétude -, la rivière du Faou passé le pont Rouge devient bien « ruisseau du pont Rouge », lequel descend à l’évidence, de ces hauteurs ventées et pelées ». La carte, outil par excellence du géographe, donne du sens aux lieux de l’enfance. Sur le site Internet de la commune du Faou, la carte du territoire communal représente l’espace vécu d’une petite collectivité humaine du Finistère organisé autour de deux pôles, le bourg à l’embouchure et l’église à 3 km sur les hauteurs. La carte montre clairement un territoire étiré d’ouest en est, de la mer à la forêt, avec la rivière comme axe directeur de la vie locale.  Reprenant le titre d’un livre de Jean- Loup Trassard, l’auteur écrit que la rivière  a tout d’ « un cours d’eau peu considérable » (comme on le voit dans la réalité ou sur la carte) mais il n’a cessé de montrer tout au long de son récit qu’elle incarne le génie des lieux qui ravive le monde de l’enfance, un monde éternellement présent.

 

NB : Il existe une version raccourcie de ce texte qui a paru dans le numéro 1547 de la revue La Géographie (octobre-novembre-décembre 2012) sous le titre « L’intimité de la rivière de Philippe Le Guillou ».

Daniel Oster